ZeMonBlog

Pratiques aventurières et aventureuses dans l’envie de peindre

06/09/2021

Partir à l'aventure, peindre en aventurier ou être "occupé"… 

Stéphane Bordarier au musée Fabre et à la galerie ETC    

       L’esthétique bordée de la peinture de Stéphane Bordarier égraine des anomalies hors peinture. Largement inspirées du groupe Supports-Surfaces ou de quelques tenants* de l’abstraction américaine des années 70, ses recherches sous-entendent le paradigme d’un ordre grammairien apparemment contradictoire avec une créativité libre de tout formalisme technique ou expressif.     

           La peinture de Stéphane Bordarier s’appuie sur le pouvoir intrinsèquement sensible de la couleur et de sa surface vs son étendue. Chaque œuvre se compose ainsi du plateau formé par la toile vierge et d’une « flaque » colorée/colorante opaque, abstraite et sans matière affirmée étendue sur le subjectile en débordant aléatoirement ses bords comme si, sa planéité s’avérait incertaine.  Tout ce qui est en même temps particulier à une coloration à travers ses gammes, son éclat, sa prégnance émotionnelle voire l’intitulé d’une teinte arbitraire lui importe. Un motif général initié par la surface formellement abstraite de chaque toile apparaît d’œuvre en œuvre, dépassant par endroit ses limites dans un esprit vaguement color field. Certaines compositions sont quelquefois conçues et assemblées en polyptiques et suggèrent un projet plus illustratif, comme une sorte de fresque décorative, ou présument un ordonnancement intellectuel. Porté par la spécificité d’un système plastique et une esthétique aujourd’hui clairement datée (voire « tardive » au regard des expériences du Bauhaus sinon des protagonistes de Supports-Surfaces, chaque œuvre bute sur la minceur d’engagements poïétiques sur-programmés et, pense-il, critique : littéralité des relations plastiques entre « support et surface peinte », expression générale plus technique qu’imaginaire, pratiques convenues ou évanescentes…**     

           En étant bornée par ce qui l’occupe et faute d’évoluer par disruptions successives, la peinture de Stéphane Bordarier soumise à ses formalismes sert en silence l’autoritarisme de grammaires extérieures aux vivacités d’une peinture définitivement singulière et incompréhensible.

 

* Superficiellement perçus et compris quand, par exemple, on lit les propos de Mark Rothko ou Barnett Newman sur le « tragique » en peinture. ** Relire/consulter à ce sujet, et entre autres, la revue Art Press dans les années 1970, ou les « mots pour mots » idéologiques théoriques et pseudo pédagogiques de « Ecrits sur l’art » dans la revue Peinture, cahier théorique publiée en 1977/78.

 

Damien Hirst investit à la Fondation Cartier…

           L’exposition intitulée « Cerisiers en fleurs » de Damien Hirst à la Fondation Cartier est somptueuse, impressionnante quand on songe que seuls 38 tableaux d’une série qui en comporte 107 y sont présentés. Délaissant les étincelles commerciales à la fois auto-promotionnelles, spectaculaires et rémunératrices de sa production artistique passée, le peintre dit avoir profité du retrait imposé par la pandémie pour « se replonger avec humilité dans la seule peinture ».     

           L’homme connaît l’histoire de l’art. Il apprécie sans dissimulation certains peintres et certains styles particuliers. Sa maîtrise des spécificités du subjectile : type de support, dimensions, surface, volume est indéniable. Par ailleurs, sa compétence à capter mécaniquement l’attention sur des effets visuels est réelle, comme celle de parier sur le rendu apparent ou arbitraire d’une matière, ou l’intérêt d’une forme allusive quand on la considère du point de vue de codes académiques… Son sens de la couleur n’est pas en reste : il sait abonder dans les nuances directes et leurs aspects purement optiques. Il n’ignore rien des diverses tactiques permettant d’orchestrer ensemble des styles réalistes, impressionnistes et expressionnistes, voire suggérer une distance « abstraite » en jouant avec l’informel. La « vraissemblance » parallèlement presque littérale des peintures de « Cerisiers en fleurs » opère : on ne peut qu’apercevoir des arbres et leurs branches, et se convaincre de « vraies illusions » de fleurs, de cerises et parfois de feuilles vertes. L’ensemble est charmant, l’atmosphère bucolique.    

