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Othoniel en surplace et en surface

21/08/2017

Connu pour être le créateur de la sortie de métro la plus déjantée de Paris depuis Guimard1, Jean Michel Othoniel expose son travail sous deux formes cet été. Une sorte de visite d’atelier au Carré Saint-Anne à Montpellier permet d’entrer dans l’intimité du son travail de recherche et d’expérimentation. A Sète, c’est au Centre d’art contemporain qu’il faut aller.

Dans les salles difficiles du Centre d’art Contemporain de Sete, l’artiste s’est pour l’essentiel consacré à la mise en espace et en scène de quatre types d’œuvres : une énorme vague à la forme littérale, faite de centaines de briques de verre, un ensemble de sculptures sur le thème apparent du buste sur un socle,  des « colliers » et des « spirales » faits de boules de verre et évoluant dans l’espace, une série de tableaux noirs et blancs, interprétations/ empreintes librement mises en images à partir des mêmes matériaux et sérigraphies. L’exposition est intitulée. En complément, alignés par dizaines sur des murs aux apparences de coursive, des dessins et des aquarelles retracent le travail préparatoire. 

A Montpellier, le ton général donné d’entrée de jeu consiste à rendre sensible autant que faire partager des sources expérimentales et une bibliothèque personnelle à l’origine de ses inspirations. Dans la nef, au sol et dans l’espace de l’ancienne édifice religieux sont ainsi présentés une chaussée pavées de briques de verre de couleur bleu foncé, des assemblages divers de pièces de verre de toutes formes : suspensions de boules plus ou moins transparentes et de tailles différentes, compositions érotiques de formes évoquant des lèvres et de langues lascives de toutes les couleurs.

Leur présentation et leur scénarisation mises de côté, l’ensemble des deux expositions fait apparaître des faiblesses dont la plasticité du vocabulaire formel et visuel décidé paraissent être qu’un signe mais un symptôme inquiétant. Othoniel semble en effet se suffire et se satisfaire du succès d’estime (indéniable et mérité) de son entré de métro parisienne et brader sa créativité autant que son humour. Et ce qui d’emblée pouvait amuser et ravir agace et rabougrit à force de jouer sur le seul paramètre du plaisir et d’une naïveté enfantine. N’était ce l’unité de formes et d’assemblages qui marque indiscutablement le style particulier d’Othoniel, style fait d’esthétique décorative et évènementiel, des compositions évoquant un penchant pour la répétition et l’empreinte, on serait en effet vite réduit à un fond du travail et de productions aussi vaguement décoratif que cruellement mince. Car ce travail dont l’abstraction formelle peut faire rappeler des esthétiques proches des années 70 se borne la plupart du temps à donner le sentiment de se chercher un sens davantage que d’en avoir. De sorte qu’aux répétitions de mêmes compositions et des mêmes mises en scène font suite des questions concernant les mêmes insatisfactions formelles et visuelles.

Pour quoi tout cela ? Pour quelle esthétique ? Quelle sollicitation chez le spectateur ? Quels appels de compositions : environnement, œuvre in situ, performance, pur concept, paysagisme théâtral, scénographie ? L’art d’Othoniel peut déjanter à tout va, vivre de ses excès de décoratif, de l’excellence de son artisanat du verre… S’il ne fait que donner l’illusion d’un sens finalement presque absent mais uniquement plastique-décoratif, il ne sera pour le spectateur qu’un art à la fois sans surprise, « probablement » factice, ou, pour résumer, d’une créativité de surface.

Août 2017

1- Paris, Place Colette, face à la Comédie Française.

Portraits de Cézanne, ou La peinture de Cézanne et Cézanne lui-même pris à son propre objet

18/08/2017

L'exposition "Cézanne et le portrait" actuellement au musée d'Orsay. Un ensemble aussi remarquable qu'exceptionnel d'œuvres venant de partout, dont certaines quasiment jamais montrées. Présentées chronologiquement. Et c'est ainsi qu'on remarque l'opiniâtreté du peintre de toujours s'interroger sur ce « « Pourquoi » vs « Pour quoi » ou « Pour Qui "peindre"? » qui peut s’accorder avec un questionnement qui, sans cesse, pointe en creux l’expérience pragmatique du sujet-peintre. Sur ce qu'il donne à voir et ressentir à travers Sa responsabilité personnelle d'auteur, son choix d'Être créativement Peintre, d'exister là, en n’étant rien d'autre, et ne rien vouloir d’autre en échange. Sujet-peintre à la recherche de cet autre qu’il ne veut justement pas voir fondre dans un néant qui le désincarnerait par un « un sans l’autre » de la production et de l’expérimentation…

Lui-même, sa femme, ses proches (confrères, amis ou familiers, comme son jardinier)… Rien d’étonnant que les autoportraits se confondent avec ce qui, parallèlement aux études de paysages ou aux natures mortes, montre le peintre insistant dans la recherche picturale et se remettre à l’œuvre. Rien ne permet de les distinguer du seul point de vue de leur ressemblance avec leurs modèles. Car à bien regarder leur facture, leur composition, l’importance accordée au personnage, chaque occasion semble être mue par la volonté de requestionner la picturalité et l’idée de faire un tableau « en soi », de dissocier l’art et la nature, de sorte qu’on croit comprendre en permanence le peintre mobiliser son modèle et son image peinte pour « s’essayer à peindre », précisément. « Aurai-je le temps d’exprimer mes sensations… »1 Cézanne n’en finit pas de se prédire maître de son travail, esclave consentant de ses devoirs de peintre, responsable de regards incarnés qu’il veut concentrer en force dans ses tableaux. Et on le sait opiniâtre autant qu’autoritaire et méfiant des avis extérieurs : « Pas un ne me mettra le grappin dessus»2 n’a t-il en ce sens cessé de se convaincre. Mais les tableaux et la peinture en soi sont d’abord des objets dont il doute, particulièrement quand il y est question de portraits, parce que les portraits peints « d’avant », ceux de maitres qui l’ont précédé ne le satisfont visiblement pas, parce qu’indépendamment des époques, il n’y trouve sans doute pas toute la picturalité qu’il estime « faire peinture », même si, en la matière, il loue la malice de Chardin dans l’Autoportrait aux bésicles3. En parcourant l’exposition, observez comment, prétextant par exemple un angle de vue latéral ou plongeant—plus que souvent les deux, puisqu’il peint à l’évidence debout ses modèles régulièrement assis—l'effet d'un rapprochement confirme sa « présence au tableau », jusqu’à réduire tout effet de perspective en faisant coïncider la surface des corps avec le plan initial et frontal de la toile. Remarquez comment, jugeant le dessin d’une porte, ou l’incidence de plusieurs angles de murs dans son champ visuel, il séquence ses compositions dans des environnements improbables, et peut-être pour partie imaginaires — Madame Cézanne au fauteuil jaune ; comment, s’inspirant de l’emplacement et de la surface d'un mur ou prétextant une architecture dans un hors champ là encore allusif, il creuse dans tous ses entendements ce qui fait cadre (ou foyer) du tableau où ce qui, peut-être, met en exergue l’idée d’une "maison-atelier" anamorphosée par la toile — Portrait du docteur Gachet, voire associer le tableau à un antre pictural —Portrait de Gustave Geoffroy. Et quand ces codes plastiques présumés ne suffisent pas, imaginez pourquoi, profitant de l’apparent déphasage d’un motif surgissant d’un côté de sa toile, ou le contour d’un objet supposé inapparent, voire son ombre virtuelle, il expérimente une occasion de creuser (ou défier ?) l’usage ou la représentation spécifique d’un autre tracé, traitant également un sous-entendu comme « du vrai ». Plus souvent et bien avant qu’elles suscitent sous divers aspects des questions souvent plus théoriques que pratiques, Cézanne, ouvre la picturalité aux doutes sur ses conventions et ses règles, et, remettant en chantier les perspectives sensibles d’un métier dont il veut repenser et l’économie expressive du pictural, il ose en plus la question clé de son intitulé.

