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Les illusions optiques, graphiques et photographiques perdues d’un photographe

03/01/2020

Le plaisir de se perdre, les désordres ludiques et les illusions d’optiques implacablement mis en scène par l’anamorphose ont-ils pour George Rousse des fonctions créatives ?

L’étude pointue de Jurgis Baltrusaitis* sur les anamorphoses a permis que les corrections de perspectives jouissent d’une aura appréciée pour leur histoire, leur technicité, leur théâtralité et leur étrangeté. Grâce aux dessinateurs, aux peintres et aux théoriciens de la perspective, on s’y délectait auparavant de supercheries délicieuses ou de déformations magiques, parfois (pour diverses raisons, érotiques notamment) espiègles ou cachottières et quand elles incluent une vue dont le sens masqué ou flouté s’ouvre sur le fantastique et témoigne de scènes insolites, d’habitudes irrespectueuses, voire saugrenues. Quand l’anamorphose se veut abstraite et joue avec la correction géométrique, les formes évoluent en sections apparemment incohérentes, de sorte qu’aucune homogénéité visuelle ne semble concevable. Le spectacle s’éparpille en désarticulations multiples, tout paraît illogique et illusoire pour ne fonder que des hypothèses. L’anamorphose est encore efficace pour questionner la place du spectateur dans le moindre des dispositifs visuels, les surprendre ensemble et, partant d’un emplacement, inviter à s’imaginer maître des apparences. L’aspect drôlatique ou inquiétant de l’anamorphose résume au fond avec sagacité qu’un regardeur potentiellement déstabilisé ou rêvant peut imaginer qu’en divagant, le regard du peintre peut être son propre objet d’étude.

Le plaisir de se perdre, les désordres ludiques et les illusions d’optique implacablement mises en scène résument en sorte les chemins et l’attrait pour l’anamorphose. Je me régale depuis toujours des « aberrations visuelles » inventées par Hans Holbein le Jeune et commentées par Baltrusaitis ou Jacques Lacan, l’humour des jeux et enjeux optiques voire les prouesses illusionnistes imaginées par Maurits Cornelis Escher, François Morellet et Felice Varini, les corrections visuelles fomentées puis scénarisées par Ian Dibbets, les constructions illogiques et « paralogiques » de David Hockney…

Les esquisses et les dessins d’intentions que Georges Rousse expose à la galerie Putman sont de ces points de vue (sans calembours) malheureusement moins intéressants. Proposés à la fois comme des esquisses dessinées et comme des aquarelles abouties, leurs formes sont à la fois si littérales et si convenues graphiquement qu’on peine à y découvrir un effet d’interprétation technique ou d’invention visuelle. Pire, la mémoire et l’impression que ces projets et leurs dispositifs ont depuis longtemps été imaginés par d’autres domine, conduisant à appauvrir davantage encore leur projet. C’est in fine à se demander si à un moment donné, l’artiste s’est lui même inquiété de savoir quand il croit dessiner pour créer ou créer en dessinant, ou si, pour lui, le dessin en soi compte comme œuvre. 

Heureusement, l’exposition ne se limite pas à ces exercices insignifiants, le savoir faire de Georges Rousse comme photographe rattrape l’inutilité des dessins. Les vues en couleurs d’interventions réalisées puis photographiées dans divers lieux sous l’aspect documentaire rappellent une pratique d’œuvre in situ à priori ambitieuse et esthétiquement plus critique (une créativité simultanément ludique et raisonnée où Morellet, par exemple, a excellé de façon spectaculaire). Je m’interroge toutefois sur le paradoxe et les contradictions de ces photographies dont la composition arrêtée, l’image traditionnelle d’un sujet/portrait centré se glacent sur l’idée d’une vue uniquement récapitulative. On aurait mieux imaginé parfois un film ou une animation, voire un montage plus conceptuel. Faute de mieux et compte tenu que l’anamorphose induit et mobilise presque par nature de la surprise et de l’étonnement, ces photographies réduites à une vue hyper focalisée que l’artiste considère comme l’origine et la fin de son travail scénaristique dès l’amont de sa pensée, sont-elles encore créatives ? 

Sans surprise ni découverte, presque sans aventure, l’exposition s’avère futile. Qu’il s’agisse de surfaces ou de silhouettes, d’agencements ou d’angles de visions, quelle que soit l’esthétique des compositions, aucune œuvre ne dépasse le stade du document. Le tracé dessiné n’a pas d’aura, les images sont sans surprises. Si par ailleurs la photographie tente de dépasser le dessin, le spectateur perd les avantages poïétiques et heuristiques de la dispersion à la fois calculée et joueuse d’éléments évoluant dans l’espace pour apparaître dans une forme inattendue. Les dessins et aquarelles se perdent dans des gestes d’apprentis dessinateur, les photographies dans ceux de techniciens. In fine, chaque production se borne au modus operandi de projets d’exécution.

Dans l’exposition conçue pour susciter la découverte vs l’exploration de mondes exceptionnels, où le spectateur est invité à plonger dans des profondeurs imaginaires, les œuvres sont finalement plates.

* Jurgis Baltrusaitis, Les perspectives dépravées (3 tomes), Flammarion col. Champs libres