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Aux hasards d’autres pratiques…

26/06/2022

Certaines pratiques et certaines formes d’œuvres interrogent plus que d’autres…

D’autres peintures pas nouvelles de Julien Tibéri galerie Semiose    

        Julien Tiberi peint la plasticité du mouvant, de l’instable, il peint l’aspect à la fois visuel et formel de la surprise, son spectacle, presque. On perçoit qu’il les provoque de toutes la façons concevables, ensemble et séparément, qu’il vise les moyens ou les occasions de s’y laisser surprendre, de flotter au gré des aléas de sa pratique ou de se frotter à ses inévitables imperfections tactiques, s’en enivrer… On se laisse pêle-mêle entraîner par une recherche esthétique autour de l’imprévu, autour des aventures de la tache provoquée ou encore par un engagement informe.* L’artiste est attiré par les effets de superpositions, les calques qui s’entremêlent ou les plans qui se chevauchent, les temps d’exploitations nettes ou floues de l‘«avenant », les multiples avers et envers du regard scrutant les « paysages » qui surgissent progressivement, qui sont inventés ou découverts.    

         Que conserver alors de ces tableaux dont la notice qui accompagne l’exposition évoque une beauté apparemment sans autre moteur que celui de l’artiste cherchant à rendre performant un univers d’inspiration sans limite ou des forces d’instaurations aussi bien techniques qu’accidentelles ?     Julien Tiberi peint liquide, évanescent : son vocabulaire expressif semble se nourrir d’eaux translucides et dormantes, faiblement éclairées ou vaguement agitées, d’images un peu floues et de reflets apparemment glacés. Il en tire des vues complexes d’irisations et des graphismes colorés, des agencements fluctuants illuminés par le spectacle fugitif et insaisissable naissant d’impressions et de masses floues ou de silhouettes aux cernes hésitants. Ses tableaux semblent être aussi des relevés d’empreintes inconnues. Les peintures focalisées sur des allusions et des illusions formelles font simultanément songer aussi bien à des apparences visuelles qu’à l’invention et la captation d’un théâtre de motifs débridés, chacun devenant pour le peintre un univers d’expression potentiellement esthétique. On songe aux Nymphéas de Monet autant qu’aux expériences picturales oniriques de Victor Hugo, à l’art de la tache d’Alexander Cozens qu’à un tachisme d’imagination de Justinus Kerner.    

             Le narratif de l’article de présentation de Laurence Schmidlin* décrit la beauté en mouvement d’une peinture inventive. L’aboutissement assez sage des tableaux exposés questionne non pas sur les avancements de cette créativité mais sur les apparences de leurs conclusions formelles. Bien que fondée sur une méthode de travail régulièrement disruptive, la fécondité essentialisée des hésitations voulues, provoquées ou subies du fait de la pratique présumée, n’est sensible qu’en s’attardant sur la relative abstraction des œuvres tout en ne remarquant pas qu’elles sont finalement solidement « cadrées » comme des portraits traditionnels. Car à bien s’attarder sur chaque peinture, on repère que les compositions sont bordées par des marges peintes dans la surface disponible et que la découpe du subjectile ne joue pas réellement. On relève aussi qu’en dépit d’effets de transparences et de profondeurs illusionnistes ou de combinaisons visuelles imaginatives, les compostions sont plates et n’impactent pas expressivement l’espace imaginaire ou direct. On apprécie cependant une dimension temporelle à la fois transmise par les sujets et par leur traduction visuelle. Chaque tableau suppose en ce sens un travail de périphrase plastique autour d’un programme marqué d’illustration ou de portrait, un travail, me semble t-il, à distance des visions à l’inverse très tactiques de Claude Monet, Victor Hugo ou Justinus Kerner, chacun étant, comme l’indique la présentation, autrement et diversement porté par une conception en mouvement (in-process) « du faire ». Soutenue par avec un indéniable talent restitutif et une profusion impressionnante de formes expressives, la subjectivité des peintures de Julien Tiberi me semble diverger sans réelle créativité nouvelle pour confirmer in fine l’institution du cadre du tableau traditionnel. Cette volonté de produire une peinture fonctionnelle ne limite t-elle pas l’objet créatif du tableau au spectacle illusionniste d’une image programmée « par défaut »?

 

* Landsmarks mélodia, Juline Tibéri

 

Otis Jones, même galerie    

         Chaque peinture réalisée sur toile tendue à l’aide de centaines d’agrafes se présente comme un tondo évasif monté sur un châssis construit à l’aide de morceaux de palettes de transport. Chaque œuvre se détache du mur comme un bas relief peint. Sur les fonds régulièrement badigeonnés d’une surface monochrome, pas d’autres figures que des ronds de dimensions égales diversement teintés chacun dans une couleur unique, et positionnés aux limités des châssis. C’est à la fois de l’abstraction et de l’évocation : parler de représentations apparaît un défi bien que les dimensions variées des œuvres, la variété des harmonies colorées entre les peintures et le nombre ou la composition des ronds instillent des effets de vues.    

