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02/10/2022
D’une exposition, l’autre : parfois inattendue et dérangeante. Voire émouvante !
Laurence Papouin et l’intimisme du travail à la galerie Richard
Pas de support clairement délimité, ou plutôt la superposition de plusieurs espaces de travail simultanés, chacun présumant un temps de perception particulier. Pas de support unique (ou exclusif) et pas d’espace homogène (ou allusivement homogène), à la fois borné par un cadre parfois même hypothétique, ou un territoire naturellement assigné à une matière. Chaque subjectile est fait d’un assemblage opaque de feuilles de papier blanc superposées et de feuilles de calques polyester. L’ensemble surprend par des allures de monde céleste.
Avec leurs taches multicolores librement disposées tout en étant apparemment encore fluides et plus ou moins étendues, Laurence Papouin ne cache pas son choix pour l’abstraction. Il faut imaginer l’artiste rêver son monde pictural en le regardant à la fois apparaître et respirer : spectaculairement dispersé et alangui dans une nonchalance feinte, il semble se reposer. L’intitulé un rien ironique de l’exposition sublime aussi ce monde : Serre moi fort dans tes bras et faisons le tour de la terre.
Les œuvres aux dimensions variées se présentent comme des suites ou bien sont regroupées en polyptique. Les taches libèrent leurs motifs naturellement informels dans des lenteurs évanescentes. Son matériel visuel semble plus dispersé que composé. Sans en avoir l’air, chaque œuvre s’équilibre dans un désordre paradoxalement instaurateur. On repère des indices de palimpseste dans l’entremêlement des feuilles et des plans visuels. Quand il y a un effet de matière, il est pareillement imaginé en jouxtant des techniques tantôt aquarellées et tantôt travaillées en pâte. Le paradigme d’un théâtre esthétique se crée par des suggestions d’empreintes et de traces. Les formes sans contour fixe deviennent aussi tactiles que mémorielles. On bat la mesure en pensant free jazz et musique informelle, on mixte Milford Grave avec Morton Feldman ou John Cage. On suit les mouvements de nuages flânants et on suit des eaux vives, à moins qu’on écoute la matière inouïe d’aperçus temporaires.
L’étrangeté des rendus redouble quand on remarque que l’artiste ne peint pas toujours directement les formes qu’elle utilise. A bien observer (ou anticiper et prédire) son action restreinte*, on constate qu’elle a procédé par collages. Les sensations de matière virent à l’énigme ; empreinte, dépôt ou restes et souvenir : de quoi sont-elles originales ? Bien qu’elles soient « fabriquées » à partir de rebus et de « peaux de peintures » qu’on imagine prélevées de palettes abandonnées, la façon dont l’artiste accessoirise ce qu’elle prélève suscite l’intérêt pour leur scénarisation. Tout semble être étudié pour (faire) rêver d’un art paradoxalement brut, à la fois allégé de tout précepte plastique et en même temps débarrassé de sa culture. Laurence Papoin, également auteure de sculptures en ronde bosse et d’installations a souvent parié sur le double (en)jeu de l’aplat du support pictural et du volume en repensant certains aspects d’oxymores créés par leur tumultueuse opposition. Alors que la translucidité des œuvres actuelles fait songer à un conflit d’incarnation/ désincarnation, le déplacement dans les deux sens, de l’évanescence vers le relief, sert d’argument à l’étrangeté d’un parti pris bizarre et paradoxal. Alors que les œuvres exposées doivent se regarder comme des reliefs et des étendues, comme des peaux autant que comme des empreintes, chaque expression considérée en quatre dimensions ou seulement en deux apparaît comme une concrétion esthétique d’espace et de temps.