« Je suis le primitif d’un nouvel art »4 L’énoncé aux accents délibérément prophétiques décline le paradigme d’initiateur et de guide que le peintre entend esthétiquement forger et fait de l’avancement du travail une question éthique qui s’impose préalablement à toute réalisation. Car Cézanne ne fait pas que peindre, ne fait pas qu’engager des tableaux et une manière d’engager la peinture, il échafaude un système fondé sur des hypothèses, argumente des pas-à-pas d’« ingénieur », creuse des chemins d’expérimentateur, laisse planer l’aléa d’un geste croquant un aperçu ou esquissant un rendu, parie sur un manque et une réserve ou un suspens du motif vs un effacement suggestif du motif et de l’image. S’il est admis que chaque œuvre est ainsi pour lui l’occasion de tester ce qui fait image, il faut encore regarder de près comment certains portraits sont par ailleurs manifestement laissés incomplets en étant à peine exposés à la matière picturale ; comment, au gré de repentirs plus ou moins effacés ou de repeints approximatifs, l’artiste confronte et ordonne simultanément dans la même œuvre plusieurs solutions du même motif, comme si plusieurs regards pouvaient se rencontrer ou se chevaucher. Des  œuvres comme « Le garçon au gilet rouge » (la version de la Nationale Galerie de Washington) ou le « Portrait de madame Cézanne en bleu » se présentent manifestement inachevées. Sur la toile encore écrue, certaines parties sont visiblement laissées pour compte, dans des zones justes ébauchées du tableau, le spectateur est contraint d’imaginer l’objectif de parties vierges de matière picturale. On lit dans sa correspondance que Cézanne se plaignait d’être lent, de ne jamais arriver à « voir globalement »5, il confie traiter les parties à peindre séparément les unes après les autres, sans parvenir à « unifier son tableau » convenablement. Et c’est ainsi que, dans une sorte d’apparente lassitude, le « plastron de la chemise » du « Portrait d’Ambroise Vollard » ne lui apparaît qu’à peu près abouti/réussi après des dizaines d’heures de pose de son modèle… Et que re-dire des nombreux tableaux dont il me semble qu’on ne fait jamais assez lucidement remarquer qu’ils ne sont pas qu’inachevés, mais qu’ils sont aussi un peu gauches, que leur composition paraît déséquilibrée tant les contrastes entre leurs diverses parties font tache entre elles… Et, « Madame Cézanne au fauteuil jaune », le sujet anormalement penché, et ailleurs, sur d’autres œuvres, les horizontales ou des verticales « pas verticales et pas droites », autant de « curiosités » qui questionnent… De quoi se perdre en conjectures quant au métier dont il assure poursuivre l’autorité. Sinon le refonder…

Conventionnel dans sa définition générale, l’« Autoportrait à la palette » force à juste titre un retour et une comparaison avec « Les Ménines » de Vélasquez.

Comme le peintre espagnol, Cézanne se présente en train de peindre. L’essentiel de son tableau cadre avec celui des Ménines en forgeant à partir l’installation décrite un premier index du travail naturellement « in process » entre le sujet-peintre et l’instauration de la picturalité. N’était-ce cette première orientation déjà en partie relevée et commentée avec force par Michel Foucault pour le tableau des Ménines, on remarque que chez Cézanne la main qui tient le pinceau et la perspective annulée/faussée de la palette sont littéralement séparées du reste de la composition pour être mises en avant d’une façon qui paraît aussi purement formelle. Cet effet est si prégnant que toute l’attention s’y focalise par rapport au reste de l’œuvre en y faisant presque centre. On a de surcroit l’impression qu’en venant presque chercher le regard du spectateur (et celui implicite des deux peintres) le peintre convient de concevoir l’œuvre à travers l’un des trois signes de la vie matérielle, intuitive et conceptuelle du paradigme pictural, en l’espèce : le peintre, son chevalet ou le geste de son regard. En faisant passer son propre portrait après celui de sa palette et à l’instar de la surface faisant seuil en avant des personnages du tableau de Vélasquez, et servant du même effet d’annonce, Cézanne fait, à sa manière, signe de cette autre histoire du sujet du tableau qu’est l’instauration de sa conception. Laurence Gowing ou Meyer Shapiro et Maurice Merleau-Ponty, John Rewald et Jean Arrouye, chacun a évoqué en historien, en philosophe, en sémiologue ou en critique d’art ce qui lui semble signer la « logique des sensations » de Cézanne à partir du dessin ou de la composition des œuvres, en évoquant leurs thèmes, les genres ou des sources iconiques et l’inspiration apparente qui ont pu les orienter, jusqu'à des perceptions naturelles imputables au seul peintre. Et si on se demande s’il peut s’agir des signifiés visuels d’une stratégie d’avertissement, la mise en scène de la  palette, puis l’ensemble de la composition intègrent le même rôle admoniteur que le plan fortement commenté par Michel Foucault et qui occupe le bas du tableau des Ménines.

Suspendue au geste du regard du peintre, l’œuvre, aussi invisible dans les deux tableaux parait réduite à une potentialité. Pour celui de Cézanne, des coincidences formelles, notamment le hiératisme et un parallélisme appuyé du plan du peintre avec la surface de la toile marquent cependant l’esprit d’ambitions formellement suggestives. L’attitude figée du peintre se tenant sur un socle imaginaire confine ainsi à la monumentalité d’une sculpture. L’idée d’une mission de refondation et cette image prophétique qu’il assure pouvoir incarner en expliquant que « l’art est une harmonie parallèle à la nature » suivent presque naturellement. Quand à l’aune de cet autoportrait symbolique Cézanne ose par ailleurs écrire en 1904 à Emile Bernard « ne devoir sa vérité qu’en peinture vs qu’à la peinture même », c’est à son travail d’instauration de tous les liens avec le regard qu’on pense. In fine, avec son autoportrait, le peintre incarne et définit l’avancement de son travail par une recherche pragmatique de la picturalité en chantier.

