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La rétrospective mémorable de Christian Boltanski au Centre Pompidou

08/01/2020

Dans chaque salle, l’illustration d’un thème différent et allusivement mémoriel paraît s’iconiser dans une installation in situ aussi énigmatique qu’extraordinairement imagée…

              Mettant à profit la rétrospective de son travail depuis quarante ans, Christian Boltanski a fait des salles du Centre Pompidou le support d’une nouvelle installation originale. C’est pour lui semble t-il l’occasion d’instaurer aussi une perspective du temps plus métaphysique que plastique dans l’ensemble de ses œuvres. Compte tenu que sa pratique formelle de l’installation in situ est en ce sens un référent toujours fort de sa pratique artistique, on est tenté de songer qu’en intitulant cette rétrospective « Faire son temps », Christian Boltanski clôt l’objet de sa production passée et qu’en même temps, il l’oriente dans une nouvelle phase pour lui réassigner subtilement un autre horizon.

 

          L’exposition se déploie en salles et lieux dédiés à l’illustration d’un fil déroulé par le rappel d’évènements et d’installations aux thèmes purement mémoriels, sans jamais être ni un parcours fermé ni la réunion d’œuvres simplement datées. Guidé par le quasi logo d’une lampe suspendue au-dessus des installations comme la lampe vacillante de Guernica, l’artiste formalise par ailleurs des thèmes où cheminent autant l’insolubilité des idées que celle du souvenir potentiellement imprécis des faits. On conçoit ainsi en passant d’une œuvre à l’autre que, petit à petit, l’artiste s’ingénie à contourner toute référence à l’histoire pour ne se poser que sur la marque d’instants de vie. Au drame hurlant et espérant de la lampe peinte par Picasso au centre de Guernica, Boltanski oppose l’histoire lourdement silencieuse de mondes d’ombres. Qu’un fait mémoriel prenne le dessus, il le recadre dans un tiroir ou une boîte, le temps de regrouper des moments de vies apparemment sans histoire. Que la nostalgie s’incruste subrepticement et brouille pour partie des émotions, il y remédie par l’ironie et l’humour d’un théâtre illusoire : des figures riantes ou/et clownesques sont à cause de cela fréquentes dans son travail. Comme les balancements d’un pendule peuvent évoquer des changements de visages, Boltanski a imaginé à ses débuts des collections d’objets anodins, en reconstituant  par la suite de manière allusive des chapitres de vies inconnues pour signifier « comme on peut » des liens supposés ou directs entre de faits éparpillées par des enchevêtrements et des racines fabriquées, il réussit à authentifier virtuellement des carrières exhumées par la plasticité de détails fictifs.

 

             Une fois de plus, Boltanski a pris son parti de l’environnement qui lui est proposé pour profiter d’une possibilité de relecture imaginaire de ses débuts comme artiste. Ses manières de réinventer le cours du temps par des retours sur des détails sans importance ou de l’engager dans des rebonds aux accents sentimentaux, appuient le sentiment d’une volonté de dépasser formellement le déroulé formel d’une rétrospective. Pas de cartels sous les œuvres, les salles se succèdent avec l’idée de suivre les lampes. Les œuvres s’enchaînent sans autre indication qu’un guide basique imprimé faisant office de GPS mental. Comme des mirages caverneux, les installations n’ont d’in situ qu’un signe commun avec les pratiques de l’art contemporain en la matière. Elles donnent en fait souvent le sentiment d’avoir en partie été composées comme des tableaux ou comme les cases d’un interminable storyboard. Il est vrai que Boltanski a commencé comme peintre sur de multiples supports. De cette époque il ne reste apparemment rien, ou si peu qu’il n’en parle que comme d’une époque révolue. Dans l’immédiat, Boltanski détourne à toutes occasions les codes du théâtre et de ses décors, la présence ou l’absence de comédiens, la présence du public, seulement induit par la production des œuvres et leur exposition.

Sur le plan de l’expression, le pire du pire traverse cet art que l’oubli taraude sans arrêt et que les détails parfois superflus ou ironiques de l’histoire récente gangrènent ou éventent. Par son histoire familiale et personnelle, il en connaît l’extrémité, les impasses humaines et philosophiques, il sait et fait plus que savoir qu’elles le dépassent aussi de partout, comme la Shoah dépasse de partout l’entendement du souvenir. Confrontée aux faits réels, la mémoire n’a peut-être pas grand sens. Immatériellement, l’esprit de Boltanski continue d’œuvrer à son imagination rétroactive.

