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Deux galeries juste avant que ça ferme…

03/04/2021

Notion, illustration et évocation au risque de leur expression plastique…

« En attendant Guiffrey »1 Reprise galerie ETC

            René Guiffrey réalise des objets artistiques en verre qui ont l’apparence de tableaux, de sculptures ou d’installations dans l’espace public. Le sujet déclaré est le Blanc : quand il est abstrait et s’entend comme notion, quand il apparaît sous l’aspect d’une surface monochrome ou quand il s’illustre par la métonymie d’un code associé à la nature d’un matériau. Dans tous les cas, le « sujet » est mis en scène dans des superpositions/assemblages d’importance variée de couches de peinture et de plaques de verres « blancs » vs transparents et incolores selon la terminologie industrielle.    

           Les compositions sont toutes géométriques, quadrangulaires voire souvent carrées. Toujours placée au centre, la surface peinte semble tantôt flotter dans l’espace, tantôt émerger ou surgir d’un fond que reculer ou encore s’évanouir en se dispersant vers les bords. Tout présume ou induit des situations à la fois réelles et en même temps fictives, chaque création semble être un non objet, non peint, un Œuvre allusivement hors du temps et immatériel, incompréhensible ou insaisissable, jusqu’à paraître évidente du seul fait d’être visible. Alors que des impressions subjectives de paysage infini pointent parallèlement quand la silhouette générale de l’œuvre est rectangulaire, ou bien quand le dispositif de l’œuvre reprend les codes visuels du portrait « Hommages au carré » de Joseph Albers, on subodore une jouissance sarcastique de contredire la mort de l’art.      Soutenu par leur abstraction géométrique et une aura de cinétisme provoquée par les reflets des matériaux exclusivement employés, le ciel d’ascétisme, de hiératisme et d’épuration des œuvres focalise l’attention sur les techniques de construction utilisées. La matière picturale traditionnelle étant peu souvent imperceptible en tant que telle, (on peut se risquer à la dire inemployée), et le « faire » déplacé sur l’exécution technologique artisanale des œuvres, la création semble se limiter aux matériaux utilisés vs leur constitution minérale naturelle, leur transparence étant rendue relative par leur masse vs l’épaisseur et la densité  particulière causées par les accumulations des surfaces de verre entre elles. Quelques indications suggérées par Guiffrey confirment et informent sur son programme d’expression, sa volonté d’en découdre ironiquement avec la « sauvagerie » artistique ou les affects d’auteur.2 On songe par rémanence aux débats houleux sur l’égo des artistes autour des années 1970…    

             Le travail de René Guiffrey sur le Blanc est contemporain des recherches entreprises aux USA par Robert Ryman sur la question du Blanc en art. Aussi bien intellectuellement que philosophiquement, chaque artiste « œuvre » sur le thème de son instauration artistique en suivant les suggestions historiques de procédés visuels et d’orientations métaphysiques proches : technique devenue familière du « all over », glorification de la surface vierge de la toile, dématérialisation de l’empreinte humaine, partages de perspectives d’absolu du travail artistique. En éliminant par choix toute trace d’activité sensible au premier degré et de base toute empreinte ou mémoire gestuelle, les deux artistes résument qu’il ne faut regarder, ou du moins ne privilégier que ce qui est fait (voire s’en contenter), et éliminer sinon oublier le pathos. Les démarches de Guiffret ou de Ryman sont plus conceptuelles qu’expressionnistes.     