          L’exposition s’impose par sa radicalité austère, paradoxalement imprégnée de culture picturale à la fois conceptuelle et expressionniste, et aussi par l’esprit et la façon dont les œuvres sont peintes. Leurs silhouettes « oblongues »  en même temps qu’approximatives ou accidentelles, esquissées ou hasardeuses déroutent : on ne sait quel système relie la rondeur approximative des châssis toilés et les emplacements de ronds tantôt collés les uns aux autres et tantôt diamétralement séparés sur la surface disponible ou par rapport à son contour.  Confronté aux tensions induites, on imagine chaque composition sous-tendue par un essai de synthèses formelle ou purement esthétique, tout un théâtre à la fois conceptuel et sensible autour de la complexité expressive de la préférence figurative, illustrative ou traductrice. Sur les murs, quelles que soient leur grandeur ou les visions qu’elles offrent, les géométries irrégulières ou hasardeuses des tableaux et la finesse pratique ou artistique de leur réalisation, les forces créatives, expressives et ironiques des œuvres convainquent d’une indéniable rigueur d’artiste.

 

Franz Ackermann chez Templon rue du Grenier saint-Lazarre    

          « A Range of Thoughts » (« Une gamme de pensées ») sert d’intitulé à l’ensemble. C’est grand, très coloré, très spectaculaire et esthétiquement démonstratif. C’est un peu songé comme de l’art urbain, du collage, de l’assemblage, de la citation artistique,  un art  divaguant et à la fois conceptuel et numérique… Ça se veut planant ou flottant entre réalité et illusion, détaché du jeu expérimental ou pratique. C’est joli. Gauguin comme André Masson ont suggéré avec force qu’en art, le joli, c’est court et « ça dérange personne ».

 

Valerio Adami, chez Templon Beaubourg    

            Adami cultive ses images peintes et son style à la fois figuratif et conceptuellement stylé, son art des silhouettes et des ellipses visuelles, la force poétique de la figuration narrative, ses modes de compositions faits d’aplats vivement colorés entre des cernes complexes, oscillant entre contours purs et limites émergeantes, sa culture subtile des perspectives d’espaces visuels. Même avec cette production récente, l’artiste donne l’impression de se « reproduire » et, avec cette exposition, d’être parfois moins profond, l’originalité du travail de création et d’invention expressive d’Adami demeure une source d’inspiration artistique.

 

Carl d’Avia, galerie Hussenot    

           Ça se présente comme un travail hybride de sculpture pure, entremêlé d’un travail d’instal-lateur œuvrant in situ ou en milieu urbain. Avec ses silhouettes sommaires couvertes de résine époxy industrielle, l’ensemble des œuvres a surtout l’apparence de blocs lisses colorés intensément et plus visuels qu’expressifs. Chaque pièce est largement inspirée par la beauté « flashie » du design des années 70 (Joe Colombo, Verner Panton). Parfois exposé dans un décalage dosé d’ironie à la manière d’Erwin Wurm), l’ensemble n’empêche pas un sentiment diffus d’insuffisance conceptuelle et artistique quant au domaine du volume, et plus généralement de l’espace en sculpture.

 

Dominique Figarella chez Anne  Barraud    

         L’exposition réunit des œuvres sur le thème « A pied ». Les tableaux ont été peints en inscrivant — vs en utilisant — les traces des pieds laissées lors de performances sur la toile posée au sol. Davantage marquée par ses seules conditions de réalisation que transformées plastiquement, les œuvres semblent se limiter à des constats sans perspectives plastiques. Par ailleurs on ne voit rien d’original ou de re-créatif après les magnifiques « Arabesques » développées sous forme de performances, d’expériences d’écriture choréographique et d’œuvres graphiques-/picturales par la danseuse et chorégraphe minimaliste Trisha Brown il y a « trente ans (?) ».

 

« Cold Wave » par Nicolas Chardon chez Laurent Godin    

         L’exposition s’intitule d’abord : « Cold Wave : du nom du mouvement punk de la fin des années 70, aux sonorités industrielles et rythmes répétitifs ».1    

          Un autre intitulé est son programme formel : « Le lieu de ma peinture est le tableau. Mon travail se fonde d’abord sur l’observation de ce qui le constitue matériellement : le châssis et la toile fixée dessus. Mais cette toile est particulière. En effet, mes supports sont des tissus vichy, madras ou écossais, autant de « canvas » orthogonaux colorés. La grille du motif de mes toiles, déformée par la tension, est à la fois une expression physique élémentaire et une image particulière. Quelque chose se joue là, entre le fait matériel et le fait iconique. Paradoxalement, la déformation de la grille est la preuve que la toile est bien tendue, qu’elle offre ainsi la surface plane idéale à la réalisation d’un tableau. Ma peinture commence à ce moment-là. ».2    

           …En conséquence de quoi, Nicolas Chardon peint des carrés blancs sur fond noir et des formes à peu près carrées en noir sur fond blanc. C‘est peint exclusivement en aplat, sans d’autre teinte que ce qui est déjà dit. L’apparition comme un repentir du tissu vichy utilisé en guise de toile à peindre laisse émerger un quadrillage assourdi. La technique employée se veut maigre, les compositions se veulent épurées, le style se veut hostile aux épanchements : aucun signe d’affect. Quelques variations d’ordres formels font signes d’effets plastiques revendiqués mais qui interrogent (relire l’intitulé du programme signifié comme autre intitulé par l’artiste…)    

