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La Biennale de Lyon en deux jours…

08/11/2024

Quelques œuvres dans quelques lieux plus ou moins accordées avec le thème de la Biennale…

        « Les voix des fleuves », ou, selon Alexia Fabre, sa commissaire générale : « Traverser l’eau » vs « Comment célébrer l’accueil des autres »… : la Biennale de Lyon dispersée sur neuf lieux (sans compter le festival Résonnances et ses échos dans divers lieux autour de Lyon) déroule un programme et un ensemble d’œuvres littéralement impossible à découvrir en moins de trois à quatre jours complets, faute de cohérence et d’opportunité entre les horaires d’ouverture et les fermetures de lieux hors des week-end. (Faut-il donc abandonner l’idée d’y venir en semaine…?)  

           Les « Grandes Locos » (d’anciens ateliers de réparation de la SCNF) sont un gigantesque site (20 000 m2 d’exposition) où la biennale offre aux artistes les surprises d’une hauteur énorme et en même temps d’un état d’abandon général proche d’un squat. Les formats des œuvres y sont logiquement hors normes et parfois monumentales. Nombre d’artistes en ont donc profité pour produire des créations à la mesure des lieux et dans une forme in situ pour flirter avec l’environnement délaissé des lieux.

          D’entrée de jeu, cet état semble avoir séduit le plasticien canadien Michel de Broin, au point de le pousser à transformer des traces de réfection sur sa voute en écritures lumineuses. Les textes poétiquement résurgents de cette appropriation à priori strictement contextuelle croisent artistiquement l’aura du passé ouvrier des Grandes Locos, au point de suggérer l’histoire devenue céleste d’inoubliables bruits humains.

         Comme une mise en parallèle d’un ciel rémanent ou imaginaire et à l’inverse d’une réalité terrestre, une impressionnante installation philosophico-politique de Miriam Minidhou intitulée « Lève le doigt quand tu parles ». Fortement imprégnée par le goût de l’artiste pour la mémoire des écritures de toutes natures, l’œuvre en forme de résille et de forêt d’arbres anthropomorphiques met en scène un plan urbain et des bras/arbres/mains pointant le ciel d’un index invocateur. La sobriété plastique et esthétique de l’ensemble s’éprouvent en même temps comme une épure visuelle où silencieusement un/des appels semble(nt) chercher dans le ciel une référence éternelle…

            Non loin, Hélène Delprat présente un dispositif en forme d’agora et de théâtre intitulé « Vous êtes en train de m’enregistrer » :. Placée sous l’angle d’échanges entre des textes placardés aux murs ou parlés ou écoutés, d’enregistrements audio, d’interviews et de citations d’ouvrages, l’installation, puisant dans un style conceptuel daté, bruisse de messages et d’ondes à la fois réelles et allusives, quotidiennes ou mémorielles. Le temps s’égraine en dialogues, trilogues ou polylogues ponctuels et imaginaires au grè de voix présumées reconnaissables.

            Pilar Albarracin a réuni une cinquantaine de cocottes minutes de diverses formes et les a alignées en gradin pour reconstituer une sorte d’orchestre : « Marmites engagées » (c’est le titre de l’œuvre), alignées comme les musiciens d’un orchestre ou d’une fanfare mémorielle entrent en action et sifflent, susurrent, soupirent ou chuintent une « Internationale» aussi engagée que joyeusement ironique, imaginaire et poétique. La parabole espagnole mémorielle et populaire est limpide ; l’assemblage illustratif et anarchique des « musiciennes » fait entendre et auréole des voix « à bout » est d’une émotion infinie.

Il va de soi que toutes les interventions, œuvres et installations ne convainquent pas également, et si l’envie ne manque pas de parler ou d’évoquer chaque production, la fatalité impose de modérer, voire passer sous silence le moindre intérêt de certaines d’entre elles. Certains programmes d’expressions butent ainsi sur des intentions manifestement pas assez mûries, un côté parfois bricolage d’étudiants jusqu’à l’impression de visiter de ci-de-là une exposition de « félicités » des Beaux Arts. Ajoutons que les cartels aident parfois à s’y retrouver à atténuer une impression première : parfois les intentions et les formes sont brouillées par un verbiage intellectuel caricatural sans écho, étranger aux faits plastiques.

