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Des galeries, des œuvres et diverses occupations artistiques…

02/10/2020

Armelle Sainte Marie : « Garden Party », Galerie Fournier

         L’exposition forme à la fois un itinéraire rétrospectif et un projet artistique apparemment critique de l’artiste sur ses créations. Certaines peintures composées d’un sujet minéral peint comme un portrait orientent le style très travaillé de chaque œuvre parfois vers une iconographie vs une iconologie d’aspect onirique. D’autres peintures s’appuient sur des compositions informelles qui mélangent esthétiquement des effets matiéristes et gestuels. Qu’est ce que l’artiste semble penser de sa pratique ou du fait de produire des images vs des œuvres visuelles ? Les cheminements figuratifs ou non figuratifs et leur esthétisme sans scénarisation affirmée éclairent faiblement ces productions tantôt un peu peintes façon expressionnisme et tantôt un peu façon abstraction lyrique. C’est joli, mais c’en n’est pas. Ça fait rêver sans être étrange. Mais c’est joli !

 

Jean-Pierre Pincemin Galerie Dukto

         Une idée suggestive du parcours artistique d’un artiste aussi discret qu’honnête et essentialiste avec la plasticité de son art. L’occasion est donc belle de revoir l’engagement du peintre pour certaines théories défendues par « Support-Surface », d’approcher sa créativité simultanément particulière et picturalement somptueuse, à la fois subtilement traditionnelle et fresquiste ou théorique-critique du fait artistique : une production foisonnante tout en altérité assumée. Après la rupture « idéologique » avec le groupe, le style de Pincemin évolue en se diversifiant par l’appel de l’orient, l’envie de revoir comment le figuratif peut malgré tout fonctionner en peinture et comment une idée d’expression peut se réamorcer dans la jouissance empirique du travail d’art, jusqu’à peindre en sculptant et imaginer des hybridations aller-retour de meubles-sculptures. Dans le bel espace de la galerie