En montrant à la fois directement et indirectement l’artiste et l’art en train d’opérer, les portraits de Cézanne le montre usant ou même parfois parier sur des pratiques picturales tantôt figuratives et tantôt purement informelles. Dans le fil de leur présentation chronologique, les œuvres réunies permettent de remarquer jusqu’à quel point son geste pictural pourtant réputé être exigeant, implique ou se suffit d’être parfois plus imprécis et travaillé par son temps de réalisation qu’ordonné. La mise en évidence de la palette sublime cette impression en rappelant son rôle expérimental. Plusieurs pistes d’expression/exposition sur les possibilités du pictural lui-même, notamment le fait qu’elles puissent advenir de manière juste intuitive ou multidirectionnelle (ou diversement focalisée) refont écho cette « vérité en peinture » que  le peintre s’enorgueillit de chercher ou d’ériger comme il s’édifie lui-même en prophète. En prenant symboliquement la place de toute la toile et en accusant métaphoriquement une large part de la compositiion, la palette, table de préparation conventionnelle des recherches colorées, signe sur le tableau la conception dialectique de l’artiste attaché à se concentrer sur ce que produit son travail en cours. Il parvient à symboliquement faire comprendre le reste du tableau comme un  environnement.

Les abstractions et les « incertitudes » du peintre paraissent donc plus articulées que produites par hasard. La pratique quelque peu hétérogène de Cézanne ressort comme l’indice d’une progression probablement imaginaire et fataliste dans l’expression de son travail. Avec Madame Cézanne au fauteuil jaune, par exemple, bien davantage que des imperfections et des incohérences des perspectives, mieux que de possibles incompétences du peintre à aborder ou gérer l’harmonie architecturale du tableau, Cézanne semble vouloir concevoir que chaque étape du travail à produire peut se concevoir comme une formule traversée par une autonomiedans le cadre de l’œuvre générale. L’hypothèse que le peintre recommence ou réinterroge sans discontinuer sa recherche s’impose du coup à l’esprit quand l’artiste, revendiquant ou se risquant à l’irrégularité dit accepter et se résoudre qu’il s’agit d’une situation aussi bien susceptible de retenir l’attention que déranger, mais qu’il est d’une certaine façon essentiel de l’envisager et de la soutenir comme une double face utile du travail. Son refus d’abdiquer ou de surseoir devant l’expérimentation picturale induit dans ce filage que l’essai technique répond comme un gouvernail, qu’il guide intellectuellement la peinture comme une traversée (qu’on se souvienne qu’il fit subir plus d’une centaine d’heures de pose à Ambroise Vollard pour finalement suggérer n’avoir « à peu près » réussi que le haut du plastron de sa chemise). Toutes les perspectives de l’expérimentation fonctionnent dans son travail comme un souffle, tous les signifiés de la picturalité, qu’ils soient visuels ou pensables, purement gestuels et formellement dénotés, qu’ils s’inspirent naturellement du modèle ou qu’ils se rapportent à un effet optique et purement sensible produisent en ce sens autant de la créativité que de tenue dans l’équilibre pictural. Ainsi la « Femme à la cafetière »… que l’on regarde le visage du modèle ou le traitement du fond du tableau, que l’on isole la nature morte sur le guéridon ou que l’on considère les réductions tant formelles que visuelles de la robe du modèle, ce qui est partout mis en œuvre sur le tableau semble autant répondre à un genre que procéder d’un état d’esprit autonome. En conséquence de quoi, rien ne semble arrêter le peintre, pas même le risque de dissonances esthétiques, d’erreurs qu’il serait facile de lui reprocher (on sait qu’en la matière, la critique et l’opprobre ne lui furent d’ailleurs pas épargnés). Cézanne-peintre se portraiture, se comporte et se représente comme son seul sujet par toute son activité picturale. Il ne connaît comme auteur, artiste ou peintre aucun repentir en les pratiquant tous, sans s’interrompre, sans les dissimuler. Quel que soit leur degré d’avancement ou de finition, de quelque point de vue qu’il paraisse, chaque tableau égalise les aléas comme les engagements d’une pensée qui intègre contre toute attente les spéculations de la réussite comme les expérimentations techniques.

Il peint sa femme, constamment, parfois son fils Paul, régulièrement ses amis d’Aix en Provence, il peint son jardinier. Il ne les place pas seulement de face, mais face à eux-mêmes, comme s’ils devaient à la fois affirmer qui ils sont et lui permettre d’échafauder son travail par rapport à ce qu’ils sont pour lui, dans ce qui entend comme le vrai visage d’ «un art parallèle à la nature ». Les regards confrontés des modèles et de Cézanne traduisent ce sentiment d’être départagés en va et vient constants entre expression et définition, quand bien même le peintre, était réputé ne tolérer aucun cillement ni changement d’attitude dans les poses. On croit de tableau en tableau pouvoir le surprendre en plein doute devant l’alternance de gestes réciproques d’observation et de traduction. On le devine s’invectivant sourdement lui-même, ou se méfiant de l’intérêt de l’environnement entourant le modèle. Dire que parfois les personnages expriment quelque chose paraît arbitraire, tant le peintre, tenant pour équivalent de représenter des pommes, des personnes ou le tuyau d’un poèle7, s’évertue à donner le sentiment de rechercher leur impassibilité. Certaines postures paraissent faire écho à la timidité mainte fois rapportée du peintre quelque peu porté sur la misanthropie ou à ses rapports tendus avec une société qui ne lui convient pas et dont il répète « Ils veulent me mettre le grappin dessus »8. Dans l’exposition, la question d’un silence méditatif de Cézanne fait corps avec l’épaisseur conceptuelle des tableaux. L’œuvre advient après une succession de faits conçus dans un mouvement lent d’apparition et de formalisation, les décisions sont prises après que les gestes du dessin et la touche fusionnent, indistincts l’un de l’autre. Dans Portrait du jardinier Vallier, la tache ou la touche feront l’affaire. Ensemble dans l’incarnation de pures suggestions visuelles.

L’exposition incite assurément à questionner la pratique de Cézanne autant qu’à le lire. On connaît ses paysages, ses natures mortes, ses tableaux de genre, moins ses dessins ou ses aquarelles. En réunissant autant de portraits, l’exposition permet salutairement un regard cependant spécifique, parfois presque générique. Quelques croquis et quelques carnets de dessins complètent utilement le propos, les mots du pictural s’y répandent avec la même inquiétude pour l’union expressive de sujets d’art, seulement indiqués par des silhouettes et quelques traits humains. Avec Cézanne, faire œuvre tend à imaginer que seul le pictural prime, et, dans le cas d’un portrait, qu’un tableau se charge de sens parce qu’il est aussi grave que sensible et purement visuel.

Bref, allez voir cette exposition intarissable.

A.Bouaziz, août 2017

Les citations sont tirée de la correspondance de Cézanne. 