La peinture de Laurence Papouin n’est pas seulement complexe visuellement, elle se déploie aussi comme une parabole sur l’écoulement du temps. Pour elle, chaque occasion de créer de l’image temporelle apparaît propice à abonder dans son travail des marques sensibles de temps d’accomplissement. La moindre opportunité de réunir un contexte (une œuvre, son support, des formes, couleurs et des effets de matière, des apparences iconiques et des esthétiques visuelles), rien ne semble devoir échapper à l’index de pratiques constamment titillées par leurs temps d’expérience. Dans ses œuvres, que ce soit bref ou durable, rien n’est arrêté. L’idée même d’étirement ou de délassement d’une vue provisoire lui semble audible. Rien n’échappe à sa considération sur l’œuvre en train : l’aspect des choses ou leur supposé rattachement à une image finie, fusse t-elle d’un temps limité : l’instable est son équerre. On pense à ces « Je ne sais quoi et ces presque rien » commentés par Vladimir Jankélévtich**. Ces nouvelles œuvres de Laurence Papouin suggèrent, de fait, une réflexion sur la vie de l’œuvre, ses passages furtifs et ses moments d’existence fugace, les choix temporaires dont elle ne peut se démettre, et dans lesquels elle indique puiser d’autres respirations, écouter le son discret d’un filet d’eau ou de vent soufflant entre les nuages.
* Jean-François Chevrier, cat. « L’action restreinte. L'art moderne selon Mallarmé », Ed. Hazan/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2005 ** Vladimir Jankélévtich, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, ed Seuil.
Mathieu Cherkit, Time’s up ? chez Xippas
Mathieu Cherkit représente des intérieurs qu’on peut voir depuis leur porte d’entrée laissée ouverte. Les tableaux sont colorés dans des gammes rappelant l’expressionnisme et le fauvisme. Le point de vue toujours très rapproché entremêle deux impressions contradictoires : un écrasement d’un intérieur visible avec l’entrée symboliquement ouverte dans le plan de la toile, et la déformation anamorphique de l’espace convexe où se trouve le spectateur. De sorte que les images obtenues et exprimées dans un style à la fois réaliste et expressionniste semblent refléter et superposer la double vision interne et en surface d’un globe oculaire : (on songe évidemment à l’image du tableau Les Epoux Arnolfini peint par Van Eyck dans le miroir au centre du tableau éponyme). Difficile de ne pas songer aux intérieurs échafaudés par Francis Bacon autant qu’à ceux anamorphosés par Sam Zafran. Ces généralités dites, l’intérêt de beaucoup d’œuvres tient à l’aspect que l’artiste accorde à l’expression matérielle du tableau à travers l’interprétation de ses bords. En traitant certaines productions comme si elles avaient été arrachées de leur support, Mathieu Cherkit active simultanément les deux lieux que sont l’avant et l’arrière plan maintenant devenus des espaces projectifs et virtuels. Partant, l’artiste induit une fragilité mémorielle intéressante pour son tableau. A partir cette scénarisation dans laquelle, toutes choses égales, le spectateur peut entrer et sortir ou coller à son « mur peint » on se dit que l’artiste se démêle ou se mêle avec des vues dont il a décidé l’entremêlement. A la fois habile et visuellement forte, et bien qu’à la fois assez conventionnel et dans l’air commercial du temps, ce travail rouvre à sa façon des voies de figurations historiquement intrigantes.
Ali Banisadr chez Thaddaeus Ropac rue Debelleyme.
« Return to mother » est l’intitulé semble t-il symbolique de cette exposition dont le programme signe une vision de la peinture à la fois romantique, épique et traditionnelle. Particulièrement au fait d’une esthétique fresquiste et d’une maitrise impressionnante des effets plastiques du geste de peindre, le peintre déploie ses vastes tableaux avec le souci constant d’y mobiliser tous les effets possibles de mouvements et de traces du geste emportant les motifs. Bien que réaliste, aucun motif ni aucune forme ne restent lisibles, les images semblent avoir été traversées par un ouragan d’effets formels conçus pour abstractiser ou dissoudre les formes. Ne restent que des effets de contexture et de texture esthétiques, des objets picturaux pouvant de loin rappeler en les entremêlant Turner ou Delacroix. Les résultats sont impressionnants, subjuguants, spectaculaires, sidérants, envahissants d’expertise dans les compositions et la manière comme dans l’aperçu stylistique. Ce programme de création/exécution manifestement préconçu se répète en surface de tableau en tableau sans réellement parvenir à une expression picturale épique et romantique à laquelle il semble vouloir croire. In fine, chaque œuvre donne le sentiment que le peintre a lui-même perdu le contrôle et la distance tactique de visions qu’il imagine au détriment d’un spectacle superficiel où on perd le décollage pictural poétique.
