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Trois expositions bonheuresques…

29/11/2022

Paul-Armand Gette, Pascal Casson et Anne Sophie Tschiegg…

"Célébration du 0m" par Paul-Armand Gette, galerie Satellite.    

     Paul-Armand Gette poursuit son exploration de l’intime et de la botanique. Comme on peut s’y attendre, l’imaginaire de l’un et l’autre des deux univers étant aussi suggestif que subjectif, l’artiste les incarne en les faisant bruisser à travers les deux thèmes de la distance et du temps opportun dont ils se complètent par ailleurs. Partant il érotise à sa façon l’ensemble.    

      Les propositions artistiques créées par Paul-Armand Gette affichent en écho une plasticité subtile et esthétiquement humble. Les manières à la fois amicales et formellement paradoxales qu’il a de forcer l’imagination frappent à la fois par leur radicalité et par la retenue de leurs instaurations visuelle.

      L’exposition a donc été conçue en deux séquences : comme un film et comme une installation en images. La première a consisté en une lecture de Paul-Armand Gette et de la performeuse Wenjue Zheng au cours de laquelle l’auteur et son accompagnatrice ont interprété un court récit autour du thème « 0 m » (Zéro mètre). Présenté comme un commerce et une métaphore autour de l’idée de commencement, dont Paul-Armand Gette assure qu’il est invariablement porté par un récit à la fois intime et inconnaissable mais toujours « avenir », le « O m » n’est illustré qu’à partir de signes scénaristiques, d’évocations poétiques et d’entrevues sensibles.

     La seconde séquence a l’aspect d’une exposition photographique. Les œuvres, généra-lement composées d’un duo d’images de même grandeur placées l’une sous l’autre, sont imaginées et à la fois associées comme les épisodes d’une chronique aussi brève qu’un haïku visuel et comme un récit autonome. Comme on le devine, Paul-Armand Gette a subtilement entremêlé chaque contenus de sorte qu’à la succession des images exposées résonne chaque instant de la première séquence.      Dans l’exposition, un beau texte de Paul-Armand Gette reprend en partie le fil d’un entretien qu’il eut avec Bernard Marcadé intitulé « Puis-je vous toucher ».* Il y est un moment question  de perspec-tives d’interprétations formelles ou et/ou poétiques, voire les deux, évidemment ! « La gamme des médiums a été parcourue permettant aux images de passer de l’icône à l’indice tout en traitant le même sujet, et là encore il est question de distance…mes recherches, intitulées “Contribution à l’études des lieux restreints” restent fidèles dans ma pratique du “Regard rapproché”, où l’aptique devient le prolongement de l’optique pour peu qu’il soit désiré » L’exposition vire à une allégorie en acte de l’art instaurateur. On ne peut qu’être touché par la pudeur suggestive des compositions, leurs histoires et les fictions réelles et fictives qui les traversent, la délicatesse et la retenue des instants qui y sont imagés et qui demeurent silencieux comme des images. On  s’est tout autant captif de l’humour discret que l’auteur donne au sens du toucher « à 0m près ».    

     Paul-Armand Gette fait vivre ses rêves en scénarisant avec ironie leur intimité à travers une érudition sans pareil. Le temps passe, à la fois lent, stationnaire comme une respiration intérieure précipitée comme une effusion. Les sources « sacrées ou pas furent diverse et variées » comme des allusions affleurent par étapes ou pauses. En même temps les compositions semblent de tendres interstices entre agencement et forme poétique. L’art de Paul-Armand Gette procède d’un souffle puissamment doux.

*Bernard Marcadé/Paul-Armand Gette, « Puis-je vous toucher » entretien, in Artpress n°99, janvier 1986. ** Paul-Armand Gette, « L’actualité 0 m et ses rapport avec le petit linge », texte de P.A. Gette présenté parallèlement aux œuvres dans l’exposition.

 

Pascal Casson, "L'inventaire complet" au musée d’art contemporain de Caen.