Hurlements à peine retenus de Cézanne

17/07/2017

Que dire de moins que ce type a su rappeler qu'on ne fait pas de la peinture en habit d'artiste, mais qu'on fait de la recherche en peinture en armure de créateur. Et que c'est dans ce contexte qu'on arrive à faire dire aux autres qu'on a de surcroit agit en artiste. S'ils comprennent ce que le mot liberté hurle.

Dessins d'Anne Claire Jézequel

09/06/2017

Comment décrire un naufrage quand il s’agit d’une exposition ? Il me semble que l‘exposition qui se tient depuis ce jeudi à la galerie Fournier, rue du Bac, ne mérite pas d’autre qualification. Claire Anne Jézéquel, y expose donc ses dernières créations, en l’occurrence des dessins et des assemblages de grandes dimensions. Très disparates ou diversifiées selon les regards, les œuvres se présentent tantôt comme des montages et tantôt comme d’importants « bas-reliefs » occupant des pans de murs. Aucune des œuvres n’est spécialement intitulée, comprendre que toutes les productions sont « Sans titre ».

Les montages reposent en fait sur des compositions en deux dimensions. En réunissant des taches rouge orangé diffusent sur des papiers et de feuilles de verre transparent chaque ensemble à des apparences de fenêtres aux contours irréguliers ou de vagues de vitraux. Les montages, à la fois tenus et décrits par des cernes gris métallisés semblent, on l’a dit, être de dessins. Très marqué, chaque cerne agit comme en ce sens un contour fait au crayon. Je peine à supposer une clin d'œil au Constructivisme ou à la moindre production de Mondrian… 

Les bas-reliefs muraux sont, quant à eux, composés de sortes de « d’architectures métalliques grises sur lesquelles des pans de papier, eux aussi plus ou moins en aluminium (On voit qu’ils ne sont en fait recouvert que de papier allu.) semblent suspendus à ces barres comme des draps sur des cintres. Le tout est aléatoirement badigeonné/rehaussé de peinture noire.

L’ensemble des productions pourrait avoir été inspirés par des architectures de théâtre, et en cela produire une certaine poésie plastique s’il n’était extraordinairement mal réalisé, au point de paraître sorti d’un cour de maquette en volume. Aucune tension plastique formelle ou subjective ne paraît les animer ou faire sens d'une volonté dans cette direction.

Les contours des montages sont réalisés avec un adhésif gris métallisé. D'une largeure et de longueurs incertaines, ils n’ont que l’intérêt des traits limitant les figures d'un albums de coloriage. Les « taches » diffuses de couleur rouge sont brute de décoffrage, rien n'indique le moindre engagement formel et plastique. Le hasard lui-même semble inaperçu, ininventé. Au demeurant, pourquoi ce rouge ? Voire, plus prosaïquement, du rouge ?) Quels qu'ils soient, leur scénarisations font regretter l’imagination tachiste d’André Masson ou d’Henri Michaud, voire les mondes métaphysiques d’Odilon Redon ou de peintres extrêmes orientaux, compris le travail de l'écrivain/artiste Gao Xinjian. Quand deux surfaces sont décalées et (ré)assemblées, on cherche en vain quel effet préside tant chaque proposition parait creuse (L’artiste voulait-elle impliquer un glissement ? une fracture mise en scène ? Un pan et un écran d’un autre espace virtuel ? Un retournement entre vide et plein ?) Aucune des œuvres n’ayant par ailleurs de titre, rien n’accroche si ce n’est leur faiblesse formelle et spectaculaire. Pourtant, dire qu’une œuvre est « sans titre » est aussi un engagement…qui se perçoit dans une apparence plastiquement fondée. Mais ici, chaque chose semble partout manquer de consistance.

Le texte de présentation ne fait que confirmer le malaise. Laborieux sur les points susceptibles de valoriser la culture plasticienne de l’artiste, son imagination pure, ou simplement « le « métier »… l’intérêt de l’exposition n’apparait nulle part, ni culturellement ni artistiquement. L’argumentation utilisée donne l’impression de chercher laborieusement et sans conviction des arguments pertinents sur la cohérence des œuvres, des réponses fiables quant aux « choix  retenus », des points commerciaux convaincants pour susciter l'achat d'une œuvre d'art contemporaine. Rien n’y fait, le texte se perd en exercice de mode d'emploi. Dans une œuvre une hardiesse visuelle ou compositionnelle m’intrigue cependant, je cherche personnellement à m’informer auprès de l’artiste, et ce n’est que réponse étroite, désincarnée, squelettique, et sans référence. 

J’avoue mon (plus qu’un…)étonnement devant cette programmation d’une galerie réputée pour la rigueur de fond des artistes qu’elle représente, artiste dont par ailleurs je n’aime pas forcément les œuvres, mais dont, en revanche, je ne peux contester ni l’apparente culture visuelle et plastique ni la maitrise technique.

Que conclure de ce voyage si ce n’est qu’il s’agit d’un sale rêve ?

Juin 2017

Traits de caractères

04/06/2017

Tracés, chemins, lignes d’erres*, parcours, itinéraires réels ou supposés, les traits de Laurence Garnesson filent des paysages dont la carte n’est pas écrite d’avance.

Empreintes, marques appuyées du geste, surfaces effleurées, sur chaque feuille et dans chaque œuvre, tout semble initier des histoires, faire palimpseste. Parfois justes déposées ou un temps visibles.

Veines, racines, ruisseaux, rivières ou fleuves, réseaux et canaux, parfois failles et lézardes, par le dessin, par le geste ou un état d’être, à travers l’esquisse d’une direction sur chaque feuille, au moindre lieu de sortie d’un motif taché d’imaginaire, l’artiste semble faire l’expérience plastique des aventures visuelles du tracé.

Passages, cheminements, circuits, trajets apparemment directs ou manifestement indécis, les traits posent leurs conditions d’expositions au jugement. Ni imprécateurs, ni libertaires, ils évoluent au-delà des sentiments personnels, dématérialisant des couloirs, réfutant des murs, rendant les cloisons abstraites. Sortant des habitudes du contour.

Surfaces et espaces signalés par un emplacement investi, lieux délicatement repérés au moyen d’un discret rappel de leurs limites matérielles, la feuille, par sa finesse, rappelle le territoire fragile de l’atelier, son sol à chaque déplacement foulé de long en large. Jamais survolé, peindre n’est pas une mission angélique.

Laurence Garnesson fonde sa peinture en l’interrogeant sur son fait, sur ses prérogatives, qui se trouvent simultanément être aussi celles du fait de peindre, de ce qui s’engage expérimentalement et de ce qu’elle engage pour elle-même, de ce qui est visuellement imposé par l’œuvre réalisée et ce qui se produit aux yeux du public, qui n’a d’yeux que pour ce qu’il dit « voir-en-vrai ». Que de traversées à vivre ! Que de carrefours à assumer, de croisements à négocier, parfois de tunnels dont il faut sortir et de lumières à affronter! Que d’ouvertures à transformer, chemins faisant et d’un trait à l’autre. Et dans l’ombre, tapis au fond de soi, que de renoncements à refuser quelquefois, au nom de soi, à cause du soi.