Tina Schwarz, « Corps étranger », chez RX
Le corps régulièrement représenté de manière transgressive et emporté dans des mouvements et attitudes caricaturales sert des images en tension entre fiction et délire. Les images de chaque monde possible s‘enchevêtrent en allusions, récits ou à thèmes d’expression à travers les anatomies des corps aussi enveloppantes qu’elliptiques. L’onirisme assumé du dessin est compliqué. En marge des éléments simplement plastiques, des influences ne sont pas abstraites : ce sont des compo-sitions cubistes et des associations surréalisantes, des variations expressionnistes et des suggestions optiques apparemment empruntées au cinéma ; d’autres fois, c’est une vague impression d’être un mouvement apparemment séquentiel et une case d’un storyboard. Les silhouettes se contorsionnent ou bougent en transe avec des accessoires supposés ou des objets prothésiques ; en même temps, la subjectivité fluide et véhémente du geste du dessin épisodiquement appuyé et tantôt rehaussé de couleur s’impose par une autonomie indiscrète. Les toiles, par endroit laissées écrues, apparaissent comme des réceptacles de fantasmes indescriptibles ou égrènent des narratifs sommaires. L’attrait de l’artiste pour le fantastique n’est pas feint.
« Paysages insommiaques » par Philippe Cognée chez Templon, rue Beaubourg
L’exposition est placée sous l’aura d’un «amour inconditionnel du peintre pour la peinture figurative»… Naguère à la fois surprenante et d’une efficacité reconnue pour sa somptueuse plasticité, la technique picturale à la cire fondue de Philippe Cognée n’est plus qu’un formalisme. Les tableaux brillent d’apparences sans créativité : plus d’effet all over problématisé avec la charge expérientielle des limites du support en dehors de coupures conventionnelles des motifs, pas davantage de recherches quant à la déconstruction du figural, pas de ressort quant aux dimensions des tableaux aveugles sur l’idée de monumentalité. Les représentations manquent aussi d’envergure quant aux choix de focales et d’invitation à l’étonnement pour le spectateur, quand bien même certaines images d’arbres ou de champs de tournesols rappellent des œuvres et des artistes réputés (« un peu » Van Gogh…) La méthode picturale a même perdu l’expressivité plastique et subjective sinon onirique et de ses fondements matiéristes. Ne reste qu’une production commerciale.
Xie Lei, « Chant d’Amour », chez Sémiose
Les tableaux à la fois fortement contrastés et fermement réalistes focalisent l’attention sur des apparences stylistiques et esthétiques qui ne se cachent pas d’avoir été, semble t-il, des préalables. Tout porte à considérer sous cet angle les rôles et les choix répétés de l’artiste d’assumer une manière du geste de peindre. Ce sont par ailleurs des principes d’attirance visuelle sur une formule narrative, et c’est, me semble t-il, le désir de privilégier une forme de description littérale des formes, davantage qu’une recherche sur les moyens spécifiques de la peinture au sens d’une recherche en soi. Ici, tout paraît lié à un texte. On a le sentiment de s’illusionner en partie si on croit le geste pictural engagé sur son sens tactique au delà du service descripteur. Cette façon récurrente qu’a l’artiste d’affleurer ou de balayer la surface de sa toile pour flouter les ses sujets et leur environnement crée du mystère et atteint une forme indiscutable de beauté théâtrale. Sans réellement approfondir la fragilité des apparences qu’il met en scène et nuance pour dépasser l’anecdote illustrative par une impression d’atmosphère, Xie Lei parvient toutefois à muscler les silhouettes dont ses images ont besoin, de telle sorte qu’elles s’enrichissent d’être littéralement imprécises en étant arbitrairement stylisées. Cet effort s’affirme encore quand on note un décalage entre l’attention accordée à l’autonomie spécifique du tableau au profit d’une lecture quasi scénarisée de son programme de composition. Passé son style préconçu, cette peinture trouve in fine son étonnement esthétique.