        On s’émerveille donc d’oser la comparaison de certains tableaux avec des ambiances de  japonai-series et l’univers bourgeois des salons romantiques au 19e siècle (preuve que Damien Hirst a des références décoratives). Repensant à leurs dimensions monumentales, on se persuade de revivre par réminiscences avec les « Nymphéas » de Claude Monet ou, en feignant s’éloigner, quelque paysage de Renoir papillonnant du bonheur de peindre (preuve que d’autres rapprochements ne manqueront pas de ravir). L’attention retenue par les formes grasses et épaisses de peinture des fleurs et des fruits, ce sont encore des apparentements confus avec les gestes de Van Gogh qu’on se laisse entrevoir par imagination… (Façon encore innocente et paradoxale de reconnaître que les « Cerisiers en fleurs » ont pu, au premier abord, réellement séduire).    

         Passé ces magnétismes naturels, la qualité spécifiquement plastique des peintures sème le doute. L’enthousiasme initial vacille, ce qui séduisait se trouble et interroge en remarquant des répétitions excessives et souvent des “trucs” dans l’art in process du peintre. La créativité de l’artiste semble parfois davantage tenir de gestes d’exécutions et d’une production industrielle que de recherches critiques. Les « Cerisiers en fleurs » sont-ils une tromperie esthétique, ou plus directement révèlent-ils une création absorbée par la facticité.     

         En comparant les œuvres les unes avec les autres, on relève que le dessin de l’arbre et de son branchage semble chaque fois détaché du « reste » des tableaux. Réalisé au moyen de lignes noires d’épaisseurs égales et passées en aplat comme un dispositif ou une trame pré-conçue, ce dessin traité comme une grille sert-il à garantir un « fond d’image » ? Cette base suspectée, les « Cerisiers en fleurs » sont appliqués et schématisés dessus comme un tapissage aforme et mécanique. Les deux opérations ne se mêlent qu’à l’occasion des trous réels ou supposés de ciel dans l’épaisseur d’une canopée désincarnée dont l’harmonie colorée ressemble à une sorte de teinture cosmétique vaguement ordonnée à l’aide de grosses touches de coloriage. Ces principes se reproduisant de toile en toile sans révision marquante, leur système focalise l’attention sans déboucher sur une cause expressive convaincante. On cherche sur quoi l’artiste s’est attelé à « créer sa création »…     

        La manière artistique du peintre suggère un retour sur ses œuvres passées, toutes fortement marquées par l’envie de choquer tant par la forme que par le style visuel. Au fur et à mesure de l’écrémage de ce que valent les apparences de cette production coutumière, l’instauration de « Cerisiers en fleurs » remugle et fait revenir à la volonté d’impressionner de l’artiste et, partant, faire le spectacle, ou à tout le moins heurter par tous les moyens pour se mettre en valeur.      Un guide imprimé de l’exposition revient à ce propos sur l’intérêt de Damien Hisrt pour le thème et l’image de la mort. Bien que grossièrement teintés et marqués par le relief de leurs touches épaisses et approximatives, les motifs des cerises, des fleurs ou des feuilles évoquent un au-delà mortifère. Les tableaux relevés sur les murs donnent le sentiment d’être des pierres tombales. Les branches des arbres fruitiers ont des allures de squelettes se révélant ou transparaissant après les premières phases de décomposition des chairs, quand tout se ramène au plus petit dénominateur d’un reste, d’un dépôt, d’un mot : la trace naturelle d’une empreinte plutôt qu’un témoin sensible. Faut-il percevoir les « Cerisiers en fleurs » comme on se souvient parfois avec nostalgie d’un monde disparu ?    