Manifestement cultivées par passion, ses œuvres ne sauraient par ailleurs être limitées au retour d’un expressionnisme abstrait ou à la résurgence d’une tradition lyrique du geste pictural. L’effet miroir ne tient pas (pas bien !), du fait des multiples interventions directes qui montrent qu’elle conçoit plus qu’elle s’épanche, du fait que ses traits sont si divers que leur inventaire résiste à une gaucherie. C’est d’un paradigme du tracé cheminant et se décomposant pour toujours se réinventer et se refonder que naissent ses compositions. Et si parfois elles semblent disparaître dans un effet de nuage ou dans une vive pénombre, c’est qu’elles sont les rêves de nouvelles traversées mentales ou oniriques. C’est encore un subtil effort d’attention qu’elle conçoit et qui sourd des multiples interprétations des limites des formats, de leur orientation, de leur superficie qui nous éloigne d’une pratique uniquement lyrique de la peinture. Voire, et c’est habile de sa part, de l’usage d’un infini que leurs débordements suggèrent en étant parcourus de partout, autant par superpositions que par creusements colorés, autant par des suggestions d’écran en plans affirmés qu’à compter de concentrations d’effets temporels. La blancheur du support n’est pas en reste comme en témoignent les nuances chromatiques employées dans l’individualisation de chaque œuvre…

Respirer l’intervalle, Marquer l’instant, A posto (A ranger), Moving diary (Journal « en train ») sont autant de titres dont Laurence Garnesson intitule ses peintures. Faire à la fois sens et écho du travail de naissance et d’invention des traits sont ces faits plastiques à compter desquels elle dessine et tente par approches l’histoire aussi concrète que sensible de leurs cheminements.

Gisèle Bonin œuvre

02/06/2017

 

Après des études approfondies en musique et en littérature, Gisèle Bonin est définitivement passée au dessin et à la peinture. Encore que… !

Sa passion artistique à la fois réaffirmée et réinventée, elle consacre ses recherches à la représentation du corps et à la corporéité de l’œuvre visuelle en faisant (à propos) résonner entre elles les expérimentations technique, sémantique et plastique. L’image ou la vue du corps vs le référent corporel constituent donc la base de son inspiration tant pour ce qu’il est, que ce qu’il sublime à la fois comme tact et de l’extérieur, à la fois à vue de peau et de surface, si on peut dire. Instillé par la mise en scène du travail, l’image du corps ou ce qu’il peut suggérer par un détail morphologique ou d’un fond, devient paradigme visuel à travers la dextérité des dessins de l’artiste. Ou la dextérité de l’artiste dont l’expression de ses dessins est plus riche que leur technique apparente.

Le corps à découvert est son inconothèque ai-je écrit il y a quelques temps, convaincu que ce propos travaille sa production. Elle y puise images et questionnements sur ses moindres vues et entendements, éclaire de ses études la présence de détails morphologiques subtils comme les empreintes à la fois comparées et contrastées de deux nombrils, la force ou la gracilité apparentes de mains ou de pieds en partie révélés par leurs morphologies, la vue très rapprochée d’un lieu anatomique symboliquement fort… Parfois, vues et mémoires d’images obliges, c’est un message profane ou biblique de gestes réduits à l’opportunité d’une rime possible avec l’Art ou une actualité photographique qui (re)fait signe et se remet à conter.

Qu’i s’agisse d’un sujet direct ou que ce soit par le truchement d’une traduction plastique, la créativité de Gisèle Bonin abonde dans la libre subjectivité : le relief d’un téton plus ou moins environné de poils, l’ouverture d’une poitrine dénudée ou un flanc droit ou gauche, un fragment de peau caractéristique, la verticalité d’un dos discrètement genré, des doigts rassemblés sur une action, il n’est chaque fois question que d’auteur. Dans un cadrage apparemment resserré, la mise en perspective de proportions d’un sujet vient faire sens de la place laissée aux marges, le « foncé » général d’une image par rapport à la couleur du papier susurre l’émergence d’un relief signataire… Dans son travail, la sagacité humaniste des faits quotidiens imprègne la mise en tension des incarnations et emporte comme elle interpelle le fil des représentations à travers leurs origines documentaires. Dès lors, passés par une fenêtre et un écran conventionnels, les décalages d’une étude clinique et paradigmatique du tableau priment distinctement, faisant que le grain, la coloration quasi monochrome des matières ajoutent aux œuvres une aura de radiographies plus imaginaires que cliniques. En cherchant à produire une ouverture vers une poésie concrète dans chaque dessin, le travail de Gisèle Bonin passe, dès lors, du réalisme au subjectif, comme des descriptions deviennent allusivement oniriques et métaphysiques en étant suspendus aux regards déconnectés de visiteurs mystérieusement allégés.

Leur apparent naturalisme foncier fait encore des dessins de Gisèle Bonin une limite de l’irrationalité visuelle qui lui permet aussi de symboliquement coller à la vision objective comme la pratique du dessin apprécie dans l’oxymore une aporie de la définition et de l’apparition. De sorte que tout semble clair alors que tout est aussi imprécis que mystérieux. Par leurs envois implicites à des images autres ou parfois inverses, mais aussi tout à la fois mentales et corporelles, illusionniste et référencées, les apparences photographiques auxquelles se chargent par disjonctions et disruptions sémantiques d’une lisibililité créatrice imprévue. En l’agrandissant et en le réduisant virtuellement, en multipliant les irréalités par des découpes spéculatives et par des histoires mises en scènes, Gisèle Bonin regarde la morphologie du corps comme une aventure contextuelle. Les énergies sensibles de trouvailles graphiques subtiles qui soufflent comme un micromonde personnel les structurent distinctement des rapprochements d’auteurs. Au lieu d’être une sélection, chaque présentation décline t’elle la concentration de ses regards sur l’affleurement du désir ou sur son report quand l’image se veut presque aussi claire que son support ? Est ce de pure imagination, aussi bien désirable que retenue quand par de fines incitations tactiles, que chaque vue fait écho avec l’aura du moment où tout bascule ?

