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Eugène Leroy au cœur de sa métaphysique de peintre

21/10/2017

Il suffit de quelques œuvres d’Eugène Leroy pour s’émerveiller d’une culture hautement picturale…

Il suffit de quelques œuvres d’Eugène Leroy, même de dimensions modestes, comme par exemple celles que le Studiolo Galerie de France présente actuellement, pour s’émerveiller d’une culture hautement picturale. Il faut peu d’œuvres d’Eugène Leroy pour comprendre ce que le sublime peut être, en quoi le dépassement peut l’incarner jusqu’à l’immesurable. Il suffit de quelques œuvres d’Eugène Leroy pour concevoir par quel élargissement de soi, le sens de peindre peut autant s’éprouver comme l’aporie d’une sidération qu’un trouble peut faire sens d’un sentiment d’incompréhension créatif.

L’exposition entend d’abord montrer l’évidence inoubliable d’une pratique originale. Le travail du peintre est par ailleurs introduit au moyen d’une sorte de tautologie et comme un paradigme : « Allez au paysage…le contact avec la nature était assez, comment dirais-je ? matraquant »1. Tout semble tenir aussi en ce peu de mots simples ou d’idées sobres par quoi Leroy pouvait exprimer de façon exemplaire que peindre engage une recherche potentiellement inscrite par un effet d’annonce aussi conceptuel qu’aventureux. 

Dans l’exposition, comme une sorte de préface, comme un réel aparté, comme des notes éparses ou juste les traces d’un journal intime, quelques photographies du peintre. Leur choix, ou leurs convergences avec les œuvres exposées, recréent en marge des peintures une sorte de quiétude d’atelier naturel. Une de ces images montre le peintre entièrement nu dans la nature, sans apprêt ni façon, libre dans son jardin. Ce témoignage en rappelle un autre, différent par la forme mais proche sur le fond. Il s’agit de Claude Monet se faisant lui aussi photographier dans son jardin de Giverny comme s’il pouvait s’agir de son atelier, comme débarrassé de toute préoccupation extérieure à son projet pictural, juste rassemblé autour de lui-même, entièrement peintre, déjà dans cet océan sensible de matière picturale où l’essentiel de son œuvre aboutie s’est finalement imprégnée pour le marquer historiquement. On peine à l’en extraire visuellement, à discerner l’homme d’un univers qui semble presque l’avoir créé. Impossible de l’en décharner. Retour à l’exposition, je regarde les autres vues, également naturelles, presque idéalement confuses. Les toiles exposées, l’aura des photographies d’Eugène Leroy, et par rémanence celles de Monet, me font ressentir leurs deux recherches comme des mondes intérieurs exposés sans histoire ni analogie apparente ou directe. L’essentiel de l’expression est en ce sens purement pictural, et, suivant cette perspective, la peinture vs son art, consiste dans l’usage de puissances acquises du peintre à faire partager des forces d’imprégnation en tensions entre le peintre et le spectateur. L’impossibilité de contenir les tableaux et les singularités rapprochées des deux artistes m’expliquent ensemble leur volonté tout aussi convenue de ne leur assigner aucune limite excepté ce qui est matériel, de les traiter davantage comme des émanations que comme des documents. Un cadre aurait risqué leur désincarnation, versus leur désintégration.

L’extrême engagement d’Eugène Leroy complexifie en écho l’idée d’être artiste. Que cherche le peintre nu ? Qu’est ce c’est que ces tableaux qui donnent le sentiment d’être à la fois des détails et des extraits ? A quoi prétend le peintre lorsqu’il les livre à mis chemin entre des bas-reliefs et des peintures, avec une surface, du moins une étendue pensée aussi « légèrement » qu’improbablement balisée ? Que sont ces compositions foutoiresques, en apparence plus pétries qu’architecturées ? Qu’est ce que l’artiste croit avoir livré aux spectateurs ? Monet travaillait vite, fiévreusement ; Leroy reconnaissait revenir périodi-quement sur un tableau durant des années. Mais on ne distingue quasiment rien d’effectif, les tableaux se réduisent la  plupart du temps aux seules variations chromatiques d’un champ visuel où ne sont perceptibles que les gestes apparemment désordonnés de dépôt de peinture. A la fois brutes de décoffrage et d’une plasticité aussi également imaginaire que paresseusement académique, les peintures sourdent en conséquence de densités picturales toujours plus inqualifiables, toujours plus inouïes. Bien que titrées « paysages », leur composition purement picturale n’offre aucune alternative iconique qualifiée. Aucune concession pour les codes habituels dans le genre « peinture de paysage » (pas de toiles horizontales notamment), pas de point de vue précis ni de tracé perspectif, pas de nature descriptible, ni même échantillonnée, aucune anecdote ; si des présences sont signalées, ce ne sont que des zones, des silhouettes (très) vaguement allusives, vaguement contextuelles ; pour un peu, on jugerait à contrario possible d’évoquer une absence devant le sujet : « Tout ce que j’ai essayé de faire en peinture, c’est d’arriver à une espèce d’absence, pour que la peinture soit totalement elle-même »1. Ou l’inverse, dans quelques rapprochements opportuns et quelques éventuels rappels d’autres œuvres ou d’autres peintres retenus, voire quelque reconstitution approximative à travers une harmonie sectorielle ou dans l’apparence générale d’une lignée. Partout, la recherche du peintre n’est engagée qu’« à maxima » d’un oxymore qu’il construit autour du réalisme et de sa peinture effective, en les rendant tous les deux hypothétiques et dépendants, dans des aventures chaque fois totales avec l’imaginaire d’un univers. 

J’ignore en définitive ce qui me fascine dans ce travail, ce pourquoi je ne me l’explique que par un rêve personnel et une approche aveugle du peintre. Eugène Leroy reconnaît par ailleurs vouloir « toucher la peinture » 2, il réfute l’apport dialectique d’une peinture analytique « Parler de Dieu pour dire qu’il existe, comment il existe, ses attributs et tout ça : c’est tuer la religion »3 Mais tout son travail instille implicitement la nécessité d’un chemin. Le peintre ne s’est-il pas un jour lui-même exposé à une perception en priorité métaphysique de son travail?

Notes :

1, 2, 3 : Eugène Leroy, peinture, lentille du monde. In « De la matière et de sa clarté », Entetien avec Irmeline Lebeer, ed. Lebr Hossmann, Bruxelles 1973