ZeMonBlog
18/10/2015
Sarah Feuillas pratique l'art de sculpter en misant à la fois sur la présence immatérielle et la dématérialisation virtuelle. Du coup, ce qu'elle produit procure d'avantage d'effet de présence que de volume…
Exposition au Centre d'arts contemporains Aponia (6 avenue Montrichard, 94350 Villiers sur Marne), du 31 octobre au 22 novembre 2015…
Sarah Feuillas pratique la sculpture.
Tout paraît être dit, et il faut en ce sens croire qu’elle se préoccupe avant tout de volume, qu’elle crée et produit en conséquence des objets imposants, de diverses silhouettes et de diverses matières, quelles que puissent être les formes qui en résulteront.
Son atelier, vaste lieu en forme de hangar situé à Arcueil, partagé avec d’autres artistes, fait d’abord penser à une remise et un terrain vague, voire une friche, sous réserve de ce qu’enseignent les diverses friches récupérées et transformées par des artistes de toutes disciplines depuis quelques années. Dans la partie qui lui est réservée, l’atelier de Sarah Feuillas se présente comme un terrain d’aventure où on imagine son attention vive. Il se trouve que notre conversation commence précisément sur ce qui vaut au terrain vague de dessiner une sorte de lieu indéfini, toujours virtuel et sans limite assignée, un peu théâtral et dépendant de ses occupants, un ensemble ouvert où les idées de curiosité et de défrichage s’entendent et s’activent comme des voyages constamment imaginaires…
Nous nous entretenons sur l’origine de son travail qui, d’un abord qu’elle ne quittera pas, se prévaut d’aventures et d’engagements créatifs. Elle parle d’emblée de photographie, discipline artistique à travers laquelle elle s’est en premier lieu imaginée artiste, qu’elle a quittée un temps pour des pratiques d’installations in situ où elle dit trouver depuis deux ans d’inattendus réinvestissements.
Nos échanges à juste raison divaguent, filent plusieurs chemins en même temps, digressent. Il est question d’architecture, de chantiers et de lieux construits, de paysages citadins, de voyages d’études et de résidences d’artistes à l’étranger, Japon, Moyen-Orient… Les musiques expérimentales et méditatives de Philip Glass ou de Lubomyr Melnyk sont citées, elle dit évoluer dans leur proximité plastique minimaliste. La danse advient aussi dans la conversation, une danse là encore expérimentale, incarnée dans des engagements du corps fondamentaux, des gestes simples, presque quotidiens, avec l’extrême orient et la danse Buto en palimpseste. Le Ma, ce dialogue philosophique spécifiquement japonais sur les liens entre vide et plein, proximité et séparation, est cité, rapporté à l’essentialisme qu’on évoquait. « J’interroge notre parcours, notre démarche, je questionne tous nos gestes, nos habitudes, notre pensée première et nos instincts. L’étranger est par définition contraire aux habitudes. » dit-elle.*
La photographie qui l’intéresse est celle de paysages architecturaux, de volumes recréés par des plans obliques, verticaux et horizontaux, de jeux de lumières sur les reliefs comme des pans et des masses de diverses formes ; tailles et aspects suggèrent par rémanence une composition in situ. Echelles et distances, proximités ou lointains, espaces et corps au départ allusifs deviennent presque physiques par la force des codes de compréhension. Les deux dimensions du subjectile même impliquent un objet esthétiquement recherché qui, toutes choses égales, fait que l’expression plastique de et par la photographie peut incarner par métonymie une conception sculpturale. Nous échangeons sur ce que représentent des vues où on décode que des ensembles d’habitations identiques regroupées en blocs fantômes, en pyramides faussement aztèques, sont en partie là pour d’indicibles ou d’incomplets objectifs urbanistiques, murs et villes aux destinées bizarres, parfois inavouables, bâtisses se percevant comme oniriques à force d’être inexpliquées ou indescriptibles… Images égrenant ou témoignant de forteresses plus ou moins volontaires, élaborées dans des modules géométriques basiques et arbitraires, ou le semblable règne sans discernement, sans âme… Elle cite Paul Virilio, architecte et esthéticien qui s’est beaucoup intéressé aux bunkers… Sans nier ce dont les vues témoignent historiquement, Sarah Feuillas observe pour sa part des scénarios de formes et de configurations visuelles, remarque des écarts avérés ou supposés entre les choses, note des horizons ouverts ou bouchés, « des espaces sous pression ». Elle sait que la nature plate et apparemment neutre de la photographie tranche avec le réel saisi par l’image, qu’après celui des volumes décrits, cette dernière témoigne en sus d’autres natures, notamment celle du temps : durée, présent, pause, moment, époque, palpabilité… « J’utilise la photo pour la perspective dans l’image et l’espace où se trouve l’image » tient-elle à préciser. Immédiatement se confirme qu’elle pense plus qu’en deux ou trois dimensions…plus surement quatre. Subtilement s’immisce son histoire métaphysique du temps, dans les interstices où l’aura de l’image, telle que définie par Walter Benjamin, fait date.
Sous quelles perspectives sa sculpture, qui par les principes de l’installation plastique se veut à la fois discrète et réservée, soutenue et expérimentale, se profile t-elle pour être plus questionnante que manifeste, peut-être davantage notionnelle qu’illustrative, probablement animée par une respiration plus intérieure que par un regard ordinaire ? L’entropie et le chaos l’interpellent, lui suggèrent par la grâce de l’intemporel une définition paradigmatique de l’inattendu. Mon attention se porte sur des œuvres en cours qu’elle a regroupées sur une table, l’idée d'une thématique se dessine sous mes yeux avec des sortes de constructions de bois assemblées comme des charpentes autour d’un vide intérieur complexe dont elle entend façonner la présence par une empreinte-coque transparente en verre soufflé. Métaphores ?
