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« Esthétique de la rage » au Centre d’arts contemporains Aponia

17/11/2017

Quand une exposition sur l’esthétique de la rage et la rage des artistes mérite d’être (mieux) imaginée.

Esthétique de la rage. Magnifique appel à reconsidérer la création artistique à l’aune de cette perspective où se mêlent à la fois des aspects humains et des oppositions sociales. Enorme espoir d’en découvrir aussi de nouvelles, de mesurer si une plasticité de la rage existe et sous quelle forme, au-delà des conventions expressives notamment. La rage est-elle un sujet ou un vecteur de création artistique ? Ou les deux ? Aucun ? Qu’est ce qui la remplace alors ?

Bien que de dimension restreinte, en ne s’en tenant qu’à une dimension revendicative et une opposition sociale, l’exposition qui se tient depuis peu au Centre d’arts contemporains Aponia sur une suggestion indépendante est décevante, non pas parce que le sujet serait inintelligent (il a en partie été « artistiquement » abordé par le passé, sous couvert d’expositions historiques). Sur ce coup là, c’est rageant rageant d’être déçu devant des d’œuvres plastiquement insuffisantes et inexpressives, au mieux, incongrues et illisibles dans le contexte et les perspectives d'un thème aussi passpionnant. Et pour parfaire l’incompréhension, l’accrochage soigné, d’une sagesse convenue semble hors cadre. De sorte qu’on peine à percevoir le moindre emportement et le moindre élan dont la rage porte naturellement et intuitivement les signes incontrôlés.

L’histoire atteste certes d’épisodes à juste raison rageurs. En soi, l’illustration « contestataire » de la Rage n’est pas en cause. Ce sont des mouvements d’expressions individuelles et collectives contre des faits et des injustices, contre la misère sociale et politique, c’est l’urgence du « Grand soir », la violence émaillée de débordements aussi humains qu’explicitement sauvages pour des objectifs de vie autre. On comprend qu’il y a là matière à relire ou refonder l’origine ambitieuse et émouvante de créations artistiques pas calmes. En 1968, un enragé1 a simplement écrit « Vite »1 sur un mur.

La rage est d’abord une maladie conventionnellement identifiée, un mal dont la figure allégorique est celle d’un chien menaçant, apeuré et agressif, la bestialité grimaçante d’un regard exorbité et les crocs baveux. C’est aussi encore et surtout un puits au fond duquel résonnent des échos de passion et de fièvre sans réserves, d’emportement et de frénésie, voire de furie ou de folie ingouvernable. L’excès porte partout son empreinte en même temps que son passage, partout où sous couvert de diverses manifestations absolues, une incontrôlable sortie émotionnelle le guide et le justifie. On devine alors une plasticité puissante, essentiellement gestuelle et à l’emporte pièce, des hurlements à la place d’un rêve dormant et aussi, comme un oxymore, l’écrasant silence qui suit un ravage cataclysmique. La violence préméditée cède devant la froideur glaciale, la radicalité d’un non indiscuté vaut contre toute nuance, rejette le moindre temps devenu ancien. La rage est le cri de la douleur même. Imaginez une création sans « Non ! »… « Vite » est un hurlement embrasé de vie.

On subodore qu’une exposition sur un tel sujet ne peut qu’engager des œuvres où tout subjugue, dont les sujets et les illustrations touchent au sublime tant la démesure y prend justement corps. On s’attend à en prendre plein la vue, on vient « pour ! » d’ailleurs ; l’objectif est de sortir ébahi, submergé, incrédule face à des engagements où l’expressif rugit, fulmine d’impatience et aboie d’autant, gueule, crache, cogne, renverse, explose, s’enthousiasme bruyamment. On vient assister à des tempêtes d’opéra, des déferlements silencieux et impressionnants de mots et d’idées intempérantes, à des déflagrations de désirs impératifs. On vient comprendre la vie luxueuse de houles voraces, on demande à traverser une fournaise orgiaque dans une débauche éclosante. On veut entendre aussi discrètement que de façon déclarative se déchaîner des passions amoureuses, des émotions d’apocalypse, penser bruyamment à mal, penser pareillement à bien, à « vite » faire passionnément violence de tout. Entendre son âme se muer en orage, incarner sa propre explosion sensorielle. Faire d’une tempête le plus beau des paysages. Exister et faire durer indéfiniment ce temps là.

Au lieu d’être subjugués, on est rabattu, assagi : l’exposition manque de fond et d’expérience, se tient dans l’approche superficielle. Sur les quatorze artistes retenus, seules les œuvres d’une petite moitié d’entre eux ouvrent le thème de la rage et fonctionnent sur une création plastique avérée dans un champ esthétique élargi et audible. Des images de chiens d’attaque gueule ouverte, avantageusement agrandis à taille humaine, des peintures sombres d’autres chiens fiévreusement brossées illustrent efficacement des points de vues directs et suggestifs, un pistolet rageusement « saucissonné » de fils électriques et de textiles noirs et blancs sublime avec hargne la patience du retard d’un passage à l’acte, une photographie habilement improvisée de Claude Lévèque nous replonge dans la rage « no future » punk. Un ensemble de poupées Barbie partiellement « incendiées » fustigent agressivement l’idée d’un modèle unique d’existence.

Sur le sol, la maquette d’un avion furtif reconstitué au moment de son décollage par Julie Dalmon tente un rapprochement entre rage et intention politique dans une mise en scène aux accents journalistiques. Le reste bat la confusion. Des réassorts duchampiens s’épuisent en montages stériles. Des productions « d’art brut » sont élevées au rang de créations réflexives sans analyse historique ou formelle, jusqu’au fourbi. On sombre presque avec l’hors propos des dessins intimistes de la dessinatrice Odonchimeg Davaadorj et une céramique somptueuse d’onirisme de Marlène Mocquet. Quelle rage illustrent t’ils ? De quelles intériorités et quelles fulminations sortent les profusions de formes ostensiblement débordantes de couleurs qui hybrident l’art de Marlène Mocquet ? Son œuvre ordonne avec sagacité bien trop de mystères charriés pour que les torrents d’images dont elle use puissent être perçus comme des remous incontrôlés.

Je le redis, l’idée d’un retour sur la Rage dans l’expression plastique est en soi intéressante. Une grande exposition sur l’esthétique de la rage et la rage des artistes peut la prolonger et être imaginée en ce sens. Avec plus de culture. Je l’entrevois à la hauteur d’une manifestation comparable à quelques grandes expositions du Centre Pompidou (« Paris New York, Paris Moscou, Son et lumière… »), voir « Mélancolie » au Grand Palais.

Ceci est un appel.

1- Les « Enragés » est le nom d'un groupe d'agitateurs créé en février 1968. Il participa à la contestation révolu-tionnaire à la faculté de Nanterre puis à Paris au cours de Mai 68. Influencés par l'Internationale situationniste dont ils contribuèrent à disséminer les idées au sein de l'Université et avec qui ils se fédérèrent le 14 mai 1968  pour créer le comité Enragés-Internationale situationniste. Le dessinateur Siné, épaulé par Jean-Jacques Pauvert, lance simultanément le journal satirique L’Enragé, avec un G en forme de faucille et de marteau. (Edition Wikipédia). Guy Debord a justement fait l'éloge de la rage de vivre de l'auteur intelligemment anonyme de ce "graffiti" dans une publication de l'Internationnale Situationniste.