         L’idée d’un rendu à la fois informe et cependant descriptif d’arbres en fleurs prend des allures d’effigies,  révélant peut-être un travail symbolique. Dans une telle perspective, les œuvres peuvent apparaître comme un objet extérieur vs un dess(e)in imaginaire… la production de Damien Hirst s’épaissirait-elle en évoluant artistiquement à partir de son histoire personnelle dans des formes de préférences imaginaires ? Un triangle conceptuel engageant par groupe ou séparément des fonds physique, plastique et métaphysique pourrait en ce sens justifier l’apparence et la mise en scène « Cerisiers en fleurs ».    

        Damien Hirst s’emploierait-il en marge à parodier un motif repéré et apprécié pour sa beauté plastique et susceptible de plaire uniformément et sans conteste. L’arbre en fleurs, voir le massif de fleurs, a été abondamment repris en peinture à différentes époques et sous les styles les plus contrastés. C’est un motif de peinture d’ornement apprécié par nature. L’aura d’artiste provocateur de Damien Hirst capable de prétexter autant le kitch que l’ironie ou de détourner les codes esthétiques y trouverait-il en même temps matière à re-création et matière à composer un « remix » à partir d’un pastiche et une sorte de caricature personnelle du motif de l’arbre en fleur ? L’idée d’en simuler le projet au moyen d’un touché sommairement répétitif, univoque et désincarné suivrait le même fil. Le fait de le travestir d’un effet tamponnage « bêtement » pointilliste teinté de couleurs « sucrées » pourrait confirmer l’hypothèse… Partant, l’usage inessentiel et esthétiquement vide de la couleur s’accorde avec les apparences superficielles et aimablement colorées des œuvres. Chaque tableau ressemble à une sorte de théâtre fantôme habité par des pantomimes aussi étranges que grossières et dérisoires.      Revenons aux fleurs stylisées par le pointillisme. Les tableaux ont l’apparence d’une fabrication industrieuse reprise 107 fois par le peintre occupé à s’assurer des paillettes avec ce procédé. Sous la surface, l’attrait bucolique et les beautés saupoudrées de l’ensemble de la production retrouvent le passé embaumé et les effluves âcres de For the love of God, une œuvre faite d’un crâne couvert de perles et de diamants… tandis que d’autres œuvres tout aussi controversées sortent de dessous leurs matelas de billets de banques. L’exposition draine une cérémonie hypocrite, parcourue d’odeurs de pourri. Ça sonne facile, on se sent floué, le projet vire fallacieux, la peinture vire fallacieuse : peu ou pas de recherche plastique sincère, juste les méthodes acritiques et les trucs sexy d’un faiseur soucieux des bonnes fortunes de son art. L’articité de « Cerisiers en fleurs » a des relents d’arnaque et d’escroquerie. Pour Damien Hirst retour vers l’auto satisfaction, et ses affaires habituelles.     

            Pourtant, avec sa « grandiose » scénographie, l’exposition fait encore irrésistiblement songer à la cathédrale impressionniste des Nymphéas au Jeu de Paume. On se projette métaphoriquement dans leur écrin historique et universel, le peintre arriverait presque à marquer sa peinture d’un sceau égal à celui du styliste et prophète de Giverny. De l’impressionnisme et du néo-impressionnisme par ici, du Pollock et de l’action painting ça ou là, partout du gigantisme en guise d’aventure créative et surtout, surtout du bucolique et du sucré, Damien Hirst sait faire feu de tout bois. Cependant que dans chaque toile aucun espace n’apparaît sérieusement chargé d’esthétique, l’aventure du peintre plafonne sur ses perspectives boursières.

          L’exposition ressortit plus de l’exhibition obscène que d’un concept ou d’un regard sérieusement poétique. Ne reste qu’un « moment artistique » pas du tout magique.

             Rideau !