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Faims de peintures et menus de galeries

03/07/2023

Quatre arts de peindre…

L’imaginaire des grouillements graphiques de Wols chez Karsten Greve

    L’actuelle exposition consacrée à Wols par la galerie Karsten Greve permet de voir des œuvres sur papier aussi minuscules que stupéfiantes dans leur poésie graphique. Wols, dont la galerie veut saluer la mémoire et rappeler l’importance de sa peinture informelle dément pas ces dessins l’inanité d’un jugement définitif sur le caractère abstrait ou figuratif de sa pratique.
    Dans chaque œuvre, les gestes du trait s’accumulent, à la fois incisifs et allusifs, affutés et hypothétiques, élancés et évanescents. On les regarde comme s’ils n’étaient incarnés par rien, juste existants, et pour cela curieux, et encore, pour cette raison bizarres, captivants… On imagine l’artiste autant préoccupé par leur somme que par le sens incertain de leur masse. Est-il aussi en train de les assembler pour donner à la surface de son support le rôle d’un champ de curiosités visuelles ? Chaque image émeut par l’intimité de son apparence, foisonne d’inventions esthétiques réelles et accidentelles, on devine l’attention de l’artiste mobilisé par son avancement constamment in process. 
    D’où vient-il que l’artiste a arrêté sinon admis ce mouvement dans l’état passager où on le voit ? Imaginons Wols satisfait d’être interrompu par un point de vue qu’il n’avait pas imaginé et qui l’incite à se découvrir lui-même artiste naissant.

 

