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15/01/2025
Donc Gustave Caillebotte, la collection Berggruen, Amelie Bertrand, Olivier Marty
Gustave Caillebotte : Peindre les hommes, au musée d’Orsay
L’œuvre du peintre souvent résumée à quelques tableaux phares : Les raboteurs de parquet, La partie de Bateau, Rue de Paris, jour de pluie, s’élargit à un panel conséquent d’œuvres peu connues et appartenant pour beaucoup à des collections particulières. Cependant, le thème de l’exposition « Caillebotte, peindre les hommes » n’est pas concentré sur la peinture, mais sur une prédilection thématique, voire de supposées préférences du peintre pour les sujets masculins. Ce faisant, la pratique sinon le style et le contenu plastique, les attaches culturelles de l’artiste, apparaissent significativement oubliés dans l’exposition. Nonobstant l’inconsis-tance du propos homosexuel régulièrement sous-entendu et cependant fragilisé tant par les tableaux que par les tentatives des justifications peu audibles égrenées par les cartels* parfois plus proches d’un tabloid que d’un travail d’investigation scientifique. C’est dommage, tant les œuvres captivent par de fréquentes bizarreries visuelles au compte desquelles la maitrise moyennement assurée du dessin par l’artiste se trouve contrebalancée par une curiosité marquée pour la contemporanéité de son temps.
Caillebotte se révèle en effet un dessinateur sensible mais graphiquement pas toujours très intelligent, il apparaît en revanche un arrangeur de vues ou un créateur de compositions picturales étrangement aussi intrépides qu’avant-gardistes. Son goût pour les cadrages photographiques* « baraqués » et les perspectives exagérées, ses manières de figer les mouvements des personnages et le temps des actions convainquent d’un talent certain pour l’idée de formes et de théâtres picturaux.
On s’étonne et on s’attache à des procédés renversants de mises en scènes d’images, des manières curieuses et inspirées d’organiser le tableau pour y placer des sujets nécessaires pour des thèmes visuels, on se laisse absorber par des espaces quasi anamorphiques. On est captivé par l’attrait de l’artiste pour le paysage commun ou industriel de son temps, et, bien que ce ne soit pas mis en valeur, son attachement à l’art disruptif de ses célèbres amis impressionnistes.**
Deux peintures de dimensions modestes et "ambiancées" par des colorations presque fluo ouvrent au passage les yeux sur un artiste capable d’expressionnisme.
La présentation de tableaux sur le thème du corps nu permet de (re)connaître un artiste techniquement hardi, dont le geste pictural fait de traces affecte d’être décalé et audacieux.
In fine, les dernières salles de l’exposition consacrées à l’intérêt de Caillebotte pour les activités nautiques et son goût pour la campagne illustrent autant l’insistance du peintre pour les cadrages photographiques hardis que le plaisir simple d‘exprimer sensiblement et dans un style qui rappelle Camille Pissarro comment il voit en peinture.
*Voire un recours pour le moins brumeux à Freud comme de multiples rapprochements filandreux avec la psychanalyse tente d’avérer des liens que rien n’autorise en fait.
**On apprend qu’un de ses oncles la pratique assidûment.
***Pas de mention de la donation, un temps refusée, puis amputée, de la collection personnelle du peintre aux musées nationaux…
Les vues-images d’Amelie Bertrand à l’Orangerie
Sirupeuses et sexies à souhait. Les peintures de nénuphars d’Amélie Bertrand exposées à l’Orangerie n’ont aucun rapport avec les Nymphéas de Claude Monet, excepté la figure emblématique du nénuphar avec le paysage aquatique qui lui est par nature associé. Amélie Bertrand fabrique des paysages multiformes sur ordinateur, dont elle duplique, combine, superpose plus ou moins ou entremêle les motifs plans sur plans pour les reproduire in fine à la peinture acrylique sur toile. Ses paysages établis, les silhouettes sont coloriées de teintes acidulées dans des ambiances d’esprit décoratif et d’esthétique psychédélique. Très décrites, les compositions sont parfaitement nettes, les surfaces sont peintes uniformément ou traitées en dégradés comme on habille un plan préalablement découpé et isolé à l’aide de caches. Les impressions d’espaces sont énoncées par des chevauchements, des zones et des motifs entre eux ou des perspectives exprimées à l’aide de fuyantes. Des sensations d’atmosphère sont chapitrées par des variations techniques d’intensités ; parfois des dégradés postulent une lumière évidente. Chaque chose peinte l’est à sa place, on peut oser dire que chaque composition bruisse d’effets de marqueterie.
