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21/10/2025
Françoise Pétrovitch, peinture et image et histoire(s)…
La rencontrant dans la galerie Sémiose, à l’époque située rue Chapon1, j’ai eu l’occasion de faire remarquer à Françoise Pétrovitch que ses nouveaux tableaux la présentaient peignant d’aventure et sans programme, ce pour quoi et en conséquence, elle me semblait avoir laissé tomber l’histoire. Son rire d’aquiescement immédiat montrait joyeusement que nous étions d’accord sur le fond du thème de l’enfance et des territoires incertains et la sourde inquiétude qui taraudent l’ensemble de son travail artistique en lui faisant pour partie oublier de peindre vraiment, c’est à dire gratuitement et seulement pour l’expérience, je veux dire peindre sans illustrer, même brillamment, même sensiblement. D’un mot simple : peindre pour peindre, innocemment pour le seul plaisir d’essayer de ne donner aucun sens à la peinture, sauf à apparaître prioritairement dans ce qui la montre, pétrie de purs jeux de dessins ou de couleurs, d’enjeux malins sur les surfaces investies ou qui se prêtent à l’être, ses objets formels et leurs expressions visuelles : il faut aussi parler d’émerveillements enfantins. Pétrovitch aurait pu s’écrire Pétrovic si une imprudence d’employé de mairie n’avait inconsciemment créé et en même temps opposé deux histoires, s’il n’avait inconsciemment induit deux étrangetés, dont l’une préoccupe l’artiste et son travail sans jamais satisfaire de réponse définitive : bref, ouvrir sans fin son initiation quand l’autre la mure par une aporie.
Les expositions du MOCO2 et du Musée Marmottant témoignent chacune sur leurs deux fronts. La première sous la forme d’une rétrospective s’intitule « Sur un os » et divague, quand la seconde, puisant dans un hommage fleuri et « ensoleillé » à Berthe Morisot, montre ce que l’histoire peut faire faire à l’art spécifique de l’image. Malgré leurs différences programmatiques, les deux suggèrent des engagements aussi suggestifs et expressifs que mémoriels, peut-être.
Au MOCO, l’art de Françoise Pétrovitch est majoritairement placé sous les deux angles de sa production picturale et sculpturale. Son travail spécifiquement graphique a été largement mis entre parenthèses3 bien qu’un grand et environnemental dessin mural inséré dans une installation vidéo monumentale scénarisée par Hervé Plumet rappelle une filiation pratique naturelle de l’artiste avec des disciplines qui lui sont chères : le dessin « en soi », la gravure sur métal ou lithographique, le collage et le cinéma, etc… Le choix des œuvres a été majoritairement placé sur le thème du portrait, rendant l’exposition énigmatique entre réalité physique et paysage intérieur. Les deux perspectives pouvant être distinguées en thèmes autour de la « tête » et du paysage, chaque œuvre oscille et (à la fois) se partage entre description et évocation onirique, de sorte qu’on hésite à détacher chaque sujet d’un fond allusif ou duquel il émerge sans cesse. Chaque composition tend alors à apparaître comme un travail conceptuel dont les éléments pêle-mêle traversés, fusionnés et imprégnés, assemblés et mélangés ou superposés, décalqués ou dilués et hybridés ou rendus poreux entre eux questionnent sur leurs référents et leur style visuel. Toutes choses égales, on juge que Françoise Pétrovich a l’art et les techniques savantes, improvisées ou implicite d’entremêler contours serpentins et esquisses de silhouettes, de parvenir à scénariser les ombres avant qu’elles dépendent de surfaces « logiquement » éclairées : Tout semble cheminer sans embuche, mais avec rêvasseries… et in fine brouiller à discrétion les lectures comme les regards.
Les sculptures rassemblées dans une seule salle font l’objet d’une scénarisation classique en étant placées sur des socles ou posées au sol. Toujours à la fois illustratives et discrètement symbolistes, elles rappellent et concentrent un travail auquel l’artiste a régulièrement cours et dans lequel elle puise comme s’il s’agissait de faire corps avec un livre ou un journal personnel imaginaire. Ce sont des enfants représentés sans échelle, des animaux aux corps et aux gestes humanisés, des associations mêlées d’idées et d’objets ou de silhouettes anthropomorphes. « Sur un os » associe par exemple une petite fille debout4 avec un os longiligne démesuré placé dans sa bouche. Largement configurées autour de l’assemblage et des rapports d’échelles, chaque sujet ouvre une thématique dont l’aspect visuel complexe s’exprime par son horizon narratif et fait prévaloir davantage de liens poétiques par sa construction affective que des ressemblances analogiques avec le réel. Jamais lisse, leur aspect où subsistent amplement les traces des doigts de l’artiste qui les sculpte semble conçu pour faire raconter l’image qui les incarne. L’idée d’espace ou de volume épuré paraît peu importer, tout conduit à apprécier davantage des images en volume plutôt que des productions où les parties vides ou pleines, les reliefs et les creux, les orientations et les directions « figurent » conceptuellement un travail académique de sculpture et, à cause de cela, intriguent pour eux mêmes.