 

            Impossible de perdre les fils d’un passé inévitable. Dans chaque salle, l’illustration d’un thème allusivement différent paraît s’iconiser. Chaque installation est en soi aussi énigmatique qu’extraordinairement imagée. Si toutes les installations portent l’empreinte d’une mise en scène, toutes font également songer à un filmogramme. Christian Boltanski, dont la connaissance des pénombres artistiques est fine et cultivée, ne manque pas une occasion d’évoquer au détour d’une présentation ou d’un angle de vue imprévu une scène caractéristique, parfois empreinte d’humour, le tournant d’une tragédie, le clair obscur d’un tableau ou un ensemble de sculptures et parfois une séquence où la lumière tient un rôle essentiel. Dans certaines salles, les œuvres sont à peine discernables de l’environnement général. Parés d’un noir atmosphérique, les visiteurs se font public nocturne. Boltanski croit aux albums et collections d’images, à tout ce qui, devant échapper au vide, bruisse par réaction de murmures, de signes aveugles. Partout, dans d’allusifs tiroirs ou à travers des visages imprimés sur des tulles, des faits retrouvés ou reconstitués ne sont qu’apparemment silencieux. Toujours faite de moyens simples, souvent d’objets de récupération habilement mis en scène et en espace, l’évidence de chaque objet présent claque, force l’impression d’un aperçu, brise toute remarque impromptue. Un filmogramme résume visuellement une séquence ou un passage d’un film par un jeu de signes simples.

 

         Christian Boltanski est un artiste réaliste et un paysagiste attiré par les paysages mentaux et intellectuels. Son travail rejoint en ce sens les constructions architecturales dont la peinture peut être porteuse des points de vue du Romantisme et du Surréalisme, voire de l’illustration. Souvent assez peu travaillés ou transformés, mais constamment détournés de leur usage ordinaire, les éléments qu’il scénarise après les avoir (r)assemblés profitent de sa capacité à rendre audibles les « bricolages » esthétiques de rapprochements formels spectaculaires. La série d’installations intitulées « Autels chases » ou « Reliquaires » sont dans cet esprit particulièrement explicites. De la provenance des objets qui les composent, tout s’y rapporte et fait sens de fusions opportunes. Quasi frontales et baignant dans des éclairages d’ambiances et d’atmosphères à la fois intimistes et nocturnes, chaque œuvre, comme un tableau devant son mur, s’ordonne sur un support globalement plat et apparaît prosaïquement d’avantage comme une peinture en relief que comme une installation in situ. Défaits de leurs référents utilitaires, tous les objets qui lui servent y deviennent des contenants linguistiques ou des vecteurs de sens ; ce faisant, ils font songer au principe d’un embrayeur plastique mettant un épisode en perspective dans l’histoire personnelle de leur auteur.

 

          L’exposition navigue dans le temps ramassé d’histoires d’enfance personnelle sans cesse émouvante et inquiétante. Sans aucune intrigue appuyée, son travail se rapporte quasi exclusivement à sa famille. Malgré les scénettes drôlatiques animées qu’il a produites au début de sa carrière d’artiste, Boltanski invite parallèlement sans insister à des retours compassionnels sur le passé. Sans jugement, chaque œuvre se transforme symboliquement en aventure humaine.

 

           C’est peu dire que Boltanski est à la fois un créateur et un artiste essentiel. C’est aussi insuffisant de considérer cette exposition que comme une histoire d’esthétique. Cette rétrospective est une œuvre manifestement belle par son engagement hors des champs convenus de l’art. Littéralement contemporaine avec l’exposition consacrée à « Francis Bacon à travers ses lectures », les créations artistiques de Christian Boltanski autorisent à faire converger aussi bien des inspirations purement historiques que des partis pris cinématographiques, des productions picturales ou photographiques, des dispositifs d’expositions conceptuelles… A regarder ses œuvres, on croise encore des bandes dessinées, des magazines populaires, on compulse des albums d’images d’information ou des photos de famille, on sillonne et on retrouve des cartes de territoires et d’autres formats de productions visuelles et audiovisuelles. On se perd et on refait surface, comme on oublie l’actualité en même temps qu’on trace d’anciennes humanités ou qu’on découvre des ruines.

            A la fin de l’exposition, à l’instant de sortir, on refocalise des vies possibles pendant que, parallèlement au présent, la mémoire « fait son temps ».