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« Samdi, c’est galrie d’ar »…

25/05/2020

« Jigokaru » (enfer et paradis) par Naoko Najima, Pierre Yves Caër Galerie

       Naoko Najima dessine énormément. Qu’il soit sur papier ou sur toile, son travail multiplie les expériences sur le médium. Sa pratique, minutieuse et foisonnante, prend à l’occasion le risque de l’absence d’échelle et du hors format, de l’absence de composition, de l’absence de calcul, pour favoriser une improvisation esthétique quand le modèle continue d’être nommable. Sur les murs de la galerie, les œuvres accumulent les images comme des nuages, ou les disperse comme des chroniques tissées sans hiérarchie les unes après les autres. Toutes en apparences, leurs compositions s’accompagnent d’une multitude de formes expressives. L’ensemble foisonnant s’épand en touches graphiques ou en gestes lyriques dans toutes les directions comme une vision cosmique. Sur papier, l’art de Naoko Najima fait songer à des expériences d’écritures d’Henri Michaux. Sur toiles libres, ses peintures font retrouvent des variations automatiques et surréalisantes d’Arshile Gorky ou d’André Masson, au mystère des cavernes oniriques de Bernard Réquichot, voire des emportements informels de Jackson Pollock ou de Toshimitsu Imaï… C’est à la fois intime et dramatique, toujours sensible, mais aussi, quand parfois le descriptif prend le dessus, sans réelle surprise picturale.

        On m’informe que la galerie se consacre pour l’essentiel à l’art japonais contemporain. Seconde découverte : Naoko Najima a été la compagne de Tetsumi Kudo, plasticien et artiste figuratif esthétiquement hors système et dont l’œuvre érotique aussi protéiforme qu’esthétiquement provocatrice et poétique est à mon sens (mais par convention, il faut aussi le reconnaître) amplement sous-estimée. Il se trouve que par sa diversité de thèmes associés, la composition d’au moins un des tableaux exposés suggère une comparaison filiale avec Kudo.

 

Sepànd Danesh galerie Blackslash

        « Moi, mon aigle et mon serpent » est l’intitulé de cette expo inspirée paraît-il par Nietzche et Zarathoustra…

        Excepté des sculptures aux apparences de maquette, l’artiste utilise pour l’essentiel la version cubique d’un pixel dans des compositions picturales qui représentent des créatures humaines ou animales sensées évoluer sur des étagères. Eloignées des interventions ironiques du plasticien de rue Franck Slama, dit « Invader", les peintures sur toiles de Sepànd Danesh conventionnellement centrées, brillent par leur réalisation en aplat des sujets mis en images  dont les contours sont rigoureusement délimités au scotch. Un semblant de trompe l’œil perturbe parfois le plan supposé du support, permettant au motif de se détacher allusivement dans une ambiance théâtrale. Ces œuvres vivement colorées aux modèles de figurations et au vocabulaire visuel limité sont elles majoritairement descriptives ou transgressives ? Avec le souci de dérouler une intention conceptuelle, le texte de présentation évoque « une exposition échafaudée comme le génome séquentiel des individus et de leurs affectations »… Malgré ce qu’il faut bien nommer un biais argumentaire, l’ensemble demeure dans un style commercial proche du poster rigolo et décoratif imprimé en série. Rien à dire de plus sur ce travail dont la forme, comme le caractère illustratif, peine à ne pas être seulement anecdotique.

 

Norbert Bisky, galerie Templon rue du grenier Saint-Lazare.

        D’origine allemande, l’artiste s’inspire de la scène gay berlinoise. La figuration colorée, tonitruante, énergique et agressive stylise à l’avance et comme par procuration les œuvres : portraits d’éphèbes en mouvement, corps jeunes et musclés s’exhibant dans des poses évidentes ou s’éclatant dans des collages désordonnés sur des surfaces littéralement faites de miroir… Deux sortes d’installations réunissant des matériels érotiques signent que tout n’est que chairs « réelles », désirables ou consommées. C’est à la fois descriptif, allusif, illustratif, il n’y aucun écart poétique : pas de problème. Reste l’épineuse question des œuvres, leur intérêt factuellement artistique vs créatif, imaginaire et méthodologique voire culturel. Vite conçues à partir de photographies faciles à prendre comme modèles, complétées par des assemblages sans profondeur expressive, affublées de teintes flashies et spectaculaires, et enfin ponctuées de « pattes de mouche » esthétisantes, les œuvres ou leur composition s’effacent dans un soupçon d’inintelligence esthétique constamment problématique. Je ne pensais pas qu’une manière de peindre « pauvre » pouvait se réduire à des productions aussi fausses et superficielles.

Des galeries « déconfinées » rue du Temple et autour…

18/05/2020

Niele Toroni chez Marian Goodman

        Tout autour de la salle principale de la galerie, quatre ensembles d’œuvres sont disposés de sorte que, sans trahir leur créateur, on peut sans difficulté imaginer les réunir dans une installation in-situ, comme il a l’habitude d’en produire. Auteur d’un travail radical d’instauration esthétique, Toroni modifie par gestes subreptices l’esthétique des lieux qu’il investit, de sorte que tout tourne dialectiquement autour de l’objet processuel que constitue symboliquement la marque logotypale en forme d’empreinte de pinceau dont son travail se caractérise. Les quatre nouveaux types d’aventures esthétiques présentés réagissent assurément avec l’environnement de la galerie, et c’est comme toujours en s’appuyant sur une  extrême rigueur plastique et toujours plus d’humour que Niele Toroni déplace le jeu de formes en interactions avec l’espace visuel. L’empreinte dont il fait depuis quarante ans son sujet et qu’on pouvait croire vieillie réapparaît plus que jamais sagace, perspicace, spirituelle, avertie et avisée, vibrionnante et surprenante, subtile ou prudente, profonde aussi bien qu’ingénieuse, autant circonspecte qu’éclairée voire drôle et ironique etc…

 

Damien Cabanes chez Eric Dupont

        Des fleurs en bouquet ou bien sous l’angle exclusif de leurs bulbes ouverts, peintes sur des toiles immenses, sans châssis ni cadre, directement fixées sur les murs. Tout semble aperçu comme on croque la grandeur d’un spectacle éphémère au moyen d’une pochade colorée. Le geste est intense, le temps mobilisé à la fois intime et lyrique. Les motifs sont tantôt placés au centre de leurs supports, tantôt éparpillés comme des fleurs dans un champ. On s’imagine revivre le thème des bouquets dans la peinture du XVIIIe s. ou celui des Nymphéas caractéristiques de Monet. On trouve aussi une inspiration du peintre américain Cy Twombly. Damien Cabanes aime travailler sur le motif, le réduire ou rassembler sa vision émue dans une expression vive et empirique. Il apprécie en ce sens d’improviser les compositions comme on invente ou comme on adopte un point de vue fortuit, se laisser autant porter par des cadrages incertains que se pencher sur l’idée de donner à des études des apparences de captations. L’usage disruptif de l’accident esthétique ou de l’erreur technique lui permet du coup de forger des apparences parfois magnifiques. Restent des succès variables comme un croquis survole un sentiment et subjugue esthétiquement où qui à d’autres occasions peut paraître sans force et de peu d’intérêt. Dans l’exposition, les grandes études de bulbes dispersés sur fond blanc qui évoquent librement Cy Twomly en même temps que Monet l’emportent.

 

Stéphane Couturier chez Christophe Gaillard

        Un travail esthétique d’origine photographique, allongé sans tallent excessif et particulier à la plasticité parfois façon Fernand Leger, déjà vu chez Galerie RX l'année passée. C’est dans l’ensemble toujours aussi fabriqué que maniéré et vide de sens.

 

Fritz Bornstück chez Galerie Maïa Muller

     Rien de neuf. Des œuvres d’agrément narratives et oniriques dans un style et des manières de curiosités matiéristes. C’est techniquement très bien peint. Ça habille les murs sans déranger le regard.

 

Billie Zangewa chez Templon, galerie rue Beaubourg

        Des images colorées de reportage directement inspirées par la vie locale et la vie sociale l’Afrique du sud d’où on nous informe que l’artiste est originaire et dont c’est la première présentation dans la galerie. Chaque production se présente comme un assemblage de photographies apparemment puisées dans la presse et recomposées en tableau. Les œuvres sont réalisées en cousant les différentes parties de chaque motif comme un patchwork journalistique. Les contours aussi grossièrement établis qu’irréguliers et incomplets, chaque tableau territorialise sur le mur une sorte de silhouette informe à la fois proche de l’art brut et spontanée comme une composition de Grandma Mose, dans un style accessible et populaire comme des illustrations de livres d’enfants, captivant comme des montages visuels d’élèves découvrant le trie et l’expression visuelle en rassemblant des images de magazines. Une exposition passionnante si on aime l’art naïf et les placements financiers d’arts populaires.