« Peintures rares, peintures récentes » de Stéphane Bordarier à la galerie ETC 
    Dans un beau texte d’introduction sur l’exposition, Catherine Millet juge la place que Bordarier accorde à la couleur comparable ou comptable de la posture intellectuelle de Cézanne : « Quand la couleur est à son intensité, la forme est à sa plénitude ». C’est, me semble t-il, un peu oublier plusieurs choses de nature aussi bien techniques que liées à l’apparence peinte.
    Sans doute est-ce à ce titre que les mots qu’elle utilise pour définir les impressions que lui suggère le travail du peintre renvoient davantage à des recherches autour du dessin et de l’architecture de la composition plastique que d’une approche par la couleur et ce qui la détermine. Les constructions plastiques de Bordarier échappent pour ces raisons au paradoxe cézannien d’une image peinte comme une apparence sans paraître aussi provisoire qu’incertaine sinon purement et à ce titre conceptuellement comparable avec le monde pictural de Cézanne. Catherine Millet concentre précisément son propos sur des effets esthétiques en oubliant que Cézanne construit un regard sur la relativité de la forme, à la fois vue et aperçue, peinte et exposée comme une vision. De son côté, Stéphane Bordarier  pense le tableau et la toile comme deux étendues. Il peint en essayant la rencontre objective de deux surfaces tout en cherchant chaque fois à initier un ensemble « (1+1)= (1+1+1)». 
    La manière du peintre ne se cache pas d’être datée, à l’instar des ambitions plastiques/critiques du groupe Support-Surface dont il rappelle par rémanence le risque artistique d’un formalisme. Le peintre occupe (occulte) la surface avec une forme colorée à l’instar d’une silhouette abstraite simultanément esquissée et disposée avec l’aura d’une composition formelle. Catherine Millet évoque opportunément un travail de nappage d’une couleur unique et homogène et poussant à un tachisme aux contours incertains : « une forme déchiquetée, parfois une forme fermée »… De son côté, le peintre évoque des interactions et des reflets entre la teinte étalée et la matière ou la couleur sous-jacente de son support toilé, des gestes de remplissages et d’étendages intuitifs, d’autres gestes comme des traces lyriques. In fine, l’œuvre peinte expose des configurations et un projet d’expression visuelle avec une aura pédagogique : « (1+1)= (1+1+1)». On parle de limites connues et prévues de son travail, des recherches de réflexivité du peintre aux prises avec l’avancement de son travail.
    Les mouvements de déploiement et d’étendage de la couleur permettent au peintre de silhouetter des formes plastiques sans contraintes illustratives ou expressives. Selon lui, le tableau peut se concevoir comme une aire chromatique sans autre intitulé que sa datation et un champ visuel n’engageant que les propriétés physiques de l’objet peint : sa forme et sa  surface  ou son cadre géométrique suffisent. D’un peu loin et subjectivement, on songe aux silhouettes découpées de Matisse, avant d’encore plus loin, oser parier que le contenu artistique d’une peinture de Stéphane Bordarier pourrait jouer d’égal à égal avec le projet pictural expressif et intellectuel de Cézanne… 
    « Aurai-je le temps d’exprimer ma petite sensation »*, la toile vs le tableau est pour Cézanne à la fois un horizon sensible et un espoir d’expression personnelle. Maurice Merleau-Ponty dit de sa peinture qu’elle est « un paradoxe en ce sens qu'il recherche la réalité sans quitter la sensation »**. La couleur instruit qu’il faut l’activer pour « électriser » conjointement deux dispositifs sensibles dans un mouvement d’instauration plastique et visuelle capable de se sublimer en apparence peinte. Rien de la « description » de la forme par l’espace qui l’environne ou des propriétés formelles de la couleur n’échappe à son projet concentré sur la charge instauratrice et artistique de son regard sur le mouvement de l’œuvre en train. C’est à ce titre qu’en parlant de volume, Cézanne peut aussi bien s’appuyer sur le modelé des reliefs que sur le modulé des teintes colorées par la lumière. C’est à ce titre encore que Cézanne ne conçoit un effet de teinte uniforme qu’à travers une multitude de teintes diverses mais vibrantes au contact de leurs valeurs d’intensité entremêlées. Loin de cela, Stéphane Bordarier joue la teinte locale, limite l’intensité de la couleur et l’impact d’une surface entière uniformément peinte à un échantillon. La forme de Cézanne surgit dans une apparence conceptuelle structurée d’espace, de lumière et d’événements du regard ; Stéphane Bordarier compose des nappes teintées, arbitrairement promues univers plastiques. 
    De la même façon que le cubisme a pu être à l’origine d’une belle approximation des aléas du regard instaurateur de Cézanne, les peintures de Bordarier sont intéressantes par sa manière personnelle de poursuivre (cependant à frais nouveaux) et risquer les propositions théoriques critiques (voire doctrinales) du groupe Support-Surface.3 Catherine Millet discerne avec talent des processus créatifs (et semble penser à certains artistes du groupe) à propos desquels son engagement comme critique et historienne de l’art est connu. Les œuvres par nature aussi confusément conceptuelles et abstraites de Stéphane Bordarier reprennent et exposent des principes semblables : l’œuvre en train se borne à un travail d’étendage minimaliste et informe de nappes monochromes mates, couvrant majoritairement ou de façon aléatoire des rectangles initialement blancs qui servent de support voire de socle. Les idées de Cézanne et de Bordarier peuvent évidemment être confrontées ou/et mises en perspectives l’une par rapport à l’autre. Dans cet enjeu où l’objet et la surface du tableau dépendent l’un de l’autre de la circulation des regards, il revient à Cézanne d’avoir interpellé non pas formellement mais conceptuellement le rôle aussi bien local qu’environnemental et instaurateur de la couleur pour l’apparence peinte. 
        Si chez les deux artistes, la forme et l’informe (et non l’aforme) se mélangent sans s’opposer, se contredire ou dépendre d’un horizon conceptuel, l’abstraction, comme processus et comme esthétique reste un point nodal où les approches plastiques des deux artistes apparaissent difficilement « rapprochables ». Il est juste de dire que Bordarier met en pratique une grammaire visuelle formellement expressive et qu’il s’y tient avec talent. Le plus du désir de sensibilité artistique de Cézanne est, me semble t-il, qu’un tableau stupéfiant ne saurait être cerné de toute part.