           Leur proximité s’arrête là, tant leurs propos sur la couleur, leurs suggestions esthétiques et leurs modes particuliers d’expressions visuelles sont sur le fond inconciliables : il n’y a pas de commune mesure entre Guiffrey estimant le « Blanc » comme une lueur, et l’horizon purement pictural que Ryman soutient de son côté : de sorte que, si une volonté arbitraire de simplifier le débat et un radicalisme conceptuel, voire une image de la plasticité teintée d’absolu préexiste de part et d’autre, il est aussi certain que chacun se distingue aussi bien par des arguments plastiques/critiques spécifiques. Sans renvoyer à d’autres artistes intéressés par le même objet de recherche (Les incohérents, Casimir Malevitch, Yves Klein, Piero Manzoni ou Roman Opalka…) et pour des raisons plus conjoncturelles que par choix esthétique, le hiératisme et l’espoir d’une sorte de beauté universelle par la couleur purement blanche abondent paradoxalement dans la sensibilité des pratiques instauratrices séparées de Guiffrey et Ryman.     

             Tous les deux travaillent par séries dans la variation d’un même paradigme créatif autour de la forme aspectuelle de la blancheur. Sans formellement changer de constructions visuelles, les compositions de René Guiffret se révèlent plus « Op-art » qu’architecturales, alors que côté Ryman, les œuvres sont davantage texturales et contextuelles dans leur ensemble. Les  différences de matérialité du travail et de la production sont immédiates.    

            D’une surface lisse monochrome et impersonnelle, la production de René Guiffrey est celle d’un producteur d’œuvres expressément tactiques, priorisant par choix philosophique des techniques anartistiques d’art et une conception purement factuelle de la beauté. Cette pratique fait perdurer une aporie de la plasticité picturale déjà initiée par l’ensemble des pratiques de l’art conceptuel propre à la France comme à l’Europe ou aux USA. Cette pratique reprenait par ailleurs une des conséquences éthiques du Ready-Made. Le refus insensible de la facture artistique ou son intérêt esthétique induit dialectiquement la forme, le style de plasticité choisie des éléments placés et passés sous le regard. En ce sens, la pertinence du verre et l’hypothèse technologique du fabriqué artisanal dans l’œuvre de Guiffrey interrogent. Pas sûr que la plasticité sorte gagnante devant le « fabriqué »…    

          Le point de vue exclusif de l’artiste sur sa démarche ou sur ce qu’il donne à voir au « regardeur » (dixit Marcel Duchamp) devient prioritaire sur l’œuvre dans son trajet. Les moyens de la réalisation importent cependant mécaniquement, de sorte que l’agilité constructive de l’artiste détermine sa création. L’expression plastique du verre change fortement avec sa surface lisse, les reflets inévitablement causés par la lumière ou les variations « réelles » de teintes quand l’épaisseur change. En la circonstance, il est quasiment impossible de faire comme si ces caractéristiques pouvaient être plastiquement éludées ou impensées, et ce d’autant que le matériau brut s’avère plus prégnant que son usage esthétique. Quand Guiffrey entend jouer avec les forces structurantes, visuelles et évocatrices du matériau, et/ou les faire poétiquement dériver, parvient-il à rendre séparables à la fois la technologie et l’esthétique personnelle? Ecartées par la naturalité du verre, les surfaces peintes peinent à s’échantillonner et se nuancer, à (se) nourrir plastiquement des ajouts de plaques en plans multiples. Celles-ci ont parfois la force d’un rideau et la plasticité se voile, s’enfouit ; le verre qui devait libérer du sensible enserre ou cadre avec excès le regard. Aucune construction en verre n’évite, par ailleurs, que l’œuvre évolue vers une structure spatiale animée de reflets seulement cinétiques. Dans la galerie, on remarque souvent plus de montages en verre qu’on est attiré par l’éclat ou la profondeur d’un blanc, et on priorise ça en oubliant qu’ils sont là pour des beautés pas seulement techniques. L’impression qui domine est que malgré les efforts de René Guiffrey pour dépasser ses conditions de production-création, le « truc » du verre fonctionne à perte ou par défaut.  In fine, chaque projet sombre dans un « fabriqué » que Guiffrey pourra éventuellement tenir pour une réussite artistique voire une victoire personnelle. Sa défiance datée de l’œuvre d’art comme les contradictions lacunaires de son indifférence ironique vis à vis du pathos3 y trouvent sans convaincre leur acmé.     