On songe à Richard Dicon, dont elle admire le travail artistique et dont elle a suivi les cours au Beaux Arts de Paris, aux empreintes sculpturales intitulées Souffles de Guiseppe Penone… Elle me dit plutôt penser à des architectes, je les imagine incarnant dans leur travail des recherches esthétiques déviant de leur discipline. D’une autre façon, je lui dis percevoir des réminiscences d’Art Conceptuel, une proximité avec certaines esquisses architecturales de Frank Gerry, de Jean Nouvel, quelques ressources inventives de Renzo Piano autour des espaces intermédians, les divagations de quelque designer attelé à entremêler autant que possible et sans préjugé chacun des composants du langage plastique… En s’instaurant de façon progressive et aléatoire depuis les premières idées, et en y restant durant le travail plastique, on voit affleurer le scénario d’œuvres paradoxales, simultanément faites d’une installation programmée et d’une pièce indépendante, qui bouscule les codes physiques et sensoriels. Le temps encore s’invite dans nos échanges où l’évolution des formes plastiques fait sens d’un mouvement créatif pour elle infatigable. Sur leur plateau de présentation, les maquettes ne se cachent pas d’être comme les storytellings palpables de « Ma » impromptus et intuitifs.
D’où vient l’acte de sculpter pour Sarah Feuillas ? On entend que ce n’est pas fabriquer abstraitement des « choses en 3D ». Est-ce alors celui qui procède de la création d’une enveloppe esthétique ou celui qui met en ondes ce qu’en peuvent révéler ses échos symboliques ? Sa démonstration régulière qu’il faut éviter de travailler là où la création plastique suit des voix déjà entendues confirme un doute ontologique…
Entre vide et plein, creux et entour, quelque chose d’une épaisseur tantôt infime et poreuse, tantôt transparente et partiellement indistincte de l’architecture semble confirmer en sourdine que pour Sarah Feuillas la sculpture habite ses hypothétiques aventures scénaristiques en les traversant. On sait par ailleurs qu’en sculpture, la complexité tient de ce par quoi l’exposition de l’œuvre finale passe : mur, salle ou lieu, distinction entre dedans et dehors, extérieur et intérieur, socle vs estrade. Selon elle, l’œuvre ne saurait être conçue sans réflexivité, que ce soit celle du spectateur ou celle de l’artiste, de sorte que le lieu d’exposition et sa configuration esthétique et/ou l’invitation faite au public de réagir pour questionner son mode d’existence contextuelle, l’engagement du temps de la présentation filent, à n’en pas douter, des intelligences créatives qu’il faut chaque fois mobiliser spécifiquement. D’où la question qui surgit régulièrement à propos des techniques disciplinaires que je la soupçonne de traiter par la relativité et l’ignorance factuelle pour mieux les surpendre, parce qu’elles initient ou engagent le sens de la plasticité sculpturale.
Peut-être faut-il alors percevoir l’expression visuelle des créations plastiques et scénaristiques actuelles de Sarah Feuillas comme d’autres pratiques d’installations in situ qui lui sont familières parce qu’elles présument des modes de fusion et de détachement dans les deux sens d’une pratique d’auteur par ailleurs argumentée de l’extérieur ? Il y a aussi cet investissement de la photographie, toujours par nature un peu étrange, voire du photographique, toujours parallèle au réel, mais dont elle semble prévenir qu’image ou pas, ce qui est présenté est symboliquement spatialisé et quelquefois projeté par un « dessin » en trois sinon quatre dimensions. Cet investissement se trouve être pour cela inversement « producteur d’espace paradoxalement naturel ». A l’instar de Constantin Brancusi ou d’Alberto Giacometti dont on sait l’intérêt très conceptuel qu’ils filaient en élaborant chacun à sa manière les histoires de leur sculpture par un socle particulier**, Sarah Feuillas semble travailler à évoquer que l’idée d’une image, fût-elle photographique, peut orienter la lumière dans son travail pour la sculpture.
Notre conversation poursuit ses cheminements. De multiples projets se dessinent, toutes disciplines et toutes techniques confondues. Dans son territoire d’aventure, les pièces disposées sur la table sont de celles qui devraient être prochainement présentées pour son exposition au Centre d’Art Contemporain Aponia. Mais elle hésite encore… Pas sûr que ce ne soit que ça. Elle dit imaginer un dispositif expressif cumulant des photographies et des objets en volumes, le tout mis en espace ou se répondant par écho et ondes dans le Centre d’art. Son intérêt pour les installations la guide, elle veut éveiller, déposer les évidences, réveiller donc. Sa sculpture va s’incarner dans la présence romanesque de quelque chose qui a pour enveloppe la potentialité de faire corps.
D’où son geste sculptural allusif et sans histoire, attentif à l’objet de son travail parce que saisi par les aventures plastiques de ce qui s’y incarne en s’instaurant. Donc toujours en lien avec l’idée de créer sans convention établie. Juste le temps sensible de la sculpture.
Alain Bouaziz, juillet 2015
* Les citations en italique sont de Sarah Feuillas.
** L’édification plastique du socle est, pour Brancusi, un geste intégré du travail sculptural. C’est ce geste d’instauration qu’il argumente comme une sorte de « piédestal conceptuel » dans ses entretiens et ses notes. L’importance suggestive que Giacometti accorde à la forme et la taille des pieds, dans « L’homme qui marche » par exemple, suit un processus proche, avec d’autres moyens, évidemment moins abstraits, mais tout aussi visuels et sensibles. Voir : L’atelier de Brancusi, catalogue d’exposition, éd. Centre Pompidou, Paris 1997, ouvrage collectif. Alberto Giacometti, Ecrits, Hermann, Paris 1997.