       L’intitulé de l’exposition a des résonnances ironiques. Qu’est-ce à dire ? Un inventaire est par définition complet puisqu’il énumère exhaustivement des éléments qui le constituent tel qu’il se trouve. Dire qu’il serait incomplet reviendrait à y supposer des manques en partie déjà connus de leur « comptable ». Autant suggérer que Pascal Casson n’aurait d’yeux que pour les évaluations indéterminées, qu’il serait davantage attiré par les aventures qui continuent que par celles qui se terminent. Dès lors, l’infini supposé (ou suggéré) de l’inventaire devient l’élan par lequel il devient illusoire sinon inutile et Pascal Casson invente l’argument qui nous pousse à déjà penser que l’exposition de ses œuvres est non seulement sélective mais qu’en plus il aurait lui-même en tête de rendre inconcevable l’exhaustivité esthétique même de ses recherches. Autrement dit, Pascal Casson inventorie ce qui le pousse à élargir, augmenter ou redéfinir sans cesse ce pourquoi sa créativité artistique n’aura de cesse d’explorer de nouvelles formes d’expressions.

       Dès son aperçu depuis un grand assemblage mural précédent la salle principale de l’exposition, la peinture de Pascal Casson stupéfie par son inventivité technique et plastique, voire son imprévisibilité : elle apparaît à la fois radicale et nuancée, d’une expression résolue et en même temps ouverte à sa propre diversité d’inspiration culturelle, abstraite sans être aforme ou dogmatique vis à vis de l’image. Catalogue à la fois analogique et suggestif de paysages qu’on devine réels et mémoriels, les peintures égrainent aussi en miroir des apparences qui semblent autant de passions ironiques de son créateur pour l’expression visuelle.

    Plus que de peinture, davantage que d’œuvres, il vaut d’ailleurs mieux parler de projet d’esthétique picturale, car c’est de cela que l’artiste creuse son art : il s’agit de concevoir et d’imaginer une recherche artistique générale. Le paysage des œuvres qu’on conçoit sur le seuil et qui continue dans l’exposition principale donne une impression diffuse de constance et de questionne-ments renouvelés.Visible jusqu’en février 2023 au musée des beaux arts de Caen, l’exposition gratifie ce genre de bonheur dont on garde une trace émue tant la cohérence et l’intelligence de l’univers créatif qu’on découvre en vrai sont aussi bien mis en valeur.

      Les tableaux de Pascal Casson sont faits de vastes assortiments de formes, de couleurs et d’effets de matières en un certain ordre dispersés*, d’amalgames bizarres, de regroupements, de rapprochements, d’accolages et de constructions baroques de surfaces et de tracés, d’associations d’improbables silhouettes ou de motifs aux dehors géométriques… Pas d’ordre apparent, sauf à remarquer que l’artiste semble vouloir sublimer l’espace disponible de son support en le débordant ou en soulignant ponctuellement une limite. Les couleurs souvent évocatrices de teintes semblent inspirées par la nature, et le geste du dessin est à la fois tranquille et spontané. La touche du pinceau est posée et mesurée comme celle de Philip Guston, sensible comme une esquisse visuelle d’Hervé Télémaque. D’une dimension importante ou limitée au format de cahier d’écolier, les œuvres paraissent esquissées, relevées comme des empreintes, parfois révélées comme des vues émergeant dans un laboratoire photographique.

        Pascal Casson peint sur des papiers de récupération, des cahiers inutilisés et oubliés. Depuis peu, il utilise aussi de grandes feuilles de yupo**, support synthétique à la fois lisse et non poreux. A son contact, l’artiste se tient prêt à réagir à ses variations et à son rythme irrégulier, l’intuition redouble d’intérêt. On l’a dit, le geste spontané ou glissant compose avec la visualité expressive des motifs tantôt expressifs, tantôt incontrôlables. Des formes inspirées par réminiscence de la nature subliment des compositions suspendues aux frottements sensibles de l’artiste aux prises avec l’action prégnante de son travail en train. L’avancement est énigmatique, il fait cohabiter plusieurs sources d’inspirations dans des sortes de rebuts plastiques et l’œuvre fait songer à un paysage archéologique ou aérien aux accents minimalistes et conceptuels. L’œil agence d’autres fois des signes en apparence abstraits, silhouettés de leur seule tache sur l’étendue du yupo. On se surprend à trouver entre eux une origine ou des liens. In fine, l’idée d’un paysage mental  et poétique gagne du terrain.      