En même temps qu’elle échafaude chaque image, comment Gisèle Bonin médite t’elle à chaque exposition future de son travail ? Des correspondances avérées avec le souhait de théâtraliser leur plasticité fait la place à des transgressions où la sérenpidité du travail s’exporte occasionnellement par une autonomie créative qui ne se cache pas. Le passage entre le paradigme de la « pure » représentation et celui de la libre suggestion marque assurément de la part de l’artiste une conception intellectuellement élargie de l’image référentielle, celle d’un dessin, par convention, parfois préliminaire ou inaugural, comprise. Il semble s’agir d’un entre-deux volontaire de l’œuvre et de l’artiste où parfois, aussi, se révèle un conflit supposé toujours latent du travail et de son rendu. Il est ici précisément question du mouvement et du temps déclaré du travail. A travers ses manières d’éprouver tous les paradoxes de leurs ressorts respectifs, Gisèle Bonin ne donne t’elle pas au fond le sentiment de vouloir vérifier l’origine des codes qui les animent vs le bien fondé de leurs deux territoires d’élection et d’application ? Ne faut-il pas en effet concevoir dans l’exposition (préparée-mais-quand ?) de ses dessins, à travers des installations in situ comme des tentatives d’inversions de l’exercice documentaire et du pur travail de création plastique, ce dernier informant de ce qui est produit par une vérité d’artiste plus que par ce qui est montré ? Sous quelle bannière est-il pensable de dialectiser le rendu et l’invention visuelle ? Avec ses manières particulières de réinventer et de renouveler les perspectives de l’hyperréalisme et la pure correspondance du support avec la fonction d’écran, chaque exposition de ses dessins invite en tout état de cause à une réflexion in-humaine de l’incarnation de son projet artistique pendant son processus d’élaboration. Avec sa transparence occasionnelle acceptée, chaque œuvre émane, quoi qu’il en soit, d’un corps autre. In fine avec l’inversion magique du travail isolé avec l’exposition, ses images, mues en sublimations du regard, deviennent un temps la peau d’un existant de passage.


Pour le spectateur, le travail de dessin expérimental de Gisèle Bonin suppose et suggère effectivement plus qu’il détaille. Discrètement mais avec opiniâtreté, l’artiste œuvre à brouiller les références, entremêler les angles de vues, confondre les distances, instaurer toujours un biais d’artiste. Il faut que prospèrent les questionnements, suggestions et inventions référentielles, que divergent plastiquement les « formes de l’intention »* ; d’un mot, son travail se veut toujours  plus imaginatif que servile. Ce n’est pas de réalisme que se préoccupe Gisèle Bonin, c’est de « semblance », pas d’immobilité mais d’apparence et d’allure passagère, d’invitation. Pour elle, seules importent les dérives conjointes de l’image et de sa facture, les impressions particulières découlant de leur entente et les petites musiques intimes qui résonnent, seule vit l’idée de digressions possibles autour de l’origine des représentations telles que le langage de l’art les incarne esthétiquement. Ses vues, presque infiniment détaillées sont faites pour s’estomper comme un aperçu intertextuel de Lacan invite à éclaircir un discours en l’allégeant par des combinaisons nécessaires et inattendues. C’est de la capacité du dessin à « Faire le regard » que Gisèle Bonin juge l’avancée de son travail de création. Qu’il soit de purement technique ou incidemment pictural, associé à exposition et une installation in situ, elle entend requestionner avec insistance l’identité foncière des supports d’expression tant matériels qu’immatériels où le dessin s’active, les surfaces et temps d’expérimentation tant opportunes qu’accidentelles qui contribuent à sa toujours possible autonomie. En cherchant en toute circonstance à réinventer le fil des histoires de peaux visuelles pouvant simultanément être enveloppe et perspective, incarnation et tissu diaphane, empreinte et territoire,  son travail se forme de ses propres méditations iconiques. Confins de cette oxymore de la réalité avec ses conceptions métaphysiques de l’image.

Et au-delà, une empreinte aérienne.

Alain Bouaziz, juin 2017

* Formes de l'intention. Sur l'explication historique des tableaux, Michael Baxandall, Jacqueline Chambon, Paris 2000.

Eh! Marlène…?

25/03/2017

Marlène Mocquet rêve son travail, en réveille les nimbes autant qu’elle éveille les fins, en même temps qu’elle le transforme en fantasmagories, en même temps qu’elle y capture des visions et en découvre d’autres, en même temps qu’elle en érige d’autres, pour faire de ses nuits d’artiste le piédestal de ses peintures. Entrainée par les vagues de sa pratique, elle dérive, survole ou se love avec délice dans des écumes imprévisibles. Arpentant les terres vallonnées de paysages sans territoire, elle s’enfouit ainsi entre de supposées strates de son existence pour s’y terrer en silence, pour éclore une vue inédite, elle semble parfois profiter de l’écran subreptice du papier ou de la toile peinte. Marlène Mocquet jamais ne se tait, toujours et sans prévenir semble rechercher « L’onirisme toujours montrant des songes… » Parfois de quelques plumes se transforme en oiseau, à peine posé déjà envolé.

En même temps qu’elle peint ses sujets elle dépose ses songes. Marlène Mocquet colle et décolle, mélange et démêle, fusionne et façonne plastiquement tout ce que la  matière visuelle appelle, susurre, gouverne, induit, implique ou explique dans ses exhubérances. Elle caractérise autant qu’elle confond les formes et les couleurs entre elles, étale en décrochements baroques des hors jeux ou des mises en scènes involontaires découvertes pendant son travail, théâtralise et « opéraïse » son office artistique.

Elle perçoit sans contradiction, oublie aussi. Comme on conçoit et laisse, elle s’abandonne aux affres de ses fantasmes, pose et déploie, voire redéploye, freine ou précipite ses regards en pleins décalages personnels et collectifs, centralise et partage des zones floues entre les mouvements d’imaginations centrifuges et des forces focalisantes.

Marlène Mocquet divague dans ses thèmes, noie le poisson pour perdre qui cherche à s’y imposer, rend sa pratique diffuse, confond tous les pleins et tous les vides possibles, tous les traits et tous les contours qu’ils soient supposés ou factuels, n’enferme rien, ouvre partout sans disparaître nulle part, œuvre partout pour créer de l’attrayant, faire de chaque occasion de créer un œil, un espace et la forme d’environnement, un sujet naissant et évoluant d’images  en visions simultanément  auctoriales et imaginables.

Marlène Mocquet dirige et lâche ses outils de travail, se fâche et s’amourache avec les visions qui fusent, s’enferme dans des compositions picturales au dépend de délires et de… de… de… de… de… de… de pleins de trucs abstraits qui l’appellent en même temps qu’elle les isolent approximativement dans chaque dessin ou dans chaque peinture. Et pendant ce temps, et en même temps, son esprit s’embrume et s’enfume, se nuagise en d’épaisses couches subjectives de coton hydrophile.

Marlène Mocquet a peint et dessiné dans le Musée la Chasse et de la Nature des paysages que n’auraient pas reniés Ensor et Bosch, œuvré en long en large et en travers sur des feuilles de papiers et ses peintures sur toile aux formats impossibles et dans des cadres aussi improbables qu’hypothétiques. Discrètement, sur les murs entre les œuvres d’autres artistes, dans des vitrines, son travail exubérant murmure partout des rêves de son auteure.

Lequel travail se relèvera de ses efforts d’imagination qu’à condition de laisser à leur tour les visiteurs chasser sur les terres inconnues d’autres rêves.

Mars 2017

« Fracas, refaire et le plier »

12/03/2017

 

Aventures imaginaires collectives dans tous les sens…et inversement !

