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Vues sur quelques expositions et quelques démarches créatives

22/11/2025

Ninon Hivert, Hippolyte Hentgen, Marie Cécile Aptel, Hélène Appel, Bernard Pagès, François Rouan, et Patrick Faigenbaum « à vues »…

Ninon Hivert au delà du fait visuel à la galerie La Chapelle XIV

          « Ce qui est, ce qui sera, ce qui fut »… Les sculptures de Ninon Hivert ont ceci de particulier qu’on est conduit à discuter leur apparence évidemment hyperréaliste du seul point de vue du style. Reste donc l’étonnement qu’on s’interroge à nouveau compte pour rediscuter de leur aspect esthétique à l’aune de leur exposition présente. Dans la galerie, les œuvres intitulées « Monolith Urbain », « Gestes sur gestes » « Move to zero » ou « Demi jour » déclinent factuellement des poses du regard qui interpellent. Chaque œuvre donne à regarder, re-regarder voire « re-marquer » ce par quoi, dans la description, ce qui est à voir procède aussi de ce qu’on élude ou qu’on oublie. Il s’agit en l’occurrence de sculptures peintes, voire peut-être de peintures dont le support se présente objectivement à la monstration comme un volume épuré…qui s’efface pour une image, et, si on veut, une composition peinte sculptée.

           Ce faisant, avec ce style en trompe l’œil dont la relative innocence expressive ne devrait prêter qu’à sourire, Ninon Hivert suppose ou suggère des arrêts sur images poétiques, plus qu’elle ne se borne à présenter et décrire un fait. Des dessins les ont précédées, à la fois esquissés et précis. Des répétitions en même temps visuelles et formelles rythment les visions qu’on pensait uniquement fidèles à leurs modèles : bref, on intuite un travail de transposition, de recomposition, en un mot : d’infidélité, par rapport à la réalité que le trompe l’œil annule naturellement. Ses œuvres factuellement réalistes laissent ainsi passer une paresse songeuse qui étire le regard pour induire des visions où la mémoire traîne par plaisir de s’étonner du temps qui entoure les choses et nous les fait découvrir, et parfois deviner.

          Les nouvelles productions plastiques paradoxales de Ninon Hivert creusent ainsi quelque façon esthétique que nous pourrions savoir être pour nous mêmes heureusement imprévisibles. Ses œuvres sont à la fois des vues autant que des lieux et des moments ou des épisodes : ce qui est là a été, est, et sera le même et unique point de départ d’un regard étonné. Deux confrontations du réel et de l’irréel y sont en même temps pratiquées. On ne parle pas de contradiction par rapport aux faits, on pense à une pratique de création discutée entre l’impalpable et l’imaginaire, des sortes de réfutations poétiques qui prouvaient, au lieu de s’imaginer que l’apparence de l’œuvre à faire advient en s’improvisant par le trouble et l’interrogation. Avec sa manière de distinguer par avance ce qui est virtuel de ce qui est n’existe réellement pas, Ninon Hivert avance qu’il faut en même temps se méfier du visible comme du diable. Naguère prévu pour confirmer une performance expressive jusqu’à illusionner naturellement et par l’excellence technique le spectateur, le trompe l’œil sert à Ninon Hivert de chemin de passage. Il lui permet d’opposer ce qui est une ressemblance conforme quelque chose qui peut s’apparenter objectivement à une chose réelle…mais un temps après l’avoir imaginé.

Hippolyte Hentgen, galerie Jordan

          Hippolyte Hentgen pratique le collage vs l’assemblage. Les productions exposées à la fois et tantôt graphiques, picturales et sculpturales abondent en compositions plastiques curieuses, esthétisantes ou finement agencées voire facétieuses quand les rapprochements vs les raccordements habilement scénarisés imposent au regard de s’aventurer et que des sources d’inspirations historiquement et formellement datées miroitent par rémanence des registres connus.