L’œuvre monumentale tissée en forme de nef et drôlement intitulée « Le cactus », de Mona Cara, suspend le regard. L’hybridation de l’œuvre entre récit historique, bande dessinée ou illustration et sculpture in progress entraîne le regard dans un dédale visuel et sensible, inattendu avec le thème de la biennale. Du coup, l’installation de l’œuvre vaste, flottant dans la halle gigantesque des anciens ateliers comme au milieu d’un océan, emmène naturellement le spectateur dans d’incomptables rêvasseries.

Il a fallu à Jean-Christophe Norman pas moins de mille peintures pour exprimer/exposer sa lecture d’un roman de Hans Henry Jahnn. Théâtralisées sous l’aspect monumental d’un dispositif panoramique en forme de cirque, les milles pages écrites et relues comme des évocations entre abstraction peinte et songe creusent le spectacle des fluctuations d’un paysage entre mer et ciel. On contemple et on laisse son regard plonger dans les finesses de vues à la fois succinctes et aussi passagères que fictives, on se laisse envahir par les tactiques suggestives de l’artiste à l’affût de la solution artistique mobilisable. Je resonge à ce que Roland Barthes dit du « ponctum : cet effet sensoriel, intensément subjectif, d'une photographie sur le spectateur »*, de ces brèves preuves qu’une lecture comme une vision peuvent chaque fois être aussi sublimes que relatives et suspendues. Manifestement grand contemplateur, Jean-Christophe Norman présente trois autres propositions artistiques toutes aussi inspirées par un rapport et un paradigme texte/image. L’artiste s’inscrit chaque fois dans de saisissantes transpositions plastiques conceptuelles de livres poétiques publiés dans la collection La pléiade. Encore des mondes réunis.

* Roland Barthes, La chambre claire.

Edi Dubien poursuit sa quête sur la nature humaine à travers trois grandes peintures aussi descriptives que « naturellement » symboliques et une installation dont les réminiscences avec l’art d’Annette Messager sont formellement avérées. Sa différence engagée comme une autobiographie assumée entraîne parallèlement Edi Dubien dans un art plastique d‘autofiction qui permet la mise en perspective de visions indissociablement imaginaires, narratives et poétiques. Armé d’un dessin pas très « baraqué »* et d’une technique picturale improvisée plus souvent en demi-teinte que coloriste, Edi Dubien échafaude des images où chaque thème s’emporte sur un ciel métaphysique à travers lequel les images simultanées de l’autre et de soi partagent de multiples épisodes d’une émouvante histoire individuelle.

* Un terme dont Ernest Pignon-Ernest use pour dire toute l’importance qu’il donne au dessin pur.

Le travail d’invention, de conception, de réalisation et d’installation de l’artiste turque Gözde IIkin, surprend par ses dimensions, sa scénarisation et sa réalisation textile. « The Majority of » est une œuvre faite de textile, de broderies et de graines sur du tissu imprimé ; des enregistrements sonores complètent l’ensemble. Des silhouettes imaginaires de personnes reconstituées à partir de diverses sortes costumes domestiques rappellent qu’une société est historiquement et contextuellement complexe. Parfaitement théâtralisée, l’œuvre plastique montée comme deux alignements de personnages fictifs se faisant face déroule un programme de confrontations et de relations qui interrogent l’esthétique des plis et des strates qui les sculptent.

Oliver Beer a pour sa part investi l’espace sombre et peuplé de colonnes d’un second bâtiment du site « Grandes locos » pour scénariser son œuvre intitulée : « Projet résonnance : The cave ». L’objectif premier est d’y reconstituer métaphoriquement l’écart du monde et du temps d’une grotte paléolithique en Dordogne aux parois couvertes de peintures rupestres. Seconde visée : y disperser huit vastes écrans permettant d’assister, de voir et entendre divers musiciens, poètes ou chanteurs de toutes nationalités y interpréter leur premier souvenir musical, le plus souvent une comptine apprise pendant leur enfance. Prévu pour se transformer en grotte, le site et ses colonnes mutent pour les uns en chapelle ou en crypte, ou en lieu de méditation. Portée par une scénographie d’une simplicité et d’une efficacité émouvantes, l’œuvre apparaît à la fois d’une profondeur plastique, d’une beauté conceptuelle et d’une sensibilité parfaite. L’attention s’écoule pendant que l’œuvre évolue en songe avec le temps paléolithique de la grotte et sa bibliothèque visuelle et aussi les histoires personnelles des interprètes. On remarque qu’en marge de sa scénarisation  classique et son inestimable poésie, l’œuvre n’est pas formellement nouvelle…