           Les compositions à priori abstraites se suivent et se répètent graduellement sur un fond semble t-il plus figuratif et descriptif que conceptuel. L’impression est qu’en s’inspirant et en reproduisant presque à l’identique « ce qui se joue là entre le fait matériel et le fait iconique » Nicolas Chardon se livre à un exercice d’interprétation illustrative, questionne sa conception picturale de l’incident créateur. On remarque en ce sens que la place imaginaire accordée aux subjectiles utilisés semble en grande partie minorée au profit d’une iconicité préconçue et modélisée. Les compositions des œuvres se départissent difficilement d’une sensation de formalisme général. L’humour subtil évoqué par un texte disponible sur place peine a s’incarner.     

              Sur un plan plus limité à la question esthétique, Nicolas Chardon s’intéresse au négatif et à l’infime. Ce qui est de l’ordre du négatif s’appuie sur la plasticité d’un NON à la fois inclassable et innommable. Insistant comme une litanie, il prend forme à travers la pauvreté foncière de la répétition, la fadeur de l’impersonnel et l’anonymat auctorial. Plus subtilement, l’infime trouve une voie expressive dans l’inconsistance apparente d’une gamme squelettique d’outils d’expression et dans une démarche et une méthode où l’artiste ne cache pas flancher sur les dogmes. On songe autant aux multiples formes prises par les Définitions-Méthodes  de Claude Rutault qu’aux Bandes inlassablement réinvesties de Daniel Buren.3    

          Les travaux exposés fortement marqués par l’art géométrique et par l’art conceptuel des années 70 ne dérogent pas avec la pertinence toujours supposée ouverte et créative des réductionnismes visuels formalisés par Malévitch, Mondrian… Par ses réfutations de la trace ou du geste, de la variété et de l’éclat des couleurs, du volume et de l’espace ou de la matière, et plus par une stratégie décorative, Nicolas Chardon poursuit et feint en même temps de continuer l’histoire de ce pédigrée radical. Il reprend par ailleurs certaines questions sur la « dureté » artistique, ultérieurement débattues au sein du groupe Support-Surface. Partant, son propre travail fait davantage songer à un projet appliqué qu’à un horizon créatif personnel.     

           La forme comme le style visuel paraissent plus littéraires que plastiques. Bien malin celui qui trouvera à qualifier la problématique des œuvres autrement qu’en lisant leur programme formel et qui sera déstabilisé ou surpris par leur conclusion visuelle : chaque œuvre trop discrète sur l’engagement disruptif risque vite le désintérêt.    

            A l’inverse, considérées dans le dispositif scénarisé de l’exposition et sous couvert d’avoir été pensées ou « installées » (conçues ?) pour être associées à une production « in situ », les qualités disruptives et esthétiques de la démarche de Nicolas Chardon et les œuvres se chargent d’histoire(s) du tableau et peuvent passer pour plastiquement sensibles. Voire espiègles. Là on esquisse un sourire complice.

 

1– « Nicolas Chardon, Cold Wave »,  Sebastien Gokalp, texte de présentation Galerie Laurent Godin, 2022.

2– « Introduction à l’œuvre de Nicolas Chardon par lui-même », https://www.laurentgodin.com/nicolas-chardon.

3– « Daniel Buren développe, dès le début des années 1960, une peinture de plus en plus radicale qui joue à la fois sur l’économie des moyens mis en œuvre et sur les rapports entre le fond (le support) et la forme (la peinture). Daniel Buren développe, dès le début des années 1960, une peinture qui joue à la fois sur l’économie des moyens mis en œuvre et sur les rapports entre le fond (le support) et la forme (la peinture » « Introduction à l’œuvre Daniel Buren », Wikipédia

 

Eva Nielsen à la galerie Jousse Entreprise    

      D’où vient le mystère de ces photographies mêlées de paysages réels et de contrées apparemment réémergentes sous les écaillements de murs oubliés ? Chaque œuvre ne se livre qu’en laissant le regard pérégriner entre les divers motifs créés par les superpositions organisées par l’artiste. Ses manières de brouiller volontairement les effets de présences reconstitue et de loin en loin les motifs dans une relative distance avec leur sources. Leurs silhouettes semblent se perdre et resurgir, s’évaporer ou se diluer dans une atmosphère optique et rétinienne. On est devant des murs de mémoire, que les palimpsestes qui font revivre en récits dérivants et en démesures de temps.       Les images photographiques reportées et imprimées numériquement sur toile livrent des images incertaines sur leur contenu toujours aussi réel que supposé. On s’interroge sur ce que les lambeaux de murs supposés de murs permettent de retrouver et réunir. Les formes imprécises et les teintes formellement assourdies font que le regard se cherche ou s’invente. Des vues passent, en même temps que la matérialité des peintures flotte.