L’exposition réunit un ensemble d’œuvres peintes ou travaillées au pastel sur papier de grandes dimensions et des sculptures colorées à la fois baroques et teintées d’art populaire ou d’esthétique façon « cadavre exquis ». Les murs de la galerie, pour l’occasion tout autant transformée en environnement particulier et en site plastique autonome, les œuvres peintes s’apparentent à des fresques murales et les sculptures déploient des silhouettes d’objets inclassables. On comprend que les autrices (Hippolyte Hentgen est en fait un duo d’artistes composé de Gaëlle Hyppolite et Lina Hentgen) ont souhaité inclure et scénariser la galerie dans une sorte de performance matinée de happening : l’assemblage encore, probablement !

          La cocasserie artistique et spectaculaire des compositions, voire les œuvres apparentées à des reconstructions iconographiques permettent aux deux artistes de brasser dans un climat d’ironie constant des formes d’expressions empruntées régulièrement à la bande dessinée, au cinéma ou la culture populaire. Le travail à quatre mains des deux artistes les conduit en passant à inventer et reprendre avec brio des solutions esthétiques sagaces dans un climat de recherche quelque peu trompeur : in fine, bien qu’exécutées de façon magistrales, et toutes choses étant par ailleurs égales, l’intérêt artistique de l’exposition plait davantage qu’elle ne bouleverse.

L’art de peindre indocile de Marie Cécile Aptel à l’Ahah

          Les tableaux de Marie Cécile Aptel sont sans titre, sans figure ou objet identifiable, sans thème des effets de surfaces, des impressions d’espaces à la fois sans fin et par strates, des jeux de traces et d’écrits de diverses origines : gestuelles, scripturales, en palimpsestes. Pas de composition affirmée si ce n’est des étendues à la fois partielles et envahissantes, des cadrages comme s’ils étaient ratés ou évanescents… L’art pictural de Marie Cécile Aptel, par définition abstrait, pose la question de peindre pour sujet principal.

           Est-il pour autant totalement abstrait comme pourrait le laisser penser l’absence de repaires qui en fait signe ? Dire que le sujet de son art est une question qui la préoccupe, il présume autant de confusion que de distances réflexives, notamment ce qui, l’objectivant, touche le fait pictural lui-même et le matérialise. La peinture de Marie Cécile Aptel est sous cet ordre un art conceptuel : son sujet a pour matière son autrice, en même temps que le style de travail qu’elle a choisi est pensé comme un écart.

Son art n’est pas pour autant sans pouvoir de rémanence. On voit que l’artiste admire les thématiques formelles qui animaient les débats sur la peinture en France durant les années 70, le minimalisme et le matérialisme esthétique essentialisé aux gestes et outils de productions basiques de la pratique picturale ou sculpturale. Le geste y compte, dans tous les sens du terme, comme ce qui est sensé faire signe ou trace importe pour théoriser ce qui se réclame d’une création artistique digne de ce titre, au risque de vaciller avec son caractère détaché en même temps que son espoir de servir paradoxalement d’exemple.

        La question est d’importance quand on remarque que loin de se tenir à des tableaux sans titre et à une abstraction paradoxalement « pas sans style », Marie Cécile Aptel ajoute à certaines de ses compositions des signes codés, en l’occurrence et le plus souvent des lettres et parfois des chiffres, mais sans jamais inscrire des mots ou des bribes de quoi que ce soit. Apparaissant irrégulièrement sur le pourtour de certains tableaux ils semblent en marge, ou viennent formellement ponctuer quelque intention comme une étoile pointe un lieu hypothétique sur une voie vagabonde.

        Les peintures de Marie Cécile Aptel sont complexes parce que rien n’y est assignable et avec un paradoxe assumé, elles sont en même temps d’un style abstrait. Elles apparaissent problématiques quant à l’instar de Jasper Johns par exemple, la présence de lettres complexifie leur art vers une autre rive de l’innommable, que le tableau n’est pas informe, ou des traits de perspectives marquent des bornes et que tout les dénomme seulement peintures.