On constate ainsi que bon nombre d’artistes dit «  émergents » réalisent des œuvres souvent anciennes. Le mur des mots de Bocar Niang, artiste d’origine sénégalaise, reprend et partage avec l’artiste anglais Jérémy Deller un principe d’installation visuelle fait de bannières narratives et colorées suspendues dans une volonté de performance. Les fondements poétiques ou sociaux, politiques et historiques toujours aussi remarquables que scénaristiques et environnementaux du principe s’accordent avec l’objectif plus communicationnel et médiatique de démarches plastiques et esthétiques datées.

Même sentiment avec le « Monument for people on the move » créé par Hans Schabus.  Son travail, un long cylindre creux en bois qu’on peut traverser dans les deux sens comme un tunnel est, paraît-il, conçu pour occuper et « déranger » (on explique que l’artiste  intervient en «  déstructurant et en restructurant l’espace, en modifiant les repères et les déplacements du public et en proposant une perception nouvelle des sites d’exposition) toutes choses que, pour mémoire, Richard Serra, récemment disparu, engageait depuis longtemps avec un talent formellement aussi impressionnant. Avec sa longueur équivalente à celle d’un airbus A321, son « Monument for people on the move », stupéfie plus qu’il renouvelle le genre et l’esprit de l’œuvre in situ.

La biennale se poursuit au Grand Hôtel-Dieu, lieu et écrin majestueux où sont installées les œuvres de Boltanski : Animitas (présentée dans des conditions d’intimité à mon sens un peu contraignantes) et d’Annette Messager : Eux et nous, nous et eux, une pièce dont l’humour et la proximité mémorielle avec les spectateurs font merveille, sont les créations où la poésie imaginative marque le plus. Réalisées avec soin et sagacité, les autres propositions artistiques sont tout juste intéressantes mais ne claquent pas par leur disruptivité esthétique ou leur renouvellement conceptuel (Alix Boilot, Florian Mermin, Hajar Satari, Delphine Balley).

D’autres lieux d’exposition ont été difficiles à investir, plus que de façon spectaculaire. Mises en espace dans le jardin du musée des Beaux Arts, l’œuvre conceptuelle in situ à la fois très datée et très marquée stylistiquement de Nathan Coley ou les sculptures d’inspiration illustrative et aussi vaguement symbolique de Florian Mermin passent presque inaperçues en manquant d’impact plastique. Dans le même registre, l’espace difficile dévolu à Edi Dubien dans la station de métro La Part Dieu réduit travail à un effet de passage. Arizona club, une œuvre plastique et sonore du musicien et sculpteur/installateur Andrius Arutiunian peut être rencontrée à la Fondation Gulbukian. Présentée dans une pièce faiblement éclairée, l'œuvre hybridée met en scène un ensemble d’instruments dérivés de cuivres déformés ; tous semblent dormir sur le sol pendant que « Diffusée à travers un ensemble de plaques vibrantes attachées aux instruments, une bande sonore propage des sons électroniques qui fusionnent avec les résonances naturelles des objets, créant un environnement sonore syncrétique et organique »*. Dans la pièce obscure,, assis sur des fauteuils de jardin blancs aussi indiscrets et inélégants visuellement que plastiquement inappropriés. Si on parvient à les oublier, on arrive à entendre et à songer à la beauté d’accords esthétiques proposés par l’artiste.

* Evocation d’un fil conducteur de l’artiste communiqué par la Biennale.

La biennale de Lyon peut se présenter comme un moment vital et instructif pour découvrir comment advient l’art d’engager des perceptions créatives. Nombre des artistes présents « ne sortiront pas », alors même que leurs œuvres risquent un verdict sur la mise à distance de l’histoire de l’art ou de « La tradition du nouveau »*, occupés qu’ils sont de préférer d’abord être attentifs aux mouvements d’apparition et d’avancement créative de leurs pratiques. Pourvu qu’ils les gardent et risquent conceptuellement et imaginativement !

* Harold Rosenberg, « La tradition du nouveau ».