L’histoire des arts en même temps partout présente : Françoise Pétrovitch assume en ce sens sa préférence pour la « figuration expressive » tout lui opposant une distance formelle critique. Au MOCO, son art infuse secrètement des proximités artistiques au gré des œuvres seules ou par séries. Elle pratique discrètement les allusions esthétiques et c’est autant par des surprises que par intuitions qu’on se risque à des rapprochements ou liens qu’on estime avérés. Son art autobiographique apparaît mémoriel quand un tableau de grandes dimensions composé comme un collage de thèmes divers étale sa composition au point de rappeler la complexité panoramique d’une peinture de Roy Litchtenstein. D’autres œuvres sur des formats plus intimes combinent textes et photographies ou des objets narratifs, dans un style plastique qui rappelle les artistes réunis par Gérald Gassiot-Talabot sous l’ombrelle des Mythologies Individuelles. Avec ses manières presque enfantines d’imaginer, pétrir et dessiner « aux doigts » ses sculptures, comme des images en trois dimensions se rapprochent avec les pratiques amateurs ou enfantines en incarnant des idées de vues simples, jusqu’à entretenir une proximité avec les arts dits « Singuliers ». Et toutes choses par ailleurs égales, il me revient que des liens peuvent aussi sourcer l’ensemble de son art des représentations figuratives avec l’idée subjective de penser, voire entremêler conjointement les objets de ses rêves d’enfance avec la vie du temps.5
Présentée pour la première fois avec les sculptures dans la même salle, « Sans teint » réunit un ensemble de peintures de visages dont la face est chaque fois parasitée par le halo d’une surexposition lumineuse et quasi dévorante. Les murs structurés comme une galerie d’inconnus et sublimant paradoxalement une galerie de miroirs, les visages paraissent abstraits et énigmatiques. En quelque sorte invisibilisé par l’excès d’éclairage jusqu’à l’absence et la blancheur « incolore » d’un papier redevenu vierge, chaque portrait reflète en négatif une potentielle absence, au point qu’on ne voit de lui que l’image d’une silhouette en train de se dématérialiser. Qui sont donc et que deviennent ces visages aussi déteints qu’habilement dépeints ? Leurs traits advenus approximatifs et leurs faces devenant au mieux blafardes, sans couleur et plutôt étranges donnent le sentiment d’être symboliquement sans peau.
La série, portée par son intitulé bizarre, ce que les peintures présentent ou montrent, ce qu’elles figurent et ne figurent qu’à peu près ou ces regards qu’elles interrogent un peu par défaut, ces portraits allusifs recreusent l’apparence du tableau existentiel général dont j’ai essayé en préambule de sourcer un des fonds probables. Dans la galerie Sémiose, j’avais cru pouvoir confier à Françoise Pétrovitch que la plasticité à la fois directe et joyeusement insouciante, aussi technique que presque seulement plasticienne de ses peintures du moment permettait de penser qu’elle avait déposé « l’histoire ». En posant leur narratif à distance sinon en neutralisant leur dispositif par rapport au plaisir de peindre, elle remplaçait à sa manière le « devoir » d’inspiration par une sorte de bonheur esthétique subjectif immédiat ; son rire libérateur achevait ainsi de me convaincre d’ouvertures d’aires artistiques nouvelles. Déconventionnées par obligation, elles improvisaient, allégeaient et diversifiaient leur articitée avec autant de talents que de surprises expressives.
Avec ses portraits apparemment désincarnés et semblant sans objet, la série « Sans teint » éprouve de nouveau la visualité de la peinture « surexposée à l’aune lacunaire de leurs images flottantes, comme si, à l’appel mémoriel de photographies passées, ils ne représentaient que des effigies effacées, voire en partie « démémorisées ».
Des fonds de paysages improbables tiennent symboliquement lieu de contre face onirique et subliment des attaches personnelles. Les silhouettes y trouvent-elles une force d’incrustation qu’elles auraient eue pour mission de seulement délimiter ? Les contours s’y perdent, ces paysages comme ces têtes n’ont ne semblent être que des périmètres d’allures, tout à la fois conçus chacun comme des sujet allusifs et comme des « hors mondes ». S’ensuit la possibilité que chaque visage allusivement vidés sous son trop plein d’éclairage aveuglant réapparaisse paradoxalement fantasmé… ou qu’il se réfère à un univers fantôme. A contrario de leur paradigme historique de composition figurative, l’existence fictive de ces personnages problématise des marges picturales qui donnent parfois le sentiment qu’ils se découpent ou se détachent de mondes pas inventés. Toutes choses égales, qu’ils figurent des personnages semblant peser leur sort ou se dissocier en regardant ailleurs et que leurs regards soient conçus pour incarner des figures en partie alégoriques, chaque portrait miroite la séquence imprévue d’un éclairage étrange où l’image se présente comme une sémasiologie visuelle.