 

Hélène Appel, un jour chez galerie Sémiose

         Les toiles qu’Hélène Appel peint en quasi trompe l’œil représentent des choses diverses : spaghettis, enveloppes, côtelettes de viande, draps… Ses tableaux ont ceci de particulier que leurs dimensions sont sensiblement de la taille des choses qui s’y trouvent peintes, au point de se confondre avec ce dont ils apparaissent comme leurs avatars. A cette particularité s ‘en ajoute une autre : ce qu’ils montrent est reproduit sans environnement sur le fond laissé écru des toiles. Ne livrant que leur sujet et n’étant attaché à rien d’autre, ils se détachent comme des objets nus sur un fond nu. Les rendus se veulent fidèles et s’apparentent à des études peintes dans un esprit purement documentaire. L’exposition s’intitule « Un jour », comme s’il pouvait aussi s’agir d’images factuelles ou d’une exposition événement.

          Leur hyperréalisme interroge évidemment au regard de l’histoire des représentations du même style ou réalisées en trompe l’œil. On ne saurait toutefois dire en quoi ces peintures d’une habile et redoutable technicité picturale dépassent ou surpassent le mystère que portent les visions ultra-réalistes à la fois étrangement documentées et scénarisées de façon troublante de Domenico Gnoli.  Rien ne s’y conçoit comme une véritable exception iconique ou un quelconque parti pris renouvelé et irrévérencieux sinon recomplexifié esthétiquement. La surprise est que ce travail semble se tenir à ce qu’il pense en vain réinventer. On se résout à songer que quelques éléments de visions et d’expressions restent à approfondir plastiquement pour que ce travail « irréprochable » convainque.

 

« Colonnes » par Bernard Pagès chez Ceysson et Benetière

         La série de « Colonnes » exposée réunit des œuvres de 1966 à 2025, les dernières productions s’intitulent plus précisément : Dévers. Les colonnes qui répondent à cette dénomination penchent comme la Tour de Pise, se développe comme la Colonne sans fin de Constantin Brancusi, comme une effigie filiforme d’Alberto Giacometti.

Pagès travaille avec l’assemblage : son concept, sa répétition, ses variations… Entre verticalité  et orientation verticale, il a fait le tri en préférant une verticalité pentue, autrement dit flèchée au lieu d’être debout et dressée perpendiculairement comme un I. « Devers » s’explique par la valeur de la pente transversale d'un des deux versants d'une chaussée ou d'un trottoir.1 Les « Devers » de Pagès semblent par ailleurs se tenir comme « L’homme qui marche » de Giacometti. Ils semblent aussi tomber ou au contraire se redresser, chaque fois que Pagers les imagine possiblement en train de chuter paraît encore les défier. En 1985, si par hasard, l’idée de créer une sculpture s’imposait de la dresser debout, c’était un composé d’images d’arbres et de stèles dont les branchages surgissent du tronc comme des bras en forme de tuyaux coupés. En 2025, les Devers de Bernard Pages sont abstraits, sont des compositions purement formelles, ils ne restituent rien d’autre que leur manière d’être des additionnements, des assemblages, des mélanges élaborés comme des apparences répétitives par ailleurs. Elles n’engrangent rien de plus que l’inclinaison qui les associe au mouvement organique sensé les fonder mécaniquement et esthétiquement.

          Dans la galerie, une forêt ou une foule pourraient décrire et en même temps résumer les années de productions qui les caractérisent en les réunissant. Que l’une accumule des modules identiques ou qu’une autre joigne par soudures diverses plaques pour définir un tronc, chaque projet et chaque geste de Bernard Pagès file une poésie spatiale et visuelle dont son art de sculpter devient une invention personnelle.

 

Suaires et palimpsestes, des François Rouan récents, chez Templon rue du Grenier Saint-Lazare.

