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Gisèle Bonin dans l’image à l’Open Bach

15/11/2021

Avec vue et style, les œuvres dessinées de Gisèle Bonin interrogent… 

    

         Gisèle Bonin dessine le corps humain. Elle y travaille exclusivement. Elle le dessine d’après des photographies, souvent plusieurs pour un même dessin. Elle procède par découpes, extraits, sélections, isolement ou combinaisons de détails. Chaque motif est toujours précisément focalisé. Parfois cependant, elle accumule plusieurs vues ou bien mélange différentes vues du même sujet dans le même dessin, la superposition des images compte. On est alors saisi par l’impression d’un bougé concentré dans une formule où l’image devenue à la fois multiple, floue ou hésitante fait penser à une séquence compressée.    

           L’artiste s’est jadis consacrée au torse, à l’ombilic ou à certaines attitudes : une position particu-lière des bras, un geste particulier des mains ou des jambes. Elle a depuis peu, et pour cette exposition, choisi de se concentrer sur l’image spécifique des doigts quand ils reposent sur une autre partie du corps ou quand ils se contractent dans un mouvement, voire quand la synecdoque des doigts s’ouvrant ou se refermant restitue l’image d’une main en action… Bien que descriptif, chaque dessin renvoie aussi chaque fois à des liens touffus avec le réel.    

       On remarque aussi que, assez curieusement, l’échelle de chaque dessin s’éloigne assez peu de l’échelle naturelle de son modèle. La précision des rendus leur donne en même temps l’apparence de macrophotographies, si bien que, quel que soit le format de la feuille, chaque vision paraît intime, fait penser au temps personnellement consacré à leur forme. On se demande alors de qui chaque vue est l’aperçu dessiné et révélé. Pourquoi les dessins, bien que réalisés au crayon de papier noir ou en couleur et parfois à la sanguine, sont-ils tantôt sans contour régulier ou tantôt partiellement vaporeux comme des nuées ? On songe à toutes les nuances dont ils sont faits, ils paraissent si colorés… Pourquoi cette monochromie forcée ? Bien que régulièrement isolés/centrés dans leur feuille de papier, chacun semble tellement mis en scène, comme un œil cyclopéen au milieu d’un visage aveugle de papier ou comme un nombril au sommet d’un ventre oriente le regard, rendant son objectif exclusif. Toutes choses égales, on se demande si elle ne cherche pas à élargir l’intérêt de son travail en dessinant un corps devenu métaphysique.    

        Parfois encore, et bien que sa technique s’apparente à un style hyperréaliste, les parties repré-sentées demeurent approximatives, en étant incomplètes et à l’occasion insinuantes, à tout le moins tacites. Spectateur, on hésite sur les contours qui restent, on reconstitue et on spécule par bribe des unités cohérentes, on tente des conjectures. Pour l’artiste et ce qu’elle représente, qu’est-ce qui fonde ou pose question sur l’« imagéité »*,  le travail visuel et  ses fondements ? Tout semble induire qu’elle joue sur les paramètres, fait prospérer l’envie naturelle du spectateur de littéralement en découdre.    

           Aussi multiples que divers, bien des mystères planent en ce sens autour de ce que montre Gisèle Bonin. On ne sait quel propos persiste et la préoccupe tant le réalisme foncier ou l’imagination qu’elle associe à son travail entremêle, disperse ou diffuse d’autres formules visuelles. On s’interroge et on se perd en suppositions ou en prophéties sur le référent de chaque œuvre. A ce propos, comment se fait-il qu’elle ne le voie qu’en détail, jamais entier, toujours sécant, improbable incarnation d’un propriétaire invisible? Sinon, d’où lui vient-il que sur ce sujet aussi prosaïque que symbolique, seule vaut la partie montrée ? Une hypothèse voit le jour dans l’esthétique à la fois douce, ironique et informelle de dessiner le presque rien avec le plus d’indifférence possible.    

           Très vite, il n’est plus question d’échelle d’images ou de vues complètes mais plutôt de distance et de triangulation du regard contraint d’être simultanément documentaire, symbolique et expressif. L’artiste ne nie pas manipuler, transgresser, trahir de diverses façons les mains saisies dans des positions et des mouvements forcés, pas plus qu’elle ne cherche à feindre de superposer les vues et entretenir la confusion. Veut-elle suggérer qu’on médite sur l’art de troubler la vue du travail artistique ? Qu’elle soit apparemment contractée ou tordue, fermée ou ouverte, dans une pose naturelle ou dans un geste capté, chaque main dessinée assume les limites imaginaires de son micro monde. Le phrasé arbitrairement silencieux et mimé de son travail procède comme un focus arbitraire et déroule une perspective mystérieuse. Dans le blanc princier de ses papiers, Gisèle Bonin imagine le corps de manière qu’on peine à le concevoir autrement ou ailleurs que dans des songes.

 

*Jacques Rancière, L’imagéité, in Le travail des images, Presses du Réel, 2019, pp.76, 78