ZeMonBlog
08/07/2021
Perspectives de Timothée Schelstraete, Jérémy Liron et Claire Colin-Colin
Les entre-aperçus supposés stables de Timothée Schelstraete, Galerie Valérie Delaunay
Timothée Schelstraete a un doute sur le photographique. L’authenticité, l’instantanéité, le réalisme ou, plus largement, la visualité où se fonde et se forme l’apparence de l’image photographique suppose des proximités conceptuelles, esthétiques ou simplement figuratives où présume une distance innommée. Partant, aussi fidèles qu’elles paraissent au premier chef, les photographies qu’il prétexte et dont il se sert pour échafauder ses peintures fonctionnent par allégations et considérations arbitraires sur un partage possible entre vérité en photo et en peinture. In fine, entre changements d’échelles et transformations visuelles, chaque image qu’il entend prévaloir dans cet entre-deux décidé présume qu’elle ne sera qu’une vue temporaire. Ou si on veut, inauthentique, diablement traversée par divers aperçus d’effets temporels, curieusement référentiels, aussi éloignée que distante de son objet esthétique.
Reprenons. Timothée Schelstraete travaille à partir d’images photographiques en noir et blanc glanées dans la presse, des cartes postales parfois anciennes etc. dont il extrait ici un détail purement visuel, là une caractéristique formelle ou un signe plastique et esthétique fort, éventuellement énigmatique. Digitalisé et retravaillé numériquement un certain nombre de fois, et de diverses manières, puis repris comme un patern, chaque « touché » sert des compositions qui, selon les cas, permettent ou suggèrent d’imaginer et mesurer l’étendue des marges créatrices de l’artiste. Il s’ensuit que tout rapport objectif au document d’origine devient une perspective ouverte, tant pour l’artiste attelé à sa création que pour le spectateur en quête de découvertes. Suivant ce même fil, le représenté vire au questionnement sur son projet, bref il s’ensuit qu’aucune interprétation ne saurait remplir les apparences mises en jeux.
On est donc un peu perdu avec un bonheur grandissant d’œuvre en œuvre. Dispersées ou mises en scènes sur les murs de la galerie, les œuvres évoquent des vues singulières, hésitant entre self hybridation et abstraction radicales. Elles s’étendent parfois comme des micro mondes, d’autres fois divaguent sur les murs comme des fresques hors normes ; l’artiste, inspiré par l’idée de procéder quand c’est possible à une installation de son travail davantage qu’à son simple accrochage dans la galerie se permet de regrouper certaines œuvres en duo ou en triptyque. Toutes les occasions semblent réunies pour que chaque aperçu oscille entre anecdote esthétique et expression visuelle de nature conceptuelle. Timothée Schelstraete sait manifestement que peindre dit simuler un réel, que cela peut sous-entendre et induire plastiquement n’importe quel effet, que seul le spectateur reconnaît l’intérêt de l’engagement, que l’œuvre aussi pourra rester fondée du seul point de vue de son créateur. Qu’il soit gestuel et transparent sur les objectifs d’expression directe ou adossé à une culture artistique qui ne se cache pas d’en être, qu’il soit par là-même un choix mûrement choisi, traversant et investi, chaque procédé traduit un sens critique du travail d’atelier in situ et in progress aussi bien qu’une aventure personnelle naïve.
On a parfois l’impression de photographies en trompe l’œil : l’aspect parfois ancien et craquelé de certains documents, une prise de vue manifestement instable et « sur ou sous » exposée, un rendu initial flou, des contrastes éventuellement laminés… et par-dessus ou en complément, des sélections mêlées de soulignements ou d’effacements, d’opacifications ou d’éblouissements provoqués, tout est à la fois recomposé, transformé, réinventé et repeint. Rien n’est d’ailleurs fixe dans ces procédures, lui-même dit avancer au hasard des rencontres, guidé par les phases. Et puis, une nouvelle vue photographique s’impose, exclusivement faite de noir et blanc, de contrastes, d’aperçus plus ou moins instantanés, d’effacements dont l’aspect est aussi artistique que mécanique et d’une reproductibilité technique à l’aura indéfinissable…* Une fois réimaginés, les effets de réels fabriqués par Timothée Schelstraete apparaissent dans l’impossible mémoire d’apparences continues mais par moments stabilisées.
*Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
Jérémy Liron chez Galerie Isabelle Gounod
La nature dans le paysage urbanisé semble sa principale source d’inspiration et son commerce avec la peinture. Saisi dans un détail privilégiant le bâti ou à travers une spécificité naturelle, les deux idées simultanées d’un point de vue physique et d’une expression plastique suggestive présument de sa part un rendez-vous esthétique implacable avec l’image peinte et avec le spectateur. Jérémy Liron se pose en concepteur de la pratique picturale : il entremêle l’objet pictural du tableau et ses perspectives d’enjeux esthétiques. Chaque motif sur lequel il s’appuie, chaque vision qui l’intéresse et qu’il figure ou qu’il compose plastiquement est pour lui un risque pratique et projectif. Partant, le geste de la matière picturale peut « cacher » ou « tacher » anarchiquement l’espace disponible de la toile : le sujet peut être entier, dispersé ou réduit à quelque plan prioritaire. On observe en ce sens que non seulement les motifs débordent rarement les bords du format utile, mais qu’en sus, l’artiste ne le remplit jamais en totalité, laissant des marges non peintes redoubler ses limites. On remarque qu’à ces emplacements laissés vierges sur les contours de l’image, aux lisières mêmes où la peinture peut sortir du cadre, la toile est laissée vierge, dans cette frange devenue initiale pour la vue en peinture. Les touches de peinture marquent symboliquement le temps de réalisation par strates du tableau.
Jérémy Liron sait référer son inspiration. Les allusions à Cézanne ne sont pas feintes (un paysage emble une reprise du « Château noir », œuvre datée de 1900/1904. Un duo fait irrésistiblement remonter « Golfe de Marseille vu de l’Estaque »,* Un plan monochrome dans certaines œuvres à la limite de l’abstrait nous replonge dans l’idée qu’un tableau est une construction arbitraire en même temps qu’un sujet libre fait partout signe. Aucun dommage, pas de cécité en cause, juste un peu de culture et de sensibilité : lui c’est lui, et l’autre reste l’autre.
Pour cette exposition, les tableaux sont en duo, comme deux yeux focalisent une large vue ou joignent quelques faits apparemment dispersés, comme deux bras enserrent un seul corps. On regarde tout ensemble et séparément, on compare chaque partie, on tente de rassembler des visions qui se suivent mais aussi qui s’additionnent et entremêlent leurs bords : chaque somme porte sur la continuité du regard et de l’image. Comme un panoramique en deux temps ou comme un glissement latéral du motif, chaque duo couve une réflexion sur le suivi du motif, le mouvement d’une vision commencée qui se poursuit avec l’invention d’une mémoire.
*Cités dans Cézanne, catalogue RMN 1996, p.421 et 449.
Claire Colin-Colin chez Progress Galerie
L’exposition intitulée « En revenir » fait suite à une résidence artistique au Domaine de Kerguéhénec en 2019. Les tableaux sont tous composés d’un fond polychrome à la fois liquide et vaporeux sur lequel un trait ou une forme posé(e) d’un tact rudimentaire s’étire dans une silhouette approximative. A la fois fortement contrasté et subtilement nuancé, l’ensemble défie l’articulation des formes sur lesquelles il s’organise.
Tout semble flotter sans être pour autant être incertain : après avoir été librement placé vers le centre de la toile ou filant sans commencement ni aboutissement un bord du subjectile, après avoir été orienté vers le haut ou le bas, la droite ou la gauche, le motif ressort sur chaque tableau comme une émergence ou une trace qui paraît tantôt se dégager, tantôt s’effacer ou partiellement s’estomper. La touche est appuyée ou allusivement traînante et nonchalante : dans chaque toile, chacune en son temps et sa profondeur, tout ce qui s’y trouve est imprègné d’une aura de tranquille simultanéité. Réduites à une sorte d’origine esthétique, les formes ont un aspect quasi éthique : sur chaque composition leur apparition semble une rencontre entre un espace et un instant Quand le trait/trace est proche d’un bord, il paraît là où les limites de la toile et de l’artiste partagent une vie intérieure.
Le sentiment domine que Claire Colin-Colin ne cesse d’être taraudée par une approche métaphysique de l’art. En étant clairement concentrée sur l’épure, sa peinture se veut essentialiste : un toucher primaire chargé de sens, la matière ou/et la norme imprévues d’un écart esthétique, un emplacement vif plus qu’une idée intermédiaire ou des rapports de compositions équilibrés, un format et un espace pictural incarnés… Avec ses exigences d'austérité technique et esthétique, sa production vise des horizons ontologiques davantage qu’un effet de style.
L’expression visuelle est arc-boutée sur les référents plastiques. Cette peinture qui se veut ultra consciente reprend inlassablement la question de sa nécessité et de sa suffisance. Sans être éludée, la part expressive du format des tableaux cède devant le geste pictural, et ce retrait égale l’action directe. On convient qu’elle a travaillé l’usage du support comme le double fond d’un lieu et d’un monde, voire un alentour où la moindre trace évoquera symboliquement un corps temporaire et immédiat.
Claire Colin-Colin parle de sa peinture comme d’une pratique dont rien ne saurait l’écarter : c’est l’altérité d’un commerce vital avec l’art. Chacune de ses œuvres est profondément technique autant qu’elle est assurément intuitive et méditative. Elle assume à sa façon cette « impossibilité de ne pas peindre » que Bram van Velde ou Pierre Tal Coat finissaient immanquablement par évoquer entre deux silences.