        René Guiffrey ne veut que le Blanc, rien d’autre, surtout pas son « semblant ». Il vise son immanence même, plus que n’importe laquelle de ses images. Pour y parvenir, il faut y concentrer son essence et paradoxalement la scénariser avec agilité : « Blanc » doit devenir un concept quasi métaphysique.2 Guiffrey engage esthétiquement tout cela avec opiniâtreté et une mobilité certaines : « Je répète pour être sûr de ne pas dire toujours la même chose ».4 De ce travail conceptuel à la lettre, on ne doit retenir que l’horizon instaurateur de sa pratique de l’apparence de l’œuvre : prétexte, objet et image confondus et en actions. Dans l’essentiel des œuvres, l’intérêt de chaque élément, le verre notamment, est trop souvent imperceptible comme vue notionnelle du Blanc, pas assez plastique, inaudible et « incolore », au risque de paraître travesti. A propos du Blanc, tout en paraissant se limiter à des codes plus convenus, Robert Ryman me semble à la fois plus radical et plus joueur, pour mieux gagner plastiquement in fine. 

 

1- « Pas se de facture. Facturer est horrible. », « Il faut laisser l’espace tranquille »… L’art vivant n°39 in « En attendant Guiffrey ».

2- « Pas se de facture. Facturer est horrible. », « Il faut laisser l’espace tranquille »… ibid. : L’art vivant n°39.

3- Catalogue François Barré, « René Guiffrey, L’œuvre à blanc » 2016.

4- … optiquement réalisable en mélangeant le rouge, le vert et le bleu dans les proportions maximales en lumière colorée. Effectivement conceptuel et absolu, le blanc irradie une apparence immatérielle.

 

Odonchimeg Davaadorj galerie Backslash    

              Sur les murs et sur le sol, les œuvres s’étendent sans retenue comme des installations impliquent l’in situ pour dire un lieu et un moment ponctuels… Sur ce mur, une cartographie rassemble les éléments d’un rhizome familial, dans l’environnement d’un autre, on évoque des rencontres amoureuses ou sous l’aspect d’un carnet, le commencement d’un songe… Là, on suggère un engagement politique. On remarque partout que des fils relient furtivement des dessins entre eux pour tisser des histoires communes ou individuelles imaginaires.    

           L’esprit général des œuvres est clairement autobiographique, intérieur et onirique. Odonchimeg Davaadorj se racon-te et brode parallèlement des histoires naturelles, des cartographies de filiations, de souvenirs authentiques, inventés et rémanents de sa Mongolie natale. Cette seconde exposition personnelle évoque aussi avec discrétion des douleurs profondes, une révolte assumée : l’actualité n’est pas favorable à la culture mongole.     Comme indiqué, l’art d’Odonchimeg Davaadorj associe réalisme objectif et évocations symboliques dans des œuvres en forme de contes, de collages, d’installations in situ ou de livres d’artiste. Les compositions sont narratives en décrivant ou en silhouettant des personnages, des plantes ou des d’animaux. Elles sont oniriques avec les ajouts de fils, d’espaces ou encore en agissant sur les dimensions et les orientations des œuvres. Il est partout question de nature tantôt vraie et tantôt idyllique, quelques fois rassurante et d’autres fois grave. Dans le détail, le dessin emprunte à la bande dessinée des simplifications formelles : les couleurs, peu nuancées et passées sans effet ni lyrisme, participent d’une atmosphère de poésie illustrée et d’art naïf. Les œuvres sont conçues sans échelle, comme une imagerie polymorphe fonctionne à partir d’une déconstruction et d’un réassemblage libre de ses codes. L’artiste, toujours soucieuse de coller à ses rêves comme on met en pièces une scène de théâtre, en profite pour subvertir les référents et faire interagir sans filet le visible et le lisible.