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Claire Chesnier au risque d’une aporie esthétique à l’Ahah

26/11/2021

Chaque œuvre a l’apparence d’une suite de dégradés de couleurs passés horizontalement. Une aporie de l'informel s'y dessine cependant…

     Chaque œuvre a l’apparence d’une suite continue de dégradés de couleurs passés horizontalement. L’artiste souhaite évoquer un travail complexe d’« Espacements et d’apparitions »…    

     Claire Chesnier tient un discours volontiers scientifique sur la plasticité de son travail. L’expérimen-tation esthétique y teint une part essentielle comme proposition d’explicitation et, semble t’il, prépare sinon géographie l’interprétation de diverses strates de sensibilités visuelles, pratiques ou corporelles à destination du spectateur. Ses peintures étaient jadis construites autour de motifs géométriques irréguliers librement disposés sur la toile et colorés d’une gamme réduite de couleurs appliquées en dégradé sur un fond blanc. Leur rapprochement pour partie réfuté par l’artiste avec certaines œuvres du travail visuel minimaliste d’Elworth Kelly (l’art minimaliste du peintre américain jugé trop « corporel » ne lui convient pas), on pouvait regarder ces peintures comme une tentative de redéfinition du motif pictural quand il paraît libéré des limites contingentes de son support. Les œuvres de Claire Chesnier divergeaient alors par leur silhouette paraissant découpées au hasard et vaguement informelle, par leur réalisation à l’encre colorée en déclenchant un effet de surprise esthétique. « la peinture s’y dessine »* assurait aussi bien sensiblement que conceptuellement l’artiste. En revenant vers la surface unifiée du tableau et tout en conservant l’idée d’un dégradé qui fait aussi le succès de son travail, Claire Chesnier a repris depuis les conventions d’un tableau quadrangulaire entièrement peint…    

       Les peintures exposées à l’Ahah se veulent presque aussi informelles et abstraites vs non figuratives et « non descriptives » que les expériences plastiques des débuts. Les dégradés construisent et s’affirment à contrario davantage comme un motif en halo construit sur des zones colorées se fondant les unes dans les autres comme des nappes diffuses. On continue d’en même temps penser à des lueurs ou, dans un mouvement conventionnel d’interprétation à la fois analogique  et suggestive à des paysages aux contours évanescents.    

        L’artiste indique lors du même entretien que la verticalité de ses compositions trouve son origine dans l’intérêt tactique de jouer avec le poids de l’encre, d’engager un mouvement aussi bien ascendant que tombant de le couleur vers le papier, la laisser créer une forme « qui n’a pas de forme » ou qui épouse toutes les formes dans un esprit extrême oriental («  la peinture s’y dessine…»). Je note qu’en même temps (ou subséquemment) chaque tableau peut en toute objectivité être orienté aussi bien horizontalement qu’en hauteur, le geste semblant monter, descendre ou effectuer un parcours horizontal vers la droite ou la gauche selon le cas, tant les apparences peintes l’autorise aussi et tant le passé artistique de l’artiste peut y faire songer. Cette appropriation chaque arbitraire peut-elle être conçue comme une reprise rémanente des silhouettes flottantes d’antan ?    

           La facture des œuvres est à priori conçue pour paraître chaque fois identique : l’artiste déroule son système avec l’idée poursuivre l’usage de gradations de champs colorés atmosphériques dont elle varie les teintes et qu’elle disposent par paliers horizontaux. A la différence notable d’autres petits tableaux également présents dans l’exposition et produits avec des crayons de couleur selon les codes des dégradés progressifs, les peintures conservent de multiples traces de gestes de mise en œuvre et parfois des détails de facture qui ne semblent pas recherchés ni retenus ou mobilisés. Au lieu d’être diffus et rendus invisibles, ils perturbent le halo des gradations et créent de l’imprévu dans un système plastique sensé insensible et formellement étranger à l’« accidenté ». On observe en ce sens qu’ils défont le continuum du dégradé peint en le parasitant par une présence figurale disruptive potentiellement créative. Faut-il continuer de voir dans le choix de les ignorer visuellement qu’il ne s’agit que d’« incidents » ou imaginer l’artiste indifférente au risque d’un projet formel contredit par l’inattendu ? La somptuosité technique spectaculaire communément assurée par les dégradés pose question devant l’imprédictible d’un « geste possiblement antisystème ». Avec l’idée d’associer les surprises du mouvement productif et de faire dépendre ses données visuelles pas seulement esthétiques ou iconiques, mais plus prosaïquement (re)créatrives, plastiques et critiques, on a envie d’opposer à l’artiste une aporie dans l’oxymore qui dicte l’intitulé de l’exposition « Espacements et d’apparitions ».    

       Un peu contrarié par (ces) quelques « imperfections » ou l’ironie oubliée de hasards méthodolo-giques, j’imagine les œuvres manquant de résonnances et sans ressorts créatifs significatifs qui se confinent aux effets éblouissants d’enchaînements et de glissendi techniques diversement colorés. 

 

* Les apparences…de Claire Chesnier, conversation avec Thierry Lévy-Lasne, in Les apparences…Claire Chesnier, enregistrement vidéo, diffusion Youtude, 31/10/2021.