Bernard Moninot : « Lumière fossile », chez Galerie Catherine Putman
Bernard Moninot poursuit sa quête mémorielle des cieux. Il est encore question de lumière et d’étoiles, de constellations et de voie lactée environnante. Bernard Moninot a entrepris d’en révéler le spectacle de plusieurs façons : des visions entremêlées d’architecture et de nuages filaires et des peintures fourmillant de taches aquarellées blanches, dispersées sur un fond de papier noir. Chaque œuvre paraît simultanément immatérielle et intemporelle, délicate au point de questionner le réalisme de son incarnation plastique.
La lumière réfléchie des étoiles ne suffit pas davantage que l’équivalence espérée d’un dispositif artistiquement utilisable : il faut en même temps à l’artiste convoquer la nuit comme fond. Les archi-tectures composées de minuscules étoiles de métal argenté reliées par des fils sont délicatement suspendues aux murs. Les peintures serties dans des coffrages obscurs s’offrent comme des croquis et des notes prélevées sur le spectacle du ciel étoilé. Chaque œuvre fait naître un mirage où il est question d’évocations sensibles dans les deux sens réciproques d’une inspiration et d’une expression légère.
Pour l’artiste, les repères visuellement incertains de ses myriades allusives et leur distance problématique pour l’œil deviennent des prétextes à réévaluer les marges de son projet artistique dans un espace illimité. Chaque construction en volume et chaque composition exercent simultanément une force attractive commune. Sur les murs de la galerie, quelles que soient leurs dimensions intimes et panoramiques, les œuvres inversent les regards éloignés et les immersions individuelles vers des cosmogonies mixées d’étoiles poétiques et de réseaux imaginaires.
Pierre Tal Coat au risque de « l’art primitif » chez Christophe Gaillard
« Tal Coat peintre premier », comme on dirait de Picasso confronté à l'art africain : « Picasso sculpteur premier » ou « Dubuffet, artiste brut premier… » Pourquoi pas, quand bien même le primitivisme apparent de la pratique de Tal Coat et certains aspects des productions préhistoriques ou des sculptures africaines puissent se relier entre elles et sembler partager un corpus commun. Sensible ou universitaire, le rapprochement, pour aussi naturel et ordinaire qu’il paraisse, peut en même temps s’avérer superficiel quand il s’agit de distances anhistoriques… Une information de la galerie rappelant que Tal Coat n’a jamais « collectionné » d’œuvres d’ « art premier » conforte le caractère autonome de cette perspective de confrontation culturelle. Quelles que soient les œuvres exposées, celles de Tal Coat ou d’un artiste « premier », les pièces réunies sont en même temps d’une puissance esthétique remarquable. Dans les divers espaces de la galerie, l’intérêt formel esthétique entre réalisme, abstraction et narratif défie l’approche critique. Je ne peux que redire mon émotion devant l’intelligence sensible du hiératisme des peintures de Tal Coat. Qu’importe que la sobriété de sa peinture soit confondue avec les réductions visuelles courantes de sculptures africaines ou préhistoriques, Tal Coat a développé à sa manière un art synthétique et imaginaire de peintre exceptionnel d’intelligence plastique. Sa technique qui mobilise plastiquement à la fois la toile comme lieu, espace, objet et événement visuel comblent autant mon désir d’admiration que les œuvres de ses contemporains, Bram van Velde ou Geneviève Asse. On est particulièrement saisi par la beauté subtile de l’ensemble des très petites œuvres assemblées dans une des salles. On sent chez lui un authentique projet artistique, voire « une peinture sans filet* ». Inoubliable !
Parmi les œuvres d’art premier exposées et confrontées, la merveilleuse efficacité expressive et humainement sensuelle d’une modeste sculpture représentant un corps de femme (enceinte ?) provoque l’enthousiasme. Au point de faire presque « oublier » les œuvres du peintre pour se concentrer sur sa plasticité aussi essentielle que celle d’une Venus de Willendorf. In fine, on peut autant se laisser porter par l’indépendance historique des deux univers d’expression que leur reconnaître une étrange proximité humaine.
* Samuel Beckett à propos du travail de Geneviève Asse