*Cezanne, Correspondance. **Maurice Merleau Ponty, Le doute de Cézanne

 

« Le regard comme une vue, sans cesse » de Jeremy Liron chez Isabelle Gounod
    Jéremy Liron peint des paysages réalistes comme on peut enregistrer et conserver la vue particulière d’une contrée. Les tableaux, de dimensions panoramiques ou de la taille d’une note colorée, sont composés avec une rigueur imparable. La plasticité de chaque image stupéfie par son iconicité et les techniques d’expressions employées. Toutefois, une impression pointe qu’il s’agit davantage de vues spectaculairement peintes que d’expression d’un regard critique sur le mouvement d’instauration aller et retour pour le peintre et le spectateur.
    L’artiste mobilise en même temps le réel et ses apparences peintes avec des finesses créatives qui ne se cachent pas d’être artistiquement aussi cultivées qu’habilement intuitives, voire d’une aura d’innocence qui interroge. Je voudrais précisément m’attacher à cette aura un peu particulière dont on n’arrive pas à se défaire et qui agit sans qu’on sache si elle est réellement improvisée ou imprévue esthétiquement.
    Les tableaux déclinent des vues sélectives de divers paysages. Chaque image cadre une morphologie, un angle de vue, un détail esthétique : chaque peinture fait place à une sorte de périphrase formelle d’un lieu remarquable pour sa composition plastique naturelle. Plutôt que des panoramas généraux, les peintures (re)composent ainsi des photographies surprenantes, concentrées sur des aspects particuliers.
    Les peintures sont frontales, les sujets suivent parallèlement le plan de la toile sans effets de dégradés ou de perspective. Pour l’essentiel, Jérémy Liron construit des espaces en découpant, en superposant ou en recoupant les plans les uns par rapport aux autres. Un jeu répétitif avec le statut du premier plan et d’une forme d’aporie de la pratique du peintre creuse les peintures et les vues en instillant une aura troublante. Le peintre semble régulièrement vouloir ménager un plan admoniteur comme premier plan et seuil du regard dans chaque peinture.
    Les rapports entre lumière et ombre suivent un processus semblable, chaque zone est définie comme un lieu d’éclairage ou une zone non éclairée.
    Le dessin domine à travers le cadrage et la composition sensiblement prioritaires. La couleur joue un rôle de coloration imageante, son pouvoir esthétique s’étend et varie plastiquement selon un paradigme de nature lui aussi compositionnel. Ses variations de vivacité, d’intensité voire ses harmonies apparaissent nuancées en fonction de codes plus analogiques qu’atmosphériques. Tout soutient l’idée que peindre est un travail du regard sur l’image et la vue qu’elle soutient. La peinture de Jérémy Liron dérange en ce que l’artiste semble parfois improviser son travail et en même temps le réduire à une apparence analogique et photographique. L’art de produire un tableau qui ne se cache pas d’en être un s’efface devant une vue confinée à son modèle. La peinture comme geste et mouvement d’instauration peine à s’imposer face à la vue photographique. Le sens du « cadre » se brouille et se borne en même temps que le regard du spectateur s’intellectualise en subodorant des geste sensibles et des habiletés techniques sous l’apparence lissée des peintures. Partant encore, l’impression que les tableaux se répètent stylistiquement et font buter la recherche sur le mur de l’image opacifie l’idée d’une fonction mobile du regard.
    Avec l’expérience installée d’un doute quant à l’intérêt purement pictural des œuvres, Jérémy Liron livre à cru des expérimentations plastiques à contrario indéniablement expressives. La quasi absence de perspective et la frontalité de l’image peinte, le rôle régulier d’un motif curieusement cadré ou placé sous l’éclairage forcé à la fois réel et fictif d’un plan admoniteur, tout cela contraint à regarder et parfois à surprendre des manières de peinture brute aux effets disruptifs. Il s’agit d’un geste horizontal décrivant le tracé d’un bord imaginaire du tableau, l’apparence d’une reprise de son cadre, mais aussi le soulignement du motif ou son écho longeant horizontalement le bord inférieur de la toile et instaurant le seuil de la peinture. Ailleurs, il s’agit de coulures ou de surfaces incomplètement peintes, d’une composition oubliée qui, de ce fait, semble « pas finie », voire incomplète. Il s’agit d’un ordre esthétiquement évasif, laissé à l’appréciation du spectateur ou bien, selon Umberto Eco, d’une œuvre s’ouvrant à elle-même**. In fine, ça peut encore être des traits d’esquisse laissés visibles, des silhouettes de début de travail en cours… tout plein d’insuffisances ou de libertés sur le fond desquelles, à l’instar de recherches de Cézanne sur « la vérité en peinture » ou en résonnance avec la suggestion qu’« En peinture, on peut jouer avec tout »***, le regard du peintre comme celui du spectateur, tous deux aussi sensibles que perplexes devant la peinture, tentent de concevoir quelle forme de visibilité peut être plastiquement mise en œuvre pour agir en peinture et en même temps troubler le regard.