        L’exposition se visite comme on vient voyager avec l’artiste absorbé par son entreprise créative. Sur les murs, des paysages d’horizons imaginaires sont cartographiés. Répartis sous d’autres aspects dans des vitrines à travers des séries d’études sur feuilles uniques aux intitulés évocateurs, tout incite à la contemplation. Pascal Casson agit, parfois il pense en compositeur sonore. Chaque œuvre témoigne des actions subtiles empiriques ou intentionnelles qui l’ont fait passer de l’ouvrage au tableau, et qui, entre formations et transformations visuelles l’ont spectaculairement changé en art libre. Pour le spectateur, ça confine parfois au monument ou à l’échange complice : ça parle modestement, mais ça parle en profondeur. Pascal Casson l’a inventé et produit comme Walter Benjamin a défini l’aura du travail visuel par son moment temporel d’instauration. Dans leurs vitrines respectives, sur chaque mur, le travail artistique de Pascal Casson pulse du temps qui le conduit à faire vivre son indéniable pouvoir de poésie picturale.

* J‘ironise volontairement sur une expression aujourd’hui dépassée du peintre Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Maurice Denis in Art et Critique, 1890  ** A l’inverse des papiers fabriqués à partir de fibres végétales, le papier Yupo est un papier synthétique élaboré à partir de matières plastiques (propylène).

 

Anne-Sophie Tschiegg, "Inventaire", à la galerie Sabine Bayasli.

     On voit d’emblée que ses tableaux sont d’une épaisseur esthétique particulière, dense et aérienne, quasi ontologique d’une activité irréductible à l’histoire de son art. On se convainc  que ce qui est  peint s’oppose à toute objection, qu’on est face à une artiste autonome. Anne-Sophie Tschiegg peint des motifs allusifs où on peut identifier une silhouette humaine et un bouquet de fleurs, les éléments d’un paysage imaginaire ou un univers visuel aux confins de l’abstraction, réinventé ou retrouvé ? Peut-être ? Jamais littérale, sa peinture impose une matérialité sensuelle, perturbante de profondeur technique et de simple humanité.

     Généreusement composé par couches successives plus ou moins transparentes, de formes variées vivement dessinées et colorées en direct, chaque tableau montre que l’envie de peindre emporte tout. De multiples indices d’ébauches, de marques d’hésitations et d’apparences encore intermédiaires montrent qu’intuitivement tout s’ordonne par rapprochements et fusions d’effets de présences et de constructions imaginaires. Le rectangle comme la surface du subjectile ne sont jamais oubliés ou en reste : Anne-Sophie Tschiegg questionne leurs bords respectifs dont les limites rarement couvertes remontent ça et là comme des traits de lisières subtiles. On voit encore que bien qu’intimement emportée par son activité résolue, l’artiste par ailleurs affairée à une conception prioritairement sensible de son travail artistique a cherché à faire que les tableaux ne se bornent pas à l’exercice d’un expressionnisme individuel. De multiples détails structurants et des aperçus finalement conservés montrent en effet qu’Anne-Sophie Tschiegg se réapproprie des intellections picturales historiques.

        Qu’est-ce qui la pousse à se rendre artistiquement si sûre qu’elle ne cédera rien au spectacle de réussites rentables, qu’elle ne veut rien craindre du travail plastique nécessaire pour faire valoir un choix esthétique personnel ? Quel destin personnel la force à ne pas s’imaginer autrement qu’en peintre libre ? Croit-elle d’ailleurs à un autre monde possible, sinon pensable, que le sien ?

     Bien de précédé par l’intitulé « Inventaire », aucun tableau n’est titré, il n’y a pas même l’indication « sans titre » ; reste un art singulier de peindre, de s’aventurer à vouloir réaliser un tableau, surtout d’en montrer la recherche aventureuse et incertaine. Qu’elle soit imposante par sa taille ou presque de poche et intime, chaque œuvre capte cependant l’attention par des forces sensibles qui semblent vouloir surpasser l’impossible par des influences affectueuses. Et en confiance avec ces horizons, l’artiste veut rendre toute sa chair à la peinture, l’image à ses étonnements, veut prolonger l’accès au pictural par des expériences d’étape, méthodiquement et intuition après intuition. La vie du tableau l’intéresse : sa forme doit surprendre. Les nombreuses reprises remarquables dans sa peinture informent qu’Anne-Sophie Tschiegg est attachée aux rappels et aux souvenirs irrévocables de son engagement ; s’y contraindre par désir, comme une évidence, jusqu’aux confins de l’injustifié, montrer qu’on s’en détache en acceptant le tableau tel qu’il sera assumé. Anne-Sophie Tschiegg pense sa vie de peintre comme une incarnation à  la fois possible mais aussi toujours imaginaire : elle lui a confié à égalité son existence et celle de ses peintures. Je vais me replonger dans la lecture du « Chef d’œuvre inconnu ».