La peinture de Françoise Pétrovitch ne cesse pour autant d’être prioritairement réaliste, vs descriptive et illustrative que profondément plasticienne et, partant, aussi formelle qu’imaginaire quant à ses moyens d’expressions. Dans son œuvre, la photographie n’est pas un moule, elle l’intéresse par intuition créative. Cette dialectique retenue, on peut voir que le réalisme objectif de son travail tente des constructions artistiques plus imprégnées de métaphysique personnelle que recopiées ; « le silence que nous entendons en regardant les toiles de Françoise Pétrovitch est celui de l’après » suggère Numa Hambursin.6 Entre simplicité et aporie des images, elle feint balader le rendu figuratif pour lui opposer les déclics d’une imagination spontanée.
L’histoire revient, transformée et objectivée par la métaphore subjective. Les visions personnelles de Françoise Pétrovitch entrainant leur conceptualisation jusqu’à l’abstrait, ses œuvres reproduisent par rémanence les mêmes fonds. Berthe Morisot a peint des fleurs. Françoise Pétrovitch a été sollicitée pour un double hommage à l’impressionnisme et au goût de Berthe Morisot à travers son tableau Roses trémières (1884).7 Françoise Pétrovitch a proposé des peintures de tournesols ; elle les a peints sur de grandes feuilles, ils y sont seuls, comme des personnages debout et de face. Ils sont « photographiés » en plan américain8 détachant leurs silhouettes verticales sur le fond laissé blanc des feuilles de papier comme s’ils étaient aussi des effigies. Saisie par leur analogie imaginaire avec des personnages9, l’artiste les change en portraits de fiction et fait basculer chaque image dans un onirisme peut-être intime. Bien que restituée fidèlement, chaque fleur et sa tige épaisse et alanguie servant de corps, et sa fleur vue comme une tête lourde à porter, et son port pouvant faire penser le poids du monde sur ses épaules « fabrique » des apparences d’homme ou de femme fourbus, tête tombante et fatiguée. En même temps, on voit bien que tout n’est que taches colorées et zones d’encre liquide, que rien n’est jamais cerné ou décrit mais juste traduit et transposé, parfois transfiguré tant le travail flotte. Pareils à tous les sujets qu’elle peint, « le flou des contours et la dilution des pigments suggère un état d’indécision et de métamorphose, des personnages (sont ou semblent) emportés par un tumulte silencieux… »10 Alignés en galerie d’esclaves ou d’apôtres et faisant songer aux Bourgeois de Calais, les tournesols sont une douzaine sur les cimaises du Musée Marmottant à être portraiturés comme s’ils étaient des personnages vivants.
Qu’elles soient peintes ou sculptées, Françoise Pétrovitch soumet ses images à la fois terre à terre ou reflexives à la conjonction de leurs dissolutions dans sa créativité picturale. Son action artistique vit de flots d’instaurations contradictoires qu’elle sait aussi en partie ingouvernables. Les œuvres naissent de divagations et révèlent les mouvements d’équilibre arbitraire de mises en vue dont la progressivité formelle autant qu’esthétique interroge l’espace pictural : ce dont il est fait comme ce qu’il montre : « Les images infusent en moi, quand je peins j’essaie d’anticiper la trace que l’encre va laisser. il y a une décision de la découpe sur le blanc du papier. »11 Le(s) débord(s), entour(s) ou hors-champ(s) fait/font corps et sens à mesure qu’une attention spéciale peut être partagée entre le support de travail et ses marges. Chaque œuvre, son objet comme l’impression visuelle qu’elle laisse, tout cela l’artiste nourrit des apparences plastiques dont l’objet comme le sens s’articulent à mesure de ce qui advient. Ce temps de consécration, Françoise Pétrovitch le figure, y figure ou l’entremêle avec les aléas d’hors champs qu’elle sait faire bruisser avec le tableau en cours. Tout se brouille, se désembrouille ou se rejoue avec des recompositions renaissantes. Ce qui n’est au départ ou à priori que contes liquides n’est t-il qu’aventures de peintre ?
1/Aujourd’hui 44 rue Quincampoix, 2/ MOCO (Montpellier Contemporain) à Montpellier, 3/ Françoise Pétrovitch, De l’absence, catalogue du Musée Jenisch Vevey (Suisse), 2025. 4/Cette petite fille m’en suggère une autre « curieusement » autoportraiturée en 1992, œuvre présentée au musée Marmottant…en introduction (ou préambule sinon parallèlement) aux fleurs de tournesols partiellement anthropomorphes et également exposées. « Des roses trémières et des soleils », catalogue in Dialogues Inattendus, Musée Marmottan Monet Partant, quelle histoire complémentaire peut-on imaginer entre cette petite fille et l’os qu’elle tient dans ses dents ? 6/ Numa Ambursin, « Sur un silence » in « Sur un os, Françoise Petrovitch », Catalogue MOCO, Montpellier, 2025. 7/ Pétrovitch : « Des roses trémières et des soleils », in Dialogues Inattendus, Musée Marmottan Monet, 2025. 8/ ibid., 9ibid 10/ibid. 11/ Conversation avec Rahmouna Boutayeb, in Catalogue MOCO, 2025.