          Le geste créatif et pictural de Rouan est depuis toujours un double tressage. C’est aussi, et encore depuis toujours, un geste identique à propos d’un art, la mécanique sinon la manière d’un peintre dans son style, et qui à charge de montrer une évolution dans son travail, impose de creuser ce qui change d’une exposition sur l’autre, ou à défaut, repérer un approfondissement. L’art de Rouan m’intéresse par son engagement plastique et sa recherche d’une somptuosité picturale ; je m‘attache parallèlement à estimer son évolution : force est de remarquer que son style « demeure »…

          Suaires et palimpsestes présume une culture historique et artistique considérable, les interview et écrits comme certains choix artistiques conservateurs de Rouan aussi bien que son appétence naturelle pour la richesse décorative de la tapisserie en attestent. Le peintre théorise autant qu’il intuite son aventure artistique. L’exposition dans l’ensemble magnifique comporte peu de surprises en dehors de Recorda XI, une très grande toile dans laquelle l’artiste, semblant prendre de la distance méthodologique et esthétique avec le travail d’assemblage et de tressage, disperse sa méthode pour, semble t-il, laisser aller son geste de dessinateur et de peintre à travers de multiples touches colorées directes en même temps organisées. Là ou le cursus de production par l’assemblage et le tressage devait se voir, Recorda XI semble s’y soustraire, ou le mettre en silence. On a l’impression qu’une moitié du schéma de pensée synthétique jadis proposé par Jacques Lacan à propos de l’art de Rouan est tombé, qu’un certain désordre et ses sublimations dans les enchevêtrements de touches picturales directes a davantage intéressé l’artiste. L’œuvre démultiplie les traces en tous sens, le tressage semble évité et le désordre visuel instillé fascine par la manière dont le peintre ose démultiplier la surface peinte dans les moindres directions et sans ordre préétabli. Le tableau, fourmillant, vaquant sans limite et présumant son invention sans frein, n’est ni tenu par un effet de rendu habituel ni pour autant accaparé par un effet esthétique préconçu ; l’improvisation fait lien partout. Tout ce qui est advenu semble né d’une envie de peindre et échafauder des vues devant se superposer, s’emmêler ou se compléter d’aventures. De sorte que si le schéma lacanien perdure, il s’évapore aussi, gazéifiant une formule que plus rien ne semble devoir établir durablement. Pas de tressages obligés, simples ou doubles et davantage. Par ses déambulations, ses mixités, ses errements colorés, bref ses entremêlements comme ses inattentions poétiques, l’offre artistique de Ricorda XI affirme une mutation du style de l’artiste qu’on pouvait imaginer indéfiniment perpétué. Dans l’exposition où des peintures toujours tressées aux compositions all over et comme toujours un peu abstraites paraissent curieusement centrées comme des portraits, l’œuvre détonne. Entre Suaires et palimpsestes, il y a par ailleurs cette œuvre aussi inhabituelle qu’imprévue, et « dissipée »…

1- Jacques Lacan, Préface à une exposition des œuvres de François Rouan, Musée Cantini Marseille 1978, repris dans Revue Cairn, 2005/1 N° 59, 2005. p.139-143.

 

Patrick Faigenbaum, un pictorialisme qui ne se cache pas, galerie Nathalie Obadia

        Photographiée ou peinte, une nature morte dit naturellement l’apparence qui fait son genre. Le propos saisi par Patrick Faigenbaum de trois façons différentes a comme à l’accoutumée le double aspect d’un paysage d’objets et d’une composition exclusivement picturale. De sorte qu’on est en un instant aussi fasciné que déstabilisé par l’inattendu de prises de vues tantôt parfaitement scénarisées et tantôt finement captées.

        Rue de Clichy, Cristal clair doublé couleur, et Cristal couleur à la masse, ou Taillerie et Le citronnier : chaque image se regarde également comme une œuvrcomme des vues e peinte au XVIIIe siècle saisie photographiquement ou « compte rendue » comme un tableau imaginé par un photographe pictorialiste au XIXe. Dans l’exposition aux dimensions intimistes et placée dans une atmosphère flottante que j’imagine Odilon Redon n’aurait pas regretté, les photographies, magnifiquement peintes "à l’œil curieux", embarquent le spectateur dans des histoires brouillées de nostalgies et de découvertes ponctuelles.