 

               Pour conforter allusivement leurs visions plasticiennes, naturelles et cultivées du thème énoncé avec une part d’imaginaire indiscutable, ils ont choisi l’énergie de mises en jeu qui le traversent en lui associant certaines perspectives oniriques de l’œuvre de Robert Coutelas, artiste peintre féru de poésie et de cosmologie. Décédé en 1985, Coutelas est arbitrairement confiné à l’univers des « Singuliers de l’Art »*, formule admise (et plaisante) pour parler d’œuvres et d’artistes aussi confusément associés à l’art brut qu’à celui des fous. Bien que sensible aux multiples chemins déviants qui semblent animer Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel, j’avoue trouver mystérieuse cette présence dans l’exposition qui s’esquisse sous le titre « Fracas, refaire et le plier », tant leurs conceptions du travail créatif semblent différentes du travail de Coutelas. Sauf à leur reconnaître des liens entre enjeu et mise en jeu — qu’ils définissent par « le playing » — et que ces liens soient sérieux ou ludiques (voire les deux)… ou les quatre, puisqu’ils sont quatre artistes pour ce projet.

Des interprétations intuitives et des aventures spécifiques activent en creux chaque terme de « fracas, refaire et le plier ». Elles rendent flexibles des idées de travail, d’attitudes et d’enjeux à explorer « in process », faisant que les mots peuvent s’illustrer aussi bien séparément qu’en synergie. On les conçoit comme des ententes et des complicités implicites aussi sagaces qu’opportunistes et spectaculaires. On les retient pour ce qu’ils préjugent de découvertes que d’acquis culturels. On les juge pour ce qu’ils incitent à questionner. On s’en amuse aussi à la faveur d’associations d’idées et de carambolages arbitraires qu’ils peuvent susciter.

Pour y répondre, les œuvres que les quatre artistes prévoient d’exposer compteront autant avec la fiction narrative qu’avec des dérapages ou bien un imprévu — toutes choses dont Robert Coutelas était à sa façon un usager habituel­ — d’où l’idée, qu’ils préfèrent tous les quatre, de remplacer « jeu » par « playing » jugé plus « actionnant » et processuel, voire actuel. Les correspondances avec l’œuvre de Coutelas trouvent à ce propos une forme vive et plus intime de s’illustrer par l’approfondissement en évitant de se réduire à une vision trop globale, voire à un titre exagérément explicite… Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel comptent sur ce point engager la transparence d’expérimentations qui ne se dissimulent pas d’être aussi ambitieuses et justifiées qu’intuitives et décontractées. Dès lors, l’intitulé de l’exposition devient par lui-même « le » jeu qui annonce virtuellement des œuvres pouvant fonctionner en groupes, séparées et de façon interactives. Il s’agit d’intéresser le spectateur sur des paradigmes créatifs : (re)découvrir des cheminements, (re)définir les aléas d’une interprétation comme ceux d’une réinterprétation.

Ce titre indique encore allusivement que les mots traduisent également des valeurs plus plastiques, potentiellement plus tactiles qu’abstraites ou éloignées de correspondances purement sensibles. « Fracas » présume un indiscutable volume sonore, ou des rythmes associés à des résonnances. Avec « refaire », voir simplement « faire » se déploient des histoires visionnaires  et mémorielles où, peut-être, cheminent des idées de réinvention et de reprise, des séquences immédiates et des projets d’anticipation. A travers « refaire » se profile peut-être l’art tel qu’il vit. Quant au sens de « plier », peut-être faut-il le lier à son contraire, le dépliage, pour exprimer par des mouvements progressifs des instants au cours desquels il se déploie en superficie, en formes géométriques planes ou spatiales, en volumes acquis et imaginés, en strates et en plateaux fantasques et transversaux. Il faut en somme que les fictions bizarres portées par « Fracas, refaire et le plier » s’entendent à l’aune de l’humour joyeusement artistique et jubilatoire de ses inspirateurs.

A quoi et en écho de quoi, chaque artiste et chaque œuvre justifient la curiosité d’interprétations aussi soudaines et préparées que des élans d’imagination spéculative et toute forme d’hybridation plastique. Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel tout comme Robert Coutelas ont en effet comme spécialité de soigneusement éviter d’être des peintres abstraits. Leurs productions (comme leurs démarches) ont pour caractéristiques d’être « un peu figuratives et référencées », pas tout à fait descriptibles tout en naviguant entre « playing » et enjeu, d’être « à deviner » autant qu’à remarquer, comme quand on découvre par inadvertance et surprise la richesse d’un monde autre. Pour mieux signifier qu’ils n’emploient la réalité qu’en partie, ils n’en utilisent que des aspects accidentels ou fantasmés, l’important étant que « ça déraille". On devine qu’avec l’exposition, les murs, le sol et toutes les formes sensibles d’espaces pourront être socle et tremplin.

Les œuvres justement, imaginons-les encore. A ce jour, nombres d’entre elles ne sont pas complètement réalisées. Certaines seront des productions in situ ; l’exposition encore dans ses nimbes évolue comme une création à part entière, parallèle aux œuvres. Il faut partout mêler le visiteur à sa scénarisation, l’inviter à un « Que percevez-vous », ou un « Et si c’était… ?» ou quelque chose comme « si ça avait été…? » On devine qu’Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel se préparent tous quatre à « retourner » le Centre d’art Aponia, pour présumer ce que leurs devoirs d’inventeurs de formes entraînent. Performeurs par leur pratique même, ils se comprennent en étant plus que peintres, plus que sculpteurs, davantage que dessinateurs, cinéastes ou vidéastes. Ce sont en définitive des décentreurs d’images, des ouvreurs d’interprétations qui entendent autant transmettre des émotions que fomenter des visions. Leurs productions se rejoignent là où chaque pratique à la fois mobilisée et vacillante dans son autonomie s’active sur leurs espérances communes. Chacun va risquer des œuvres entre vision et iconologie, entre propositions déconnectées ou expressionnistes. Si c’est de sculpture qu’il s’agit, c’est pour oser parler d’images(s), si c’est de peinture, c’est pour tenter des contrées hors limites et des histoires sans fin. Un dessin est prévu, ils l’emmêlent de codes spécifiques de la peinture ou de films d’animations, de pratiques de détournements et d’illustrations arbitraires empruntées au Surréalisme ou à la littérature fantastique et aux manga…

Pas de mystère…si on peut dire ! Cette nouvelle exposition au Centre d’Art Contemporain Aponia sera sonore parce qu’imprévisible. Il y aura du « (re)faire » au sens de pratiques innovantes autant que cultivées. Avec son implicite dose de malice, le plier fera penser que les œuvres vont susciter chez les visiteurs des questions de référents, de dérives, de décloisonnements créatifs. Olivier Passieux va montrer ce qu’il entend par peinture et tableau expressifs, ce par quoi, dans l’image et la figure, bascule une fiction intérieure vs toujours singulière de l’art, Bertrand Dezoteux présentera ses films d’animation avec leurs environnements de bandes dessinées et leurs créatures naturelles, fantastiques ou anthropomorphiques, leur esthétique aux échos de storyboard, suscitant toujours un regard réflexif du spectateur. Romain Sein s’apprête une fois de plus à expérimenter des rapprochements du sens de l’illustration avec les creux d’un dessin forgé au risque d’une expression individuelle intensément plastique, Grégory Cucquel réfléchit en sculpteur, pour développer des sculptures/installations dont les éléments et la composition imaginaire et in situ va jouer avec l’opportunité et les circonstances de leur lieu de trouvaille, Robert Coutelas témoignera mémoriellement et à postériori de ses rapports avec un art d’auteur fortifié par le jeu vs le playing, tout à la fois très technique et très aléatoire…purement visionnaire ?

A travers « Fracas, refaire et le plier »,  les  recherches de décodage artistique engagées par Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel, et avec amitié pour l’œuvre de Robert Coutelas, entraînent la créativité dans ses mouvements naturels de saisies et d’interprétations. Rien d’étonnant qu’artistiquement, leurs productions expriment autant de recherches de créations visuelles que d’expressions d’auteurs.

 

Alain Bouaziz, mars 2017

 

* Les « Singuliers de l’art », une exposition qui s’est tenue en 1978 au Musée d’art moderne de la ville de Paris.

Julie Dalmon : mobiliser l'incertain à l'œuvre

20/12/2016

Des flèches apparemment nées d’un zigzag d’éclairs de foudre et d’un hypothétique geste impérial de Jupiter, le tout sculpté dans de l’os et terminé par une pointe noire taillée comme un silex préhistorique. Disposées sur une table, de vraies omoplates de bœuf. Sur le plat de l’une d’elles, un accouplement bovin est soigneusement dessiné au crayon. Sur une autre encore, un seul bœuf, même dessin. Je me souviens avoir récemment vu et apprécié l’ironie subjective de ces productions dans une exposition consacrée au dessin érotique…* A côté, d’autres os, de même origine animale. Signes d’un travail sur le thème du corps ?

Sur une seconde table, des carnets d’études, des photographies documentaires et des objets scénographiques sont regroupés pêle-mêle. Ils témoignent de recherches et de créations antérieures éphémères ou in situ. Enregistrées à l’aide d’un téléphone portable, des séquences de travail enregistrées en mode selfie me sont aussi présentées. Julie Dalmon  m’invite à les regarder comme des œuvres en soi.

A quoi tient cette étrange confusion dont ces œuvres font signe pour que je sois troublé au point d’oublier qu’elles pourraient avoir été extraites des collections ritualiques de quelque musée d’art populaire ou ethnologique, sinon présumer un hypothétique cabinet de curiosité ?

Sur quoi se fonde ma perplexité amusée face à ces productions parfois exubérantes et qui diffusent tant d’étrangeté et d’originalité ?

Tout semble conçu selon un même paradigme : une thématique imprécise et des matériaux bruts sont engagés entre eux vers une autre relation à laquelle le spectateur va contribuer. L’objectif est d’exprimer et d’incarner par la plastique l’esthétique de connections subjectives.

 

Dans ce pavillon de banlieue en partie désaffecté dont elle a fait son atelier de vie artistique, Julie Dalmon  me dit être attachée aux objets mémoriels ou contemporains, au stylisme, au design et à l’environnement, auxquels ses études l’ont d’abord sensibilisée. Soucieuse d’être précise, elle m’indique se départir d’intentions d’antiquaires et de collectionneurs d’objets précieux (un monde qu’elle connaît bien), pour se concentrer sur un infini poétique que ses propres constructions imaginaires transmettent et par quoi elles font plus que séduire. Qu’il s’agisse donc de créations apparemment passées ou en cours, déjà exposées ou liées à des projets futurs, Julie Dalmon  entend se démarquer en scénarisant des compositions plastiques jamais réellement finies, en un mot, toujours flottantes, des « œuvres ouvertes » aurait dit peut-être Umberto Eco**. Alors qu’elle sollicite mon attention en suggérant « ne pas s’intéresser à la qualité de son dessin et préférer l’idée », je songe que son art semble faire de « l’incertain » un moteur essentiel.

Tout en  me montrant son travail dans un ordre aléatoire, et pour faire écho à mes interrogations sur son sens du mot « idée », elle met l’accent sur l’impact suggestif de ses productions, sur un feed back attendu au centre de leur existence. De là découlent non pas des thèmes plus adaptés que d’autres, mais des aventures esthétiques qu’il faudra poursuivre et prolonger.

Nous conversons autour de conduites inventives réputées, nous nous accordons pour dire que des pistes restent à explorer pour faire du spectateur un rêveur capable de s’opposer symboliquement au réel par une poésie personnelle agissante !

 

L’imagination plastique de Julie Dalmon est sans borne et sans réserve. De fait, sa pratique n’évoque que des ouvertures aux sens. Elle dit n’attacher au visuel qu’un temps d’intérêt relatif. L’idée plastique compte d’abord, au risque d’entendements autres. D’un talent simple aux accents extrême-orientaux, elle suggère qu’il faut à tout moment une apparence d’incertitude dans les rapprochements, associations, combinaisons, fusions, superpositions, confusions, hybridations et maillages possibles. Coller au réel est aussi important que s’en détacher ou le survoler pour le mettre à distance, et le flouter si nécessaire.

Il se trouve que le collage se présente comme l’activité créatrice sans doute historiquement la plus élémentaire si on veut l’entendre aussi bien comme pratique d’instauration esthétique que comme mise en jeu visuel. Par une sorte de perspective commune avec le collage, l’écriture automatique initie un paradigme de production lui aussi dépourvu de contrainte, où l’expression la plus libre de l’invention esthétique peut souffler et respirer***.

L’ultra liberté du collage et de l’écriture automatique disparaît si elle devient un style préconçu. Par réaction, avec ses flèches éclairs de foudre, bras séculiers blancs et noirs, à la fois en forme de glaives et de sceptres impériaux, ou à travers ses autres œuvres scénarisées dans des oxymores factuelles, Julie Dalmon réagit avec perspicacité. En rendant toute composition à priori admissible sous condition que l’offre soit intrigante et que la logique puisse être défiée, elle fait de l’incertain une force conceptuelle qui permet aux dérives du travail, de l’œuvre, de l’artiste et du spectateur de s’exprimer ensemble.

 

Julie Dalmon dit bien concevoir autant les coïncidences incertaines que les effets de théâtre. Evidemment il y a l’artiste. Naturellement le spectateur. Il y a encore ce que Julie Dalmon croit aussi avoir mis dans ses œuvres pour qu’elles suscitent et éveillent, voire réveillent l’attention autant que l’intérêt… « Les monstres m’intéressent beaucoup » dit-elle avec détachement.

Côté spectateur, l’apparence de ses thèmes d’inspiration comme sa sensibilité raisonnée pour l’incertain entremêlent des résonnances aussi métaphysiques qu’implicitement réactives.

Alain Bouaziz, juillet 2016

 

 

* Salo IV Salon du dessin érotique, Espace 24 rue Beaubourg, 8/10 avril, Paris 2016, commissaire Laurent Quenehen.

** Umberto Eco, L’œuvre ouverte

*** André Breton, Manifeste du surréalisme.