 

Florence Reymond, « Mise au tombeau » et « Mise à jour » ?

14/05/2020

        Bien que suivant depuis longtemps le travail de Florence Reymond, la connaissant et ayant même déjà écrit sur sa pratique, je n’ai pu qu’être surpris, regardant en amateur ses nouvelles œuvres exposées à la Maison des Arts de Chatillon. Peut-être plus que par l’ensemble des œuvres présentées, j’ai été littéralement capté par cette grande peinture attrapant le spectateur dès l’entrée. Son titre « Mise au tombeau », dimensions : 2m x 2m. J’ai évidemment conçu qu’à l’appui et à côté des sources artistiques, bibliques de cet intitulé, une réponse illustrative a pu orienter la forme visuelle. Chemin faisant, ces réflexions mêlées à des intuitions personnelles ont augmenté mon impression de ne pas pouvoir m’en dessaisir. Au point de croire trouver d’autres sujets dans « Mise au tombeau ».

 

        J’ai tout de même cherché à échapper à l’emprise du premier regard. Après avoir considéré les diverses autres toiles exposées de leur point de vue pictural, examiné comment chacune reflète ou suggère un rapport illustratif entre son titre et sa forme visuelle, j’ai tenté et souvent été proche de réussir un retour sur l’incertitude, voire la confiance troublée d’une impression peut-être trop rapidement favorable à l’illustration, et pour cela sans autre fond que celui d’un emportement ou l’instantané d’un aperçu émotionnel. Il me fallait un ressenti plus profond dont je puisse être fier et, avec la perspective d’un futur proche, compter sur ma mémoire sensible. Impossible de passer devant sans ralentir le pas, sans marquer un arrêt de face ou de biais, impossible de l’oublier, de ne pas y revenir, presque contraint. Fortement allusif et littéraire, « Mise au tombeau » est indiscutablement une œuvre majoritairement peinte et par ailleurs qui semble faite de détournements historiques autant que d’inscriptions personnelles. D’ailleurs, le tableau s’impose par registres verticaux et latéraux : on repère de multiples points de vue, pour certains seulement analogiques, dans d’autres cas mis en scène par des collages provoquants. De telle manière que l’œuvre se présente manifestement comme un montage, elle reprend quasiment à la lettre la fonction d’être « un ensemble de formes et de couleurs en un certain ordre assemblées ». Bien que pourvu d’un titre chargé comme une encyclopédie historique et le risque de distances factuelles, la peinture surprend par des agencements apparemment symboliques ou qui ne se dissimulent pas de l’être. D’où ces questions : Qu’est-ce qui, ici, fait tableau ? De quoi son titre est-il l’intitulé ? Mise au tombeau…du Christ ? Sinon enterrement de quel corps ? Enfouissement de quelle histoire ? Enterrement…versus Oubli, oubli d’une histoire, oublis d’histoires, mais de quel(s) fait(s) ? A quels propos ? Somme toute, à quel monde « Mise au tombeau » vs « Mise à jour » réfère t-il ?

 

        Je le redis : ce que le tableau présente semble très illustratif. Au point de permettre une description presque textuelle. Parallèlement aux abstractions d’une stylisation partielle remarquable, en accompagnement de couleurs vives et d’effets d’éclairage calculés, on identifie sans risque forcé une composition architecturale et, dans un environnement clos, une scène représentant une femme courbée devant une sorte de personnage imposant. Le moment semble placé sous l’autorité d’une gouvernance religieuse placée entre eux. Dans la partie haute du tableau, deux yeux en forme de téléviseurs regardent. Le temps semble arrêté sur le mouvement d’inclination.

A travers son intitulé, « Mise au tombeau » superpose deux parties comme deux mondes peuvent se trouver l’un sous l’autre : l’un ancien, l’autre actuel. Le dispositif s’établit dans l’implicite ou le sous-jacent. C’est d’une certaine façon logique : il y aurait du « sous terre » et du « sur terre », ou du terrestre et du ciel, voire du céleste et du profane, un univers plat et narratif et un univers en creux et profond, par nature plus conceptuel. On songe à un texte et un intertexte, deux espaces à la fois contigus et séparés, ou mieux disjoints pour les besoins du tableau, avec de multiples choses tantôt claires, tantôt manifestement mises à distance par les abstractions. Disons qu’en bas de  son œuvre, Florence Reymond a disposé un fond de scène et, dans la partie haute, un dispositif analogique évoquant au premier degré un regard. De telle sorte que, quel que soit le sens où on considère les parties ensemble ou séparément, toute allusion à l’une rend l’autre bizarre. A commencer par ce personnage ecclésiastique ou cette supposée femme placée dans l’axe vertical du tableau, qui, d’un trait, sépare les deux personnages évoqués plus haut mais qui les soude aussi, supposant une symétrie vs dressant pour la représentation une colonne vertébrale… Chaque perception ouvrant l’opportunité d’un discernement, et on se doute qu’avec leur fusion complexe, ce personnage n’a pas été inventé ou placé là au hasard, l’œuvre paraît être bâtie sur une opposition entre un contenu fictif et un autre contenu réel, du moins présent dans un autre temps. Ce qui fait office de tête à ce personnage intermédiaire vaut aussi bien comme cœur que comme visage enveloppé d’un foulard, suggérant l’idée d’un rapprochement avec l’image autoritaire d’une figure maternelle. La partie supérieure de l’œuvre qu’on a dite coiffée d’un autre sujet, illustre, pour ne pas dire décrit deux sortes d’yeux rectangulaires, un seul regard. S’agit-il des mêmes yeux ou d’autres, un rapprochement avec des enfants ou des putti est possible.

 

        Les silhouettes se font face entre lumière et ombre. A l’inverse le personnage central est peint presqu’entièrement détaché du fond. Chaque silhouette au dessin juste expressif s’incarne et s‘agite comme une fantasmagorie. Difficile d’échafauder une hiérarchie autre qu’interprétative entre elles, jusqu’à supposer devoir sortir du tout pictural. A l’instar de cette pièce du bas où l’artiste les a réunies, imaginons la comme une vue souterraine : les deux silhouettes dialoguent dans des mouvements convenus. Chaque mouvement fait à la fois signe d’une attitude et d’une posture. Placée à gauche, la première silhouette se tient debout, dans une raideur certaine, l’inclination de la seconde, placée face à la précédente, décrit un geste de soumission. Les deux créatures sont fortement stylisées : d’une part une vaste tache vaguement géométrique peinte en aplat, sommairement découpée à grands traits. D’autre part, un jeu de formes fines, presque linéaires. Les deux font signe de corps clairement genrés : un homme massif et imposant opposé à une femme frêle. Entre eux, la présence irradiante, supposée ecclésiastique, se tient comme un arbitre qui s’interpose entre deux concurrents.

 

        La composition prend des échos de séquence filmique, le dispositif signe à rideau tombé une scène qui provoque en retour un afflux de questions quant à l’origine du titre et du thème de l’œuvre. Il y a peu de chance que les divers personnages présents dans le tableau aient d’autres fonctions que d’être des transpositions. Il y a également peu de raison qu’entre l’intitulé du tableau, son dispositif et les analogies qu’il suscite, on ne songe pas à des pistes de lecture et de réception qui éloignent l’œuvre présentée de son intitulé biblique. Pour ne rien dire des protagonistes mis en scène, dont le moins qu’on suppose est qu’ils en rappellent d’autres.