**Umberto Eco, L'œuvre ouverte, éd.Points. **Cezanne, Correspondance, ibid. ***Jeremy Liron, Entretien avec Mathilde Wagman, Radio France, 9 juin 2023.

 

« Cosmopool », ou l’effet d’irréalité contextuelle du pictural par Julie Navarro, Galerie Liusa Wang
    L’exposition se compose d’une série d’œuvres peintes sur des rectangles de gaze tendus sur des châssis. On remarque d’emblée que l’artiste désirant jouer avec la transparence du textile a cherché à construire son travail sur l’entremêlement de divers plans possibles du subjectile en partant de l’épaisseur de son châssis. Chaque tableau mute ainsi en objet en même temps qu’il se dématérialise en se spatialisant et en temporalisant son usage. Julie Navarro suggère que les Nymphéas peints par Claude Monet ont été une source inspiration. Peu ou pas de motif avéré si ce n’est la prégnance tramée de sortes de nuages composés de pixels colorés dispersés au hasard de la résille qui sert de toile et préalablement tendue sur les cadres aux résonances de découpe imaginaire. La conjonction des plans superposés, des nuages de pixels éparpillés et la dispersion pointilliste des pixels provoquant mécaniquement des effets cinétiques et des moirages, tout laisse croire Julie Navarro prioritairement intéressée par l’art optique. L’apparence détaillée des divers artefacts formels et esthétiques témoigne aussi d’autres choix expressifs : Julie Navarro poursuit à leur contact ses recherches sur l’imaginaire contextuel des œuvres.
    En superposant et en décalant en même temps les plans transparents pour que l’œil peine à se poser durablement ou à suivre un chemin d’image, Julie Navarro semble vouloir établir des visions en train de diffuser dans l’environnement. Le regard se floute sur la réalité matérielle et esthétique des œuvres dont rien n’assure qu’il s’agit de tableaux isolés ou que l’artiste nous met face à des mirages. On se demande ainsi de quelle sorte de monde physique et sensible elle se réclame et, en partant de la réalité purement plastique de leur preuve, l’hypothèse s’instille d’un temps d’apparition poïétique des images. La possibilité et le paradoxe qu’aucune d’elles y suffise et que la vue soit en même temps une aventure incertaine, tout suit un mouvement qui évoque pour chaque œuvre une autre esthétique en train de se produire. Quelle sorte de travail artistique anime donc les œuvres de Julie Navarro? Songe t-elle qu’il faut viser des réalités d’atmosphères, l’illustration de rêves ou l’invention d’illusions ? Avec ses diverses manières de mettre simultanément à l’œuvre sa production artistique et le contexte artistique qui l’anime, elle présume qu’avec le travail artistique, il y a tout lieu de se perdre en conjecture. A moins qu’il s’agisse de situations paradoxales dans lesquelles le spectateur doit se calculer comme regardeur/réalisateur de ce qu’il trouve à voir ?
    Dans la galerie, les tableaux de divers formats se défont puis se recomposent de façon aléatoire pour devenir tour à tour intemporels et immanents. Il semble que Julie Navarro prend son temps avec la matérialisation de son travail, transformant même ce temps qu’elle renonce à maîtriser à vue d’œil en une incorporéité qui rappelle celle des anges. Le mouvement de conceptualisation qui opère dans le regard fait signe que les apparences ont peut-être partie liée avec l’annonce des anges. En montrant des œuvres à peine peintes, il s’agit d’engager la peinture vers la faculté d’apparaître dans un mouvement de « Je ne sais quoi et de presque rien ». Partant, d’où Julie Navarro tient-elle que son travail peut à la fois être factuel et prendre la forme d’un mirage sur le mur de la galerie ? S’il est indispensable d’accepter le présent pour rêver, on peut, avec l’artiste, songer à surprendre l’esthétique des tableaux qu’on contemple en même temps qu’ils paraissent irréels. C’en n’est pas fini avec les « Cosmopool » de Julie Navarro.