On cherche le travail critique à côté, au delà ou en-deçà des manipulations et des utilisations des logiciels d’imagerie, les facilités d’agencement et de vues d’images qu’elles permettent. On songe par analogie à des artistes ayant déjà expérimentés ou diversement usés de silhouettes et de collages (Matisse, Bernard Rancillac, Gérard Fromanger, Hervé Télémaque…), on songe aux posters des boutiques Soho et aux Beach Boys, tout un art d’ambiancer pour le plaisir de créer des atmosphères. Tout est à peu près dans tout, dans cette peinture de tableaux rectangulaires ou subjectivés en tondo. C’est extrêmement agréable à regarder, optique et spectaculaire à souhait, aussi indiscutablement imagier que démonstrativement artistique. Pour Amélie Bertrand, la peinture se borne t-elle à être chatoyante et facile à regarder, d’une superficialité aussi apparente que naturelle ? Dans l’Orangerie, les essais de Claude Monet s’escrimant à repousser symboliquement limites de peinture pour mieux l’entreprendre et la provoquer en profondeur, on songe contradictoirement à ses multiples manières de fuir les systèmes visuels seulement formels, éprouvant allusivement le regard du spectateur interloqué par l’immatérialité potentielle de sa pratique picturale…
La collection Berggruen à l’Orangerie
Picasso, Braque, Klee, Giacometti, Matisse… l’inoubliable portrait de Madame Cézanne peint par Cézanne et daté de 1885… Le collectionneur sensible adepte des œuvres aux formats modestes sinon intimes, était aussi et surtout un intermédiaire doublé d’un redoutable marchand d’art. Les Picasso exposés ont presque tous l’épaisseur d’une magistrale leçon de peinture inventive (il suffit, par exemple, de se concentrer sur le motif du verre dans les natures mortes présentes). Le regard avisé, Berggruen a également su réunir quelques Giacometti exceptionnels (Le chat, La Place etc). Dans l’exposition, une minuscule peinture représentant une pomme par Cézanne et ce fameux portrait par le même comblent la surprise et l’émerveillement. La manière qu’a le peintre d’Aix de magnétiser et capter, suggérer autant que décrire ou supposer, voire apparenter ensemble le volume par le modelé et la couleur par sa modulation sensible tient du prodige. Epurée et rapportée à la monumentalité d’une effigie humaine, l’œuvre irradie d’imagination technique. On conçoit à rebours que l’autoportrait aux lunettes de Chardin a pu le fasciner.
Olivier Marty dans son monde pictural à la galerie Univers
Olivier Marty pense paysage réel, paysage-suggéré, paysage-elliptique, perspective de paysage ; songe de paysage-peinture, contrée-paysage, à moins que ce ne soit l’inverse ou tout à la fois, peu importe l’ordre, en détail ou hypothétique, bref aléatoire. Il y songe plus qu’il le pense, l’ébauche davantage qu’il le regarde, esquisse une vue ou une trace et l’imagine en même temps. Il le cherche entre taches en silhouettes, le marque ou l’écrit (et parfois le griffe d’une signature gestuelle, plastiquement allusive et ludique sinon improbable et poétique.) Le paysage se compose en même temps de quelques surfaces purement indicatives et de quelques espaces ouverts ou intermédiaires, quelques menus repères extensibles à des indexs* visuels et mémoriels, paradoxalement aussi tactiles qu’impalpables au regard. Comme par miracle, les ayant décelés comme on repère presque physiquement des sensations, il les exprime de telle sorte qu’on y peut voir toute une vie d’émanations subjectives.
Tout est dessiné, peint et tâché d’un geste graphique et intensément coloré. Chaque toile offre une vision simultanément locale et pointilliste du monde, architecturée aussi bien que jardinée : Olivier Marty instille qu’une teinte peut faire sens d’un signe et d’un univers : sur chaque tableau ou d’un dessin à l’autre, l’artiste ne peint ou ne dessine pas partout pour cela même. Des zones à la fois légions et discriminées avec soin sont laissées intensément vierges, Olivier Marty y sublime en toute occasion des motifs visuels semblant approximatifs mais en réalité chargés de poésie.
Il pense sa peinture. Sa pratique des fonctions et qualités esthétiques du travail en acte inspirent et guident l’allant du travail à accomplir pour assumer ses avancements, ses errances, et parfois aussi des vagabondages. Qu’ils paraissent « inoccupés » et incolores ou blancs et virtuels, qu’ils jouent un rôle de territoire ou qu’ils deviennent des lieux construits, les espaces dont ses tableaux sont animés électrisent leurs marges en appelant l’ailleurs. Qu’ils paraissent être les traits de chemins ou d’arpentements, des lignes d’ère ou des griffures, qu’ils prennent l’apparence de teintes évanescentes ou grassement tachées, ses gestes artistiques marquent la recherche de subjectivités sensibles.
Les peintures partagent leurs vues et leur vie avec l’environnement, elles l’impliquent et l’accompagnent, le devancent sans prévenir s’il faut. Pas de séparation, le moins possible d’isolement, le peintre incarne une possibilité de composition ouverte dans chaque œuvre. La notion de format-paysage comme celle de paysage pictural a rarement été disruptée avec autant de sagacité. Sans contradiction, les idées de compositions artistiques ont rarement été autant marquées d’empreintes personnelles. Opportunément titré « Fragments » à Paris et « M’étant égaré en chemin » quand il se déploie au Centre d’art Camille Lambert à Juvisy sur Orge, le travail d’Olivier Marty dispose des libertés qui rendent l’art et la peinture ou le dessin d’imagination aussi enviables que deux humanités possibles en même temps.
* Voir la définition de Rosalind Krauss in Note sur l’index