 

        « Mise au tombeau » appelle le public devant son spectacle coloré, devant l’apparente simplicité descriptive de ses formes, leurs expressions plastiques non plus un peu abstraites mais davantage résumées et simplifiées. On perçoit un jeu théâtral triangulaire entre les trois personnages du bas de l’œuvre, quadrangulaire si on inclut les yeux de la partie supérieure. Il faut encore subodorer un rôle du public découvrant le tableau, s’imaginant à la place de certains des personnages peints, jouant leur partition peut-être. Décidée à ménager son plaisir de peindre sans jamais le restreindre, Florence Reymond joue avec son point de vue, sa carte de scénographe et d’artiste. Elle assemble, condense et disperse en même temps ses procédés picturaux et des perceptions qu’elle sait tantôt lisibles et narratifs, tantôt seulement visuels et esthétiques. On le redit parce qu’aussi bien naïvement que malicieusement, elle s’arrange pour embrayer aussi des apparences symboliques. Il s’agit d’accessoires de composition conçus pour être ce qu’il ne sont pas, c’est à dire susciter des images d’autres choses, volontairement conçus pour engager d’autres thèmes ou des histoires différentes de ce qu’on voit au premier abord. Florence Reymond rappelle en quelque sorte qu’un artiste-peintre peint autant qu’il dé-peint, il s’active à faire de son tableau autant une découverte autant qu’une vue libérée. En dehors des beautés qu’il met en valeur où qu’on lui reconnaît, il l’instaure pour brouiller les regards et embrouiller son regardeur, mais aussi le mêler à ce qu’il regarde. Les formes sont stylisées pour ça, pour cette distance, il y a des jeux de lumière et d’ombre, et toute une fantasmagorie de personnages pour d’autres mondes, révélés dans toute leur complexité visuelle. Comment rendre au spectateur sa lucidité sur son regard en l’obligeant à voir et lire d’un même mouvement, si ce n’est en lui suggérant qu’il lit peut-être l’œuvre au lieu de la regarder, si ce n’est qu’il remplace des images par des mots. A l’instar de ses couleurs vives, directes ou dispersées comme dans une aquarelle, en traversant les zones parfois translucides ou en se glissant derrière les découpes en paravent dans la composition, après avoir figé les personnages dans des attitudes convenues et déjà dégagées du réel, Florence Reymond donne le sentiment de chercher la mémoire intime de vies à la fois vécues et oubliées, remisées dans des apparences magiquement imagées. Son tableau renvoie à des faits que par principe leur évocation doit voiler. Les formes choisies et leurs interactions ou leurs positions temporaires mobilisent virtuellement la composition par leurs combinaisons actives.

 

        A travers ses apparences, le tableau est au fond un appel à imaginer l’entrain du travail instaurateur par l’artiste. Croit-il (elle) à ce qu’il (elle) fait ? Il faut revenir au découpage scénaristique du tableau, non pas pour oublier les personnages en action mais au contraire pour les relier davantage encore au temps et aux lieux où leur fonction les assigne. La partie basse de l’œuvre est divisée en deux zones distinctes : à gauche, un secteur orange semblant s’ouvrir sur un extérieur et un hors champ, puis à droite un carré spécifiquement inscrit dans le rectangle général. Un autre rectangle approximatif y est inclus sous l’aspect d’un cadre et d’une fenêtre apparemment brisée. Un savant mixage formel permet à Florence Reymond d’entremêler l’huisserie de la fenêtre et la figure du personnage imposant. Sous une forme renouvelée du principe inventé de la fenêtre dans le tableau à la fin du moyen âge, l’ouverture forcée de la fenêtre brisée n’est pas sans rappeler par ailleurs une scène d’atelier et son procédé bien souvent utilisés par Magritte pour suggérer l’idée d’un tableau dans le tableau, vs un moment de transposition et de confusion imaginaires entre réalité et fiction. Il semble que l’abstraction échoue à détacher les faits et les réalités, la peinture de l’image peinte. On ne s’étonnera pas que, sur leur fronton, les deux yeux semblent considérer l’en bas un peu de biais, non seulement comme si l’en bas était un profil (et justement il l’est !) mais encore comme si l’artiste avait souhaité introduire l’idée, encore imprécise à ce stade, d’une interprétation « en pente » de son travail. Une pièce se joue dans « Mise au tombeau » : la pièce ou une scène qui en découlent ne s’en relèveront qu’après avoir entrainé le spectateur dans l’illusion que les acteurs incarnent des êtres authentiques. Peter Brook a conçu que l’espace scénique peut se résumer à une place publique et se jouer en plein air, sans décor ou presque. Les temporalités du spectacle, du spectateur et du metteur en scène sont réunies. Et en effet, Florence Reymond use de peu d’accessoires esthétiques, excepté quelque clin d’œil à des artistes ou des œuvres connus ou aimés. L’essentiel du théâtre dont son œuvre est armée et la présence des personnages qui y figurent, tout ce par quoi le jeu dans le tableau renvoie par métonymie à une pièce, tiennent des formes suggestives imaginées conjointement pour la composition. Son activité d’artiste peintre est pensée comme celle de Peter Book qui concentre son travail de scénariste sur des incarnations. Le travail de Florence Reymond consiste bien à faire de la peinture en même temps que du théâtre, à théâtraliser le fait de voir et de comprendre. Conjointes, les deux opérations ne se limitent pas à des compétences physiques : voir et entendre peuvent également faire sens, jusqu’à alimenter l’étonnement et la perplexité, ou alors, d’un seul point de vue esthétique, l’émerveillement.

 

        Le tableau est grand, ses dimensions cependant restent accessibles à une comparaison avec celles d’un corps. Répétons que les corps sont nombreux dans sa composition, qu’ils soient clairs ou évoqués. Le théâtre est à taille humaine, on peut dévisager sans heurt les personnages, il n’y a pas non plus d’espace intermédiaire ou admoniteur entre l’avant-scène et les spectateurs. Disons que l’artiste a fortuitement inclus leurs regards dans sa composition. Son format, l’organisation ou la répartition des formes et peut-être les proportions des personnages font songer à un kiosque davantage qu’à un théâtre. Comme par sublimation, on rejoint ou on touche à l’intime. Parallèlement, la pièce se joue sur la plasticité de la peinture et de l’image, ce qu’elles partagent comme formes et couleurs, ce qui convient comme éléments de décor et effet de réels ou symboliques, ce qui partout fait vue et image, peut être vue ou image, ou comme image-vue, synthétiquement en quelque sorte. Pour prolonger le sens de cette perspective sur les dimensions physiques du tableau, supposons l’œuvre à l’échelle d’un castelet : la pièce s’apparenterait alors à un guignol. A gauche, en complément du personnage imposant, l’aperçu d’un voleur tenant dans son dos une sorte de gourdin, ou peut-être une épée ; à droite, un personnage au physique frêle courbé dans un mouvement de soumission, peut-être de dévotion. Ou les deux à la fois ? Sa tête a une jarre pour forme ; par association, on peut percevoir l’index d’un personnage féminin, la jarre faisant signe de son genre. Au centre,  positionnée dans un entre deux d’effigie religieuse peinte par Maurice Denis, le personnage incarne une émanation. Enveloppé dans sa chasuble de lumière, il figure pêle-mêle un totem, un arbitre, un officiant supposé en acte, ou une vision christique dont la Vierge comme le prêtre sont philologiquement autant les messagers que l’émanation écrite. Dans le même temps, les deux yeux, comme deux écrans, considèrent symboliquement l’échange ou le combat, là encore, on ne sait trop.

 

        On a ici un doute quant à l’importance ou le rôle dévolu à l’émanation évoquée, dont la place est incertaine, aussi bien au centre du tableau qu’à l’endroit de la fenêtre brisée. Qu’est-ce qui guide cette représentation dans l’axe vertical médian à tout le tableau, et qui par son expression plastique est par ailleurs supposée invisible ? Quelles sont ses attributions ? La figure du personnage situé à gauche, en partie abstraite et aux contours bruts, peut se comprendre comme la masse menaçante d’une masculinité agressive ; celle plus menue, frêle et soumise qui lui fait face, peut être interprétée comme la figure apeurée d’une femme ; au centre, à la fois incertaine et abstraite, mais aussi symboliquement sacrée et s’interposant comme une conscience religieuse, l’émanation traduirait-elle une présence apaisante ? Nous ne serions plus dans un guignol, mais dans un foyer familial davantage que devant une pièce de théâtre, et peut-être témoins d’un affrontement familial. A l’instar d’autres œuvres franchement narratives de Florence Reymond, l’image, bien que récente, interpelle.

 

        Si cette hypothèse est recevable, que sont alors ces deux yeux surplombants, à la fois à l’écart mais participant à tout, entendant tout, consignant tout, peut-être redoutant un pire tout en comprenant que la posture de la femme inclinée peut aussi se comprendre à l’aune d’un geste non de défense mais de protection ? On se rappelle avoir remarqué que, formellement et concomitamment avec la composition du linteau supérieur, les deux yeux semblent devoir souder le récit visuel et plastique de l’œuvre, et au passage achever le brouillage des regards. A moins qu’ils en résument le problème : les déciller définitivement et permettre à l’artiste de n’être qu’un peintre se laissant porter par son rêve de faire « parler des formes et des couleurs en un certain ordre assemblées »…? Par leur chapeautage judicieux et comme un regard transfiguré, ce qu’ils forment ou qu’ils induisent à contrario de leur fonction du haut vers le bas redevient une question pendante du travail pictural. Ce théâtre surmonté de son chapeau qui combine simultanément un jeu et un arrêt sur image appartient à – au moins – un épisode de la vie personnelle de son auteur. « Mise au tombeau » traduirait-il une part du commerce individuel de l’artiste avec la représentation, l’engagerait-il par procuration dans des histoires d’allers et retours entre le réel et sa fiction ? L’image interposée entre un créateur et son regard c’est d’abord deux regards : en l’occurrence celui de la peinture et celui d’un tableau dont la tâche est de les faire tous deux passer au second plan, au seul bénéfice de la chose peinte. C’est aussi poser que la place possible du travail de recherche et du travail de peinture sont comme on croise ensemble et hiérarchise une fiction, un jeu et un songe. Plus une nuit.

 

        Et en effet, comme pour chacune des productions qui depuis le Moyen-Age et même à travers les représentations antiques d’Egypte qui ont précédé « Mise au tombeau », ni le thème ni le sens du tableau de Florence Reymond n’empêchent de rappeler quelques entrelacs avec des représentations passées du même thème. Même si l’aperçu qu’elle suggère est celui d’une transposition allusivement illustrative, Florence Reymond ne procède pas pour autant à une scénarisation spécifiquement biblique. Portée par le besoin de privilégier davantage la peinture que le sujet de son tableau, son travail fait divaguer chacune des abstractions utilisées. On ne sait pas plus s’il est davantage question du deuil lui-même que du sens qu’elle lui donne. Faire son deuil mais se souvenir. Tenter sublimer au présent l’épreuve du deuil en agissant sur les suggestions du travail d’instauration de la peinture.

 

En 2010, la présentation d’une exposition intitulée « Répertoire de femmes » au centre d’art contemporain Aponia, m’a fait suggérer qu’un aspect divertissant du travail de Florence Reymond peut inversement être concentré dans ses directions analogiques ou fantasmatiques. Questions rémanences, sa peinture est une sorte de coffre dans un grenier. Faisant suite à une conversation avec elle au sujet du caractère narratif de son inspiration, voir autoréférentiel de ses accessoires, j’ai notamment essayé d’aborder la distance qui dans sa peinture renvoie à des pans d’histoire personnelle subtilement pelliculés par calques et filtres… Nous sommes convenus à mi voix d’un univers à la fois finement privé et intime qui, sous couvert de strates et d’accumulations, de coupes et de refondations fantasques peut féconder une vie iconique. On comprend que Florence Reymond use du thème « Mise au tombeau » comme nombre d’artistes usent de bibliothèques visuelles pour revivre des rencontres picturales, filmiques, livresques. Ça passe aussi par autant de thèmes ou de constructions formelles, de rapports de couleurs ou de matières, de constructions logiques et illogiques, sensibles et ironiquement transgressées. « Mise au tombeau » n’échappe pas à ses reprises ; la juxtaposition provoquée ou inventée de rapprochements induits et sensibles, les référents fondus enchaînés d’un palimpseste de peinture désormais consciemment confus… et clair parce que volontairement brouillé.

 

        Sans être du pur théâtre ou de la peinture seule, « Mise au tombeau » est le produit de l’assemblage sciemment désordonné d’un titre et d’une peinture qui ne s’y rattachent pas immédiatement. L’objet visuel de « Mise au tombeau » est incongru, il divise l’artiste et le spectateur en même temps qu’il les sépare. Les deux parties grossièrement rassemblées sur les deux axes distincts du cadre général et du personnage christique dans sa chasuble de lumière sont conçues en miroir de ce désordre. Cela est du, me semble t-il, aux manières qu’a peut-être l’artiste de placer la lumière qui incarne cette disjonction. L’image et le titre paraissent dissociés comparativement à l’iconographie attachée au thème de la mise au tombeau. A gauche, à la fois conforté par la zone orangée rouge comme un feu, comme son gardien même, le personnage imposant est « figé-raide », « debout-raide ». Sa silhouette à la fois sombre et presque vulgaire dans sa massivité informe, illustre plastiquement une rigidité et une autorité palpables, à tous égards menaçantes. De l’autre côté, sortant d’une sorte de pièce enclose et peu éclairée, ou rendue « lumineuse" par la signification ressentie de la vitre brisée, le personnage féminin à la tête en forme de cruche semble implorer un pardon. Au centre, médiatrice émergeante et immanente, l’apparence irradiée de sa lumière fait barrage et tient apparemment lieu d’arbitre…

 

        Florence Reymond aime les archétypes. Leurs racines comme leurs fonctions culturelles et leurs apparences plastiques lui servent de substrat tout en faisant signe pour l’imaginaire de ses récits en peinture. Qu’il s’agisse des proportions de « Mise au tombeau » et de sa composition, qu’il s’agisse de l’incarnation visuelle des personnages de l’illustration ou que ce soient les couleurs ou les formes de gestes symboliques du dessin choisi par Florence Reymond, ses manières de sonder les parties de son tableau qui l’intéressent et de simplifier leurs images, l’habitude qu’elle affectionne de rapporter chaque contenu à une silhouette proche de l’abstraction en ne recourant qu’à des apparences, tout cela crée des liens qui induisent des correspondances avec des signes plastiques et sémantiques, évocateurs sinon caractéristiques des dessins d’enfants. De sorte qu’entre réminiscences et souvenirs directs, on croit comprendre qu’un rôle particulier est assigné aux deux yeux de la partie haute de son tableau. Positionné en marge des limites de l’image principale, ils incarnent un regard simultanément extérieur, retenu et suspendu, cette langue muette qui privilégie l’acte de regarder et de voir attentivement. Ne rien perdre du spectacle en quelque sorte, et peut-être inviter le spectateur à entrer dans ce jeu-là, celui du tableau et ce qu’il représente, signifier qu’il montre bien quelque chose qui n’est pas uniquement visuel, une vue qui conte. Ça a été dit : par ses proportions, par sa composition, par les silhouettes et en grande partie par leur environnement, « Mise au Tombeau » s’apparente à un castelet de marionnettiste. Tels qu’ils sont traités plastiquement, les personnages et leur milieu, la vivacité presque naturelle des couleurs, jusqu’à la division et la répartition élémentaire des sujets, tout s’inscrit dans une production esthétique comparable à celle d’un livre racontant une vie en la peignant ou en la dessinant. Qu’ils soient alors à tête de corbeau, en forme de vase ou qu’ils s’affichent comme un saint ou qu’ils fassent penser à une vulve, que leurs yeux soient des téléviseurs ou des inscriptions hiéroglyphiques dans des cartouches, les protagonistes de ce guignol autoritaire aussi fascinant que naïf donnent aussi le sentiment d’évoquer avec une vraie inquiétude des scènes de jeunesse « inoubliées ».

 

        Cette peinture me fascinait tout en m’échappant ; en même temps, je me laissais porter par la fuite en avant d’un plaisir esthétique indicible, quelque chose d’une émotion personnelle impartageable, comme devant un tableau de Vittore Carpaccio ou une composition de Piero della Franscesca. Et donc, j’y revenais. Conçu comme le ventre d’un retable dont les panneaux latéraux seraient manquants, l’œuvre (me) fait front, son image (me) préoccupe, un dévoilement force le tableau en une seule fois, et l’impose. Il se trouve que les divers plans dont sa composition est fabriquée semblent aussi glisser les uns par rapport aux autres comme des paravents.

 

        Florence Reymond dit peindre vite. Les simplifications visuelles lui viennent de ce qu’elle rejette l’abstraction uniquement formelle pour privilégier l’expression d’une peinture crue. Preuve que peut-être, la vérité ne pouvant attendre, il faut consentir que le tableau l’expose sans barrière. La peinture doit décidément être aussi plus qu’une œuvre, il est pour cela nécessaire que le tableau soit une vérité en peinture plus forte que son titre, qu’elle soit belle et laide en même temps, parfois très travaillée, à d’autres occasions faite d’à peu près, « emmerdante » pour tout dire. Elle doit déranger le regard comme une fenêtre qui peut se concevoir comme un face à face de l’intime et du privé. Dans « mise au tombeau », le plan du subjectile et la vitre de la pièce où une femme s’incline sont brisés en même temps, d’un geste unique et résumé. Plus d’obstacle entre intérieur et extérieur : que du présent, maintenant, hier et avant-hier mélangés, percutés en vis à vis pour de vrai, non plus dos au mur ou dos au tableau, mais comme face à face avec le spectateur. On pense pouvoir fuir l’image : regardons quand même !

 

        « Mise au tombeau » est un tableau magnifique parce que rien des pouvoirs espérés de la peinture n’est reporté ou évité. Florence Reymond accorde à son métier d’artiste la possibilité de tout dire, de quelque façon que ce soit, de faire en sorte que rien n’y soit bafoué comme apparence ou comme fait. Pas de tromperie, illusion vs allusion. De vraies apparences sont peintes, ni absentes ni abstraites, habillées de subjectivité personnelle, donc réellement peintes. Archétypes, conventions, paradigmes, chaque source s’agite dans ses enveloppes référentielles. Thème, titre, image, forme et composition plastique, chaque mode d’expression est dans ses limites esthétiques et visuelles d’intelligibilité. De l’une à l’autre, des unes aux autres, la conception du tableau mobilise l’incertitude. « Mise au tombeau » est une métaphore et une métonymie de sa re-présentation par Florence Reymond. Ce qui est enterré fut, et ressort sans faux détour à travers l’opposition symbolique du personnage imposant, dont la violence est momentanément retenue ; mais par qui, réellement ? Il y a en face la femme inclinée, soumise, implorante peut-être au regard des yeux surplombants ; image de chérubins ou d’anges qui, devenus peintres, témoignent aujourd’hui et définitivement dans un tableau.

 

Pour Pierre Bobillot

29/03/2020

        Pierre Bobillot est parti. Il a été professeur à l’école Estienne, professeur à l’ENSET, collègue ensuite, toujours à Estienne. Il a été chaque fois mon professeur, un conseil aussi, parfois juste une écoute, constamment une référence. Ma vocation de professeur d’art, espérée avant lui avec mon professeur de dessin au collège, s’est confirmée sous sa direction discrète, s’est consolidée progressivement dans son sillage, et surtout s’est élargie aux personnes, davantage qu’aux seuls savoirs académiques.

 

         Tout a commencé pendant un cours d’étude documentaire, dans cette salle aujourd’hui encore appelée C33, naguère salle d’étude doc. J’avais 17 ans. Pierre nous proposait d’étudier des images de « cailloux ». Je me suis un moment écarté du cours pour croquer discrètement mes camarades en train de dessiner. De fait, je désobéissais. En passant dans les rangs, le professeur, corrigeant au fur et à mesure chaque élève m’a repéré. Il est passé furtivement derrière moi, sans ralentir son inspection. Vite, j’ai tenté de cacher mon délit, camoufler mon attitude fautive. J’ai simplement entendu : « c’est bien de dessiner ! »

 

           En une phrase, d’« étourdi scolaire » j’étais devenu élève libre, respectable, humanisé dans mon choix d’avoir choisi Estienne parce que j’aime dessiner. Capable. Je n’étais plus un élève réorienté de l’enseignement général, mais un élève digne, dont l’intérêt pour d’autres chemins d’études se trouvait confirmé. En quelque sorte, je n’avais plus peur de mes passions, plus peur d’être mal noté, plus besoin d’avoir peur du professeur. Plus peur de me vivre, en somme. J’ai récupéré mon carnet de croquis, répondu au mieux à l’exercice, et à nouveau repris mon école buissonnière. J’ai en même temps compris que Ma solution aux exercices pouvait être discutée sans être négligée. J’avais naguère aimé certains professeurs, je me mettais à aimer l’école.

 

            Puis tout s’est accéléré, tout s’est consolidé, tout est devenu source de curiosité et d’approfondissement ; plus rien n’a remplacé mon plaisir d’apprendre en dessinant. Mon école, et derrière elle la plupart des autres profs sont devenus mes vecteurs de vie intérieure. J’ai choisi de ne pas sortir indemne d’Estienne.

 

            J’apprends ce vendredi que Pierre Bobillot est parti. J’entreprends de rassembler mes souvenirs de sa présence. Je réunis, je retrouve et je classe les moments par familles. Sa confiance dans les élèves : « Dans un match, on joue avec, pas contre » se plaisait-il de rappeler. Ses contributions innovantes à l’enseignement des arts appliqués, ses efforts pour augmenter le niveau des élèves, enrichir et diversifier leurs compétences professionnelles, ses encouragements pour qu’ils soient jugés inestimables. Sous sa direction pédagogique, la valorisation et la reconnaissance des capacités intellectuelles des « écoliers de l’enseignement professionnel court » n’ont jamais souffert du moindre ralentissement. Jusqu’à imposer, dans les années 75, l’idée d’une opération Portes Ouvertes de l’Ecole Estienne. Une première en France, et une initiative volontariste des établissements d’enseignements techniques indiscutée depuis.

 

            « C’est bien de dessiner pour soi en même temps qu’on dessine pour apprendre ». La simultanéité du propos et de l’instant de son jaillissement me parle sans cesse. C’est bien d’expérimenter et en même temps de regarder ailleurs, de tenir parfois aussi chaque opportunité un temps éloignée l’une de l’autre. Pierre était également conseiller en perspectives.

 

            Bobillot, Bob, Pierre Bob, Pierre Bobillot : c’est ainsi qu’à Estienne on évoquait sa présence aussi familière que nécessaire et incontournable, jusqu’à incarner et à la fois indiquer poétiquement une rue essentielle du quartier et la sortie de métro la plus simple pour arriver à l’Ecole. Prenez les lignes 6 ou 7, vous arrivez Place d’Italie, vous empruntez la sortie rue Bobillot. Vous y êtes. L’école Estienne est à deux pas. Forte de son histoire, forte de la présence mémorielle de Pierre. 

 

D’une galerie à l’autre…

15/03/2020

Fiona Rae chez Nathalie Obadia

          Peindre, c’est « simple », il suffit de répartir des formes d’aspects esthétiques divers un peu partout sur sa toile, sans souci de les disposer, sans inquiétude quant à leurs sources apparentes ou imaginées. Certaines seront régulières et/ou en couleurs, peut-être purement gestuelles et évoluer en courbes ou en droites plus ou moins orientées, d’autres sauront présenter des effets de matière, de transparences voire d’évanescence ; on cherchera des silhouettes, on tentera des rapprochements… Les souvenirs formels de ce que l’abstraction lyrique américaine a pu produire depuis 50 ans vont être de la fête. Ce sera sympathique, léger, gai, enjoué, gentil, dynamique, éclatant, toujours direct et un peu insouciant, résolument  imprégné de vocabulaire plastique, être d’une beauté immédiate et décorative… Ça ne représentera rien, ça réunira dans une sorte de réception esthétique joyeuse et communicative où l’éclectisme sera un fait, ce sera abstrait et titré « Abstractions »… Inimaginable si on songe que créer peut aussi être visuellement, techniquement et/ou stylistiquement questionnant.

        Strictement équivalents et identiques, seulement séparés par leurs dimensions, les dessins/œuvres sur papier et les peintures de Fiona Rae actuellement exposés galerie Natalie Obadia œuvrent doctement dans le vide.

 

Quelques artistes Galerie Hussenot (Denis ColletPark, Elisabeth Penker, Laure Prouvost, Tamuna Sirbiladze)

         Des peintures apparemment abstraites, faiblement « mal peintes » (pauvres Matisse, Bram van Velde, Twombly), une installation vaguement mêlée de design et d’« art pauvre » (pauvre design, triste Arte Povera), des visages faits de profils droits ou gauches assemblés de manière un peu photographiques, et d’un style allusivement pop mais terne et osseux, des personnages sculptés suggérant un surréalisme affligeant (pauvre Magritte) et d’une plasticité formelle de même niveau (pauvre Duchamp) pour une exposition référent (de très loin) à l’art conceptuel (injoignable)…

         Heureusement que les moyens matériels (évidents) ayant servi à produire les œuvres sont indiqués, sinon on serait déçu de rien devoir retenir de l’ensemble.

 

Hermann Nitch, galerie RX.

         Rien de plus que ce qu’on constatait au même endroit avec l’expo de 2018. Du passé, du passé et du passé… Ressassé, ressassé, ressassé ! De l’« actionnisme » tiède, laborieusement fabriqué, esthétisant et commercial.

 

Hélène Valentin chez Galerie Fournier

          Peu connue, d’origine française et longtemps établie aux USA, Hélène Valentin a produit un œuvre strictement pictural en amitié avec l’expressionnisme abstrait, où l’espérance d’une esthétique à la fois purement spatiale et intemporelle domine. Sur les cimaises, les peintures sur papier ou sur toiles libres happent l’espace environnant et parfois donnent le sentiment de l’absorber totalement. La couleur est toujours liquide et nuancée, évanescente comme une encre diffuse : pas de formes, exclusivement un champ multicolore, visuel et matiériste comme un tissu imprégné irrégulièrement. Sans être sûr d’une démarche d’installation ou d’œuvre in situ revendiquée, je perçois aussi dans cette peinture un goût prononcé de l’artiste pour des possibilités de scénarisation du pictural dans des contextes d’architecture.       Quelques œuvres présentent (en ce sens ?) une composition faite de lignes droites fuyant vers un point unique. Au départ informelles, elles structurent un plan symbolique infini à travers lequel une méditation sur le paysage intérieur est sensible. Fortement imprégnées de recueillement et sensiblement plus descriptives qu’allusives, mues par une création plastique à mon sens moins radicale et esthétiquement moins dérangeante que celles de ses contemporains américains (Newman, Still, Rothko, Hoffmann…) ou de Tal Coat, au même moment en France, les peintures d’Hélène Valentin témoignent cependant à l’évidence d’une sensibilité artistique indéniable.

Alain Séchas, intranquille et le rire en coin à la Maison des arts Bernard Anthonioz

11/03/2020

      Alain Séchas s’amuse à peindre, se gausse de dessiner approximativement, se fiche de savoir si ses tableaux comme ses dessins prouvent une culture (qui plus est, artistique), se « bidonne » de barbouiller ses tableaux, de donner le sentiment de ne pas les finir, de les travailler à peine, de « pochader » ses tableaux. Alain Séchas aime l’ironie, la désinvolture apparente, la désinvolture théâtrale, l’espièglerie, la facilité et le détachement. Alain Séchas est malpoli, inconvenant, brut ; naguère, on aurait dit qu’il était un polisson qui, en cohérence avec cette possibilité existentielle, cultive tranquillement l’art d’être de biais ou de se placer sur une pente imprévue.

      Alain Séchas expose quelques-unes de ses recherches récentes à la Maison des arts Bernard Anthonioz. De salle en salle, intrigué par la diversité parfois extrême des approches plastiques et la vigueur du style des œuvres, on conçoit qu’il travaille sur l’image d’aperçus amplement croqués voire vaguement exprimés. On note qu’esthétiquement, tout lui paraît vite résolu, ou parfois « vite vu » et que pour lui, un travail long est superflu. En écho, les compositions sont effectivement banales ou conventionnelles, les couleurs chaque fois plus vives et plus arbitraires sont juste sorties du tube, un tachisme affirmé tient lieu de socle à la pratique du peintre et permet d’engranger de l’effet à défaut de style ou de fond. L’expression plastique accrochée à une spontanéité d’aspect, diverses questions se posent cependant sur les références du peintre. De quoi Alain Séchas se mêle t-il en peignant de cette manière ironiste ? D’où vient-il que peindre puisse à ce point être borné par autant de désinvolture apparente ? Des réponses émergent avec le relâchement du geste du dessin qui emporte les sujets, avec les thèmes confrontés à l’insignifiance de leur genre. Des questions affleurent au contact de leur évidence vs une certaine naïveté et l’empreinte d’une superficialité voire une forme d’exercice d’art brut que chaque semble en partie répêter.

       Avec Alain Séchas, la facilité et la banalité sont l’index d’une décontraction feinte, une manière assumée de constamment problématiser et mettre en abîme l’expérience de la facilité. Les compositions, le style de ses peintures et plus généralement le style de son art correspondent vite à des questions sur les possibilités et les valeurs du point de vue personnel immédiat. La réalité apparaît différente à l’examen des pratiques plastiques mobilisées, elle réserve des surprises et des interrogations, suscite autant des recherches complémentaires historiques  et esthétiques sur leur sens. Le sujet habituel et permanent des chats anthropomorphiques, le thème du bouquet de fleurs, la peinture de paysage, la formule de la carte postale ou de la photographie populaire vs celle, parallèle, la photographie-souvenir-familiale, de celles qu’on classe aussi dans l’art de la photo ratée ou sans originalité, le recours facile à l’analogie  du dessin de presse, tout cela fait songer à des images prétextes. Avec ses techniques d’expressions manifestement complexes, sa nonchalance paradoxale, Alain Séchas creuse allusivement ses tableaux d’une culture aussi curieuse que fantaisiste. Le spectacle chatoyant des couleurs éclatantes librement appliquées par taches recouvre sporadiquement le dessin et crée par gommage des zones de nettetés variables, des impressions de reports et de d’effacements partiels, fait osciller la pratique entre approche savante, hésitations et bricolages ; à travers divers indices tout permet de penser au temps des croquis ou de témoignages visuels approximatifs ou instables.

       Une autre conviction intuitive se forge, susurrant que le peintre joue malicieusement avec la culture simultanément graphique et picturale à la base de sa pratique, soutenant qu’il ne compte jamais dissocier plastiquement ses sujets d’un fond, et qu’en conséquence, aucun élément ne saurait être déplacé ou simplement considéré isolément sans la désorganiser. Je parle d’art global, d’une conception ensembliste du tableau, sa vision survolée, j’entends un rythme de travail actif sur tous les points tactiques et imaginaires du tableau. Chaque œuvre se regarde comme un bloc, une construction dont tous les éléments, qu’ils soient purement formels, anecdotiques ou narratifs s’entremêlent et interagissent également.

        La peinture d’Alain Séchas est sans espace fictif, ne trahit pas son support, elle est le support. Pas de lointains, d’avant-scène façon Vélasquez élaborant les Ménines, pas de troisième dimension en trompe l’œil : juste du temps et le lieu de la peinture. Partant, l’idée d’un motif d’abord perçu comme une intention prime arbitrairement sur tout autre polarité exclusive. La peinture est un choix volontaire, la manière de la pratiquer est volontaire, le style des œuvres est volontaire, le reste est libre d’être un croquis ou une image quelconque. Alain Séchas conçoit et illustre d’un même mouvement des vues personnalisées, des visions indécomposables, à la fois réelles et imaginaires, esprit goguenard compris, apparences incluses, formes et raison mêlées. Je me mets à penser au genre de la peinture de caractère, à sa subjectivité incarnée par leur auteur, à ses formules esthétiques à la fois explicites et implicites, en même temps qu’elles jouent avec les codes, les titres résolument triviaux des œuvres. Le geste créateur détaché et le rire en coin, Séchas peint sérieusement un monde burlesque d’images.

 

 

Trois belles expos à l’opposé l’une de l’autre dans un périmètre réduit.

01/03/2020

Art, par Peter Saul à la galerie Almine Rech.

           C’est peu dire que cette peinture est farcie d’ironie, de sarcasme et de dérision ou de cynisme. C’est aussi peu dire que les sujets traités fonctionnent comme autant d’allusions ou de métaphores insolentes empruntées aux comics, à la culture Disney, aux héros grossièrement imagés des BD, de la caricature de presse ou des fanzines. Encore faut-il cerner les divers points où ces extrémités trouvent un appui plastique. Peter Saul peint excessivement, compose excessivement, illustre excessivement, stylise et banalise son dessin excessivement, ne produit rien qui ne passe par l’excès. Il peint un visage, c’est un monstre, il regarde Trump, c’est une grotesque, gesticulante et égotique (pléonasme, traduiront certains)… Qu’ils aient existé ou qu’ils soient inspirés de la culture populaire, ses personnages grimacent comme Jim Carrey fait l’andouille et se transforme tout seul en foire. Qu’il s’attaque à  la violence quotidienne et ça devient une séquence où toutes les burlesqueries picturales sont de mise, où chaque acte tourne à un bal de couteaux ou une bagarre de révolvers idiots s’agitant dans le vide. Peter Saul se marre de peindre, il se balade dans la gaudriole illustrative, se gausse de tordre dans tous les sens des gueules expressives alors qu’au bout du compte il portraiture des mariolles en caoutchouc qui se contorsionnent en se curant le nez ou les oreilles avec leurs doigts. Est-ce bien la Joconde qu’il ose imaginer en train de vomir, est-ce encore Officier des chasseurs à cheval peint par Géricault qu’il a mué en jouet de baudruche aux teintes criardes et aux yeux globuleux ? Il « s’en tape » ! La peinture est caricature, qu’importe. Peter Saul se fiche de pratiquer un pointillisme pauvrement mécanique, d’isoler ses sujets sur des fonds criards, de réduire des surfaces à des aplats d’enseignes lumineuses. Il sait activer narquoisement la culture artistique et historique (aussi bien classique que contemporaine), détraquer ses rappels et singer son ignorance, il peut cingler ses détracteurs par des réponses fouettées. Peter Saul se réjouit d’inventer des peintures moqueuses et le fait brillamment : « La soi-disant bonne peinture est comme une parade de penseurs intelligents. Je suis content d’être en dehors de ça. Traitez-moi de cinglé si vous voulez»*.Anda, Anda, Anda !

 

*Propos du peintre en 2008. Repris par Libération, éd. du 10/02/2020

 

Peintures, par Marc Devade, galerie Ceyson & Bénétière

           La galerie rappelle la vie difficile du peintre en même temps que ses engagements tant politiques que culturels et théoriques. Le suspens impose d’imaginer un travail entrecoupé d’engagements culturels affirmés (au sein du groupe Support/Surfaces et des positons théoriques des revues Peinture Cahiers Théoriques et Tel Quel notamment). D’une façon paradoxale, les peintures réunies témoignent de pratiques plus intuitives et sensibles, voire improvisées qu’associées à des dogmes. Tout en affirmant la primauté des éléments plastiques sur tout autre considération créative, les œuvres exposées montrent un usage affirmé des gestes d’esquisses, aux « laisser-faire/laisser-venir », le recours à l’éventuelle instabilité des matières, presque radicalement opposées à des préceptes dirigistes aujourd’hui vieillis et pour tout dire hors d’usage. S’ensuivent des œuvres irrégulières, faites d’imprécisions conservées sinon voulues, alimentées par des jeux de lignes droites ou verticales vaguement rectilignes ou devenues obliques, des aplats aformes, parcourus d’allusives coulures d’encres ; une œuvre montre même que Devade a choisi d’en retourner certaines pour qu’elle semblent monter…

         Parallèlement aux œuvres peintes, deux séries de dessins préparatoires apparaissent comme la somme contradictoire de l’imagination et des hésitations pratiques/théoriques de Marc Devade. Sur des feuilles carrées, Devade a ébauché de deux façons différentes le même projet d’une peinture future. Contrairement leur composition apparemment rigoureuse, et à l’opposé de toute esthétique préconçue, sur l’un, Devade s’est laissé aller à esquisser prestement d’un mouvement fluide une œuvre graphique d’une aura comblée ; tandis que sur l’autre, apparemment identique, son dessin réalisé aux instruments oriente vers un style étroitement programmé : l’artiste obscurcit son cheminement et, perdant littéralement le sens du temps, semble réfuter l’idée de l’échec ou de l’hésitation pour in fine verrouiller l’aventure juste esquissée, à la fois incertaine et émotionnelle de son geste du dessin. Inutile de préciser qu’en libérant son travail artistique par l’expression directe et en retenant l’idée d’« accidents » valorisants dans les œuvres peintes, Devade confère une densité esthétique amplement supérieure au premier dessin. A l’inverse de son image de créateur dogmatique et propagandiste, Devade se révèle non seulement spontané, plus sensible à l’incarnation de son art et surtout moins égaré dans les arguments théoriques et les règles techniques.

 

Vitrines, par Valérie Belin, galerie Nathalie Obadia

            De multiples objets brouillés dans les reflets de vitrines conçues comme des tableaux translucides forment le sujet de vastes photographies en noir et blanc. Plus que des mondes confus et mystérieux, des cages de théâtres symboliques ou des visions fantasmatiques, ce sont des paysages presque mentaux où chaque forme semble la mise en abîme d’un conte. Les songes se succèdent entre ambiance de cartomancie ou contenus imaginaires de coffres étrangement retrouvés dans d’hypothétiques greniers : chaque image dissout des histoires d’origines multiples, imaginairement obscures, anodines souvent, enfantines et familiales d’autres fois. Prosaïquement, ces capharnaüms et ces brocantes aux accents de fêtes renvoient à des bibliothèques d’images.

       Valérie Belin a le photographique travaillé d’œuvre en œuvre afin que, entre inspirations et instantanés, tous les mystères et les strates de l’objectif se confondent simultanément. Il n’en faut pas plus pour qu’avec le charivari de lumières et d’ombres la plupart du temps accidentelles, les nuances photographiques du noir et du blanc créent par diffraction et par éclats des silhouettes fantômes. Une précédente exposition de la photographe intitulée Painted Ladiesm’avait sidéré par sa poésie et son intensité expressive. Rebelote avec cette nouvelle présentation où chaque œuvre confirme autant l’imagination de son auteure que l’actualité d’une photographie toujours plus plasticienne.

Dans les environs du musée Picasso

22/02/2020

Laurie van Melle, Galerie Laure Roynette.

       Laurie van Melle peint des motifs de quadrillages modulaires sur des supports toilés à la silhouette informe. Les œuvres épurées à l’extrême poursuivent l’aventure de l’abstraction géométrique inventée au début du XXe siècle et en partie poursuivie dans les années 70 avec « Support Surface ». Les motifs occupent pour chaque œuvre une zone partielle peinte d’une unique couleur sur un fond uniformément blanc. Leurs supports ont une forme indéterminée. Tout a un aspect géométrique.

       Des irrégularités et des improvisations à la fois paradoxales et aux accents burlesques contredisent cependant la maigreur stylistique des œuvres. Comme un oxymore iconique, aucun tableau ne semble formellement pouvoir échapper à des analogies comparatives ou allusives. Sur certaines œuvres, un décalage entre deux éléments de composition, des parties mal jointes ou l’impression que le motif du quadrillage a été froissé semblent être à l’origine du tableau. Comme si elles étaient des peintures en volume, Laurie van Melle expose par ailleurs des sortes de stèles composées de draps entassés dont les plis en désordre laissent entrevoir par bribes des motifs de quadrillages. Sur leur fond blanc, les peintures par ailleurs présentées sans encadrement engagent un dialogue virtuellement architectural avec l’environnement. On est porté à croire qui si les formats étaient monumentaux, chaque œuvre incarnerait physiquement l’image de son lieu d’exposition.

        Les compositions sans effusion personnelle déclinent une méthode plastique où l’ordre prime. En quoi le motif du quadrillage supposé inspirant, ou son image jugée digne d’interprétation, peuvent-ils troubler un programme de création plastique où la théorie semble partout privilégiée? Quel genre de recomposition expressive peut enrayer une raideur abstraite manifestement risquée ? Et même, qu’en est-il quand la silhouette de la toile « choisie aux dés » paraît agir comme un motif autonome ? On peut estimer que ces questions cruciales sont de la responsabilité du peintre, tenu de juger que l’avancement et l’établissement d’un travail se mesurent à l’aune d’une recherche à la fois scientifique et expressive. Cette production, que ses sources historiques ne trahissent pas, qui est crue comme la plasticité des deux horizons qu’elle disjoint tout en les considérant avec des teintes d’incongruité et d’humour, interroge implicitement l’avenir des ambitions artistiques de son auteure. Avec travers sa manière de réévaluer certains des fondements de la composition plasticienne, Laurie van Melle désire t-elle redessiner l’arc créatif qui permet au créateur-plasticien de concevoir ses prééminences en même temps que l’objet de son art ?

 

John Chamberlain galerie Karsten Greve.

    Des sculptures monumentales sur socle ou saillantes comme des hauts reliefs, colorées/maquillées et clinquantes comme des pièces somptuaires, sortes de bijoux excessifs ou d’architectures baroques. Comme à son habitude, on voit que pour sculpter, l’artiste a mélangé et soudé, compressé ou vrillé, découpé et tordu, expansé ou taillé sans limite des silhouettes de métal à la beauté plastique énigmatique. On voit que de manière fantasque, après avoir récupéré des pièces de voitures dans des garages divers, il les a peintes et repeintes de couleurs clinquantes ou délavées, il les a brossé largement et les a aussi vaporisé de peinture en toute connaissance de cause et d’effet sur ses sculptures pour hybrider leurs volumes, les sublimer en œuvres peintes.

         Chamberlain est définitivement un créateur autonome par son originalité et l’entièreté esthétique de ses œuvres. Dans la même exposition, des photographies du même, foisonnantes aussi de poésie visuelle et de surprises thématiques, de générosité panoramique, d’émerveillement devant les lumières et les reflets nocturnes de n’importe où en ville. On croit retrouver des détails ou peut-être imaginer de nouvelles idées de sculptures… On les regarde, sidéré par la sincérité d’une recherche jamais à court de retournements créatifs.

 

Chez Thaddaeus Ropac, les peintures récentes de David Salle.

          L’humour de David Salle évolue. Il est maintenant plus cynique qu’ironique. Sans rien abolir des sources historiquement pop qui l’inspirent ou des manières postmodernes ou néo-expressionnistes où la critique l’a classé, ses toiles récentes exposées chez Ropac me semblent indiquer un virage acide de son univers pictural. Le peintre, usant de sa liberté de composer ses peintures comme il veut, juxtapose dans n’importe quels sens et n’importe quelles proportions des images prélevées en référent à n’importe quels univers culturels, se mêle de transgressions expressives dans une aura d’engagements personnels ultimes. Toujours de grandes dimensions, la plupart des peintures imbriquent aussi des parties sans cohérence d’exécution. On voit ainsi dans certaines toiles des traces d’esquisses au fusain comme on trouve des silhouettes peintes dans un souci de simplification forgée sur des sortes d’élisions visuelles. L’éparpillement des sources qu’on pouvait jusqu’ici considérer comme son style fait place à des manières de laisser filer l’hétérogénéité des savoirs faire jusqu’à jouer parfois avec l’inconsistance ou l’ignorance technique. De sorte qu’au lieu d’être seulement ironiste et parfois goguenarde, sa pratique vire au cynisme et à la désinvolture d’un professionnel se risquant à passer pour un peintre du dimanche, embarquant avec adresse des effets artistiques empruntés au hasard de ses découvertes d’art. Les œuvres mélangent de cette façon des intentions et des projets sans suite, font « genre » avec des effacements partiels et des remplacements farfelus d’objets visuels sans autres liens spécifiques que des envies de dessiner ou peindre dans un « certain esprit qui fait beau, incongru et captivant ».     Mêlé sans précaution et avec sarcasme à l’essentiel des courants artistiques ayant joué avec la culture populaire, le talent de David Salle mis au service des peintures de cette série le montre évaluant son savoir faire et ses connaissances par l’autodérision.

 

Jordan Wolfson galerie David Zwirmer

        Deux catégories d’œuvres : une installation d’aspect lumino-cinétique où l’artiste ne se cache pas de reproduire jusqu’à l’analogie directe, l’esprit et les formes répétitives des enseignes et néons publicitaires américains ou des compositions visuelles inlassablement reprises des pop artistes. Ambiance Las Vegas garantie pour la première impression, sans la raillerie ou l’humour pour la seconde. La spécificité de ce travail : son dispositif scénographique en forme de « happening » et une production spectaculaire techno numérique intégrant l’holographie. On est bluffé (étonné), on cherche à comprendre comment l’œuvre faite tantôt de lettres tantôt d’images de comics flotte et s’anime sans attache apparente devant et à l’écart d’un mur. Passé l’élucidation technique à l’origine du spectacle : « des micro LED » placés sur les lames de ventilateurs sont programmés pour s’éclairer de manière précise quand ce dernier tourne, donnant l’illusion d’une image holographique (Document d’information de la galerie). Passé l’étonnement naturel et le bluff esthétique (tromperie facile) par la technique : rien!

       Dans une autre salle, des peintures, montées sur panneaux en laiton reprennent des images photographiques d’enfance de l’artiste sans changer les codes du genre. Toujours rien!

Les gestes des mains peintes par Le Greco.

08/02/2020

   Je n’avais jamais vu autant d’œuvres de Le Greco en même temps. Faute de pouvoir les comparer autrement qu’en reproduction, sinon les voir si proches dans une seule exposition ou de lire Picasso vanter son influence, je ne m’étais jamais vraiment rendu compte de son imagination visuelle, de la supériorité inouïe de son invention technique dans le dessin de silhouettes expressives, de la profondeur de la matière picturale de ses œuvres. Par sa compétence à « disrupter » à l’écart de ses maitres par ailleurs connus pour la hardiesse de leur style, son pouvoir d’invention plastique inattendu sinon provocateur est total dès qu’il a lieu faire volte-face pour s‘affranchir des convenances et, in fine, sans esbroufe ou blague stylistique « créer de la création ».

    Subjugué autant qu’intrigué, je me suis particulièrement attaché aux représentations des gestes de la main, à la complexité des mouvements peints et des manières de « forcer » voire de scénariser leur expression. J’ai voulu les isoler pour les comparer, apprécier spécifiquement comment leur corporéité entremêle deux expériences stylistiques optique et iconique. J’ai cru concevoir parallèlement au peintre des apparences souvent approximatives, des silhouettes tantôt floues tantôt inachevées, voire réduites à un reflet aussi vif que leur fugacité a pu soudainement être découverte et visuellement rendue comme si le spectateur tentait de les redessiner mentalement, de les tenir en action de façon subliminale ; à moins qu’il s’agisse de négligence picturale assumée, cette décontraction qu’en Italie dès le XVIe s on nommait sprezzatura, et que Daniel Arasse expliquait par une une paresse feinte. Je me suis chaque fois vu assister aux effusions diablesses d’un peintre en train de fausser et inventer la perfection de son dessein artistique en usant de quelque génie machiavélique.

     Plus ou moins codés dans les peintures, et aussi quitte à subjuguer l’entendement, les réalismes des gestes peints s’accompagnent de recherches intentionnellement optiques. Il s’agit autant de braver l’image d’une main dans une ambiance lumineuse que de suivre le moment caractérisé d’un geste. Une main est mollement posée, une autre simplement appuyée (Les trois versions de « Saint Pierre et Saint Paul », « Portrait of Cardinal Don Fernando Nino ») ou ce sont les deux mains rassemblées sur elles-mêmes dans un cercle symbolique et qui paraissent seulement doigts croisés (Saint François et frère Léon méditant sur la mort). Parfois, Le Greco les peint reflétant les creux d’un crâne qu’elles tiennent, réalisant en un raccourci saisissant une formidable métonymie du temps mémoriel « Saint François en moine et un novice » « Saint Marie Madeline pénitente » ou « Marie de Magdala »). De tout de cela il fait des images étranges et confuses qui donnent l’impression d’une peinture chargée de messages subliminaux. Autour, les autres objets environnés de pénombre ou placés dans absorbés par une sorte de couloir lumineux aboutissent dans le tableau à l’éclat d’un visage, évoquent une action qui serait inexpressive sans un stratagème plastique. La main est posée, les doigts, éventuellement écartés, rayonnent dans une sorte d’annonciation virtuelle forment un ensemble complexe, l’apparence naturelle du geste est à la fois un dispositif convenu et un patern destiné à faire sens d’un moment reposé et solaire. Dans un autre tableau, les doigts semblent couler de la paume comme les bras d’une rivière irriguent et font respirer un champ. On en vient alors aux visages.

     Le Greco, fréquemment jugé par rapport à Michel Ange ou Tintoret, dont il connaissait de chacun le talent, assume à sa manière des écarts de dessin et de couleurs et enrôle dans ses propres compositions des effets plastiques personnels. Si à son arrivée à Venise, leurs esprits réfléchis et stratégiques le marquent et le guident, il leur oppose rapidement son attirance pour les transgressions anatomiques et morphologiques extrêmes, voire une préférence, qu’il estime picturalement fondée, pour les corps certes analogiques mais aussi transgressés dans leur anatomie, et même imaginaires. Les premiers veulent traduire et exprimer des ensembles grandioses. Le Greco leur ajoute une part d’inconscience onirique, les déborde par sa pratique d’artiste autonome. Les ciels que Greco affectionne sont comme les gestes de la main, divers et graves, tout les emporte : transformés et traversés par des volumes et des abîmes ombrageux, leurs formes passagères et imprévisibles deviennent alors des nuages phénoménaux, des crânes informes, et les corps parlent d’émotions. D’un côté Greco les rend héroïques et les fait mugir, d’un autre il les rend élégiaques, les habillant comme au théâtre. Chez Tintoret, les compositions sont grandioses tandis que celles du Greco, jonglant sans hiérarchie avec les volumes et les espaces, avec la vue du spectateur ou l’éclat des couleurs, prennent dans toutes les directions des libertés d’anamorphoses. Toujours le regardeur se trouve sollicité par l’entrain erratique et sublime du pictural.

      On l’aura compris, je paraphrase à distance Picasso, plus admirateur de Greco que de Vélasquez, quand bien même le tableau des Ménines l’a préoccupé durablement. Picasso admirait la plasticité du dessin et les affranchissements créatifs du Greco, il appréciait qu’on le sache acquis à son imagination technique comme à sa compétence à vivifier l’invention plastique par la peinture.

On l’aura encore perçu, je pense aussi à la dette que Bacon a pu avoir avec Greco. Epris de l’expression des corps au point d’en allonger ou de déformer sans retenue les anatomies, ces deux là n’auraient sans doute pas daigner faire l’effort de s’entendre en créateurs quant aux déformations acceptables ou inaudibles, à ce que doit la liberté du peintre à la représentation. Je songe avec Greco et Picasso qu’exprimer picturalement une intention comme on dessine un geste, c’est en partie avoir l’esprit assez libre pour incarner un mouvement exclusif.

     Avec Le Greco, la lisibilité des formes apparaît dans chaque œuvre plus intuitive que formelle ou descriptive. Parcourant en divers sens l’exposition, me perdant même entre les vues et les sujets, j’ai hésité entre les thèmes et les détails picturaux, la part de récit qui les fonde et le spectacle artistique soulevé de terre par la hardiesse des couleurs et l’incongruité des vues composées comme des épisodes assemblés. Je me suis oublié puis retrouvé dans l’opportunisme de croisements visuels où le peintre n’a pas pu ou voulu cacher la part d’avancement in-process de son travail. En regardant des formes de temps à autres peintes de manière informe, des proportions transgressées, des effets visuels sans lien avec le sujet de l’œuvre, j’accepte être moi-même attaché à des incohérences seulement expressives, j’y reconnais une science de l’image et du dessin plus forte que l’exactitude extérieure, un art possédé par la subjectivité. Pas une main peinte par le Greco n’agonise d’un geste raté de son fait pictural. Sur son tableau préconçu comme objet d’imagination, l’artiste projette une vision qu’on n’a pas encore remarquée, qui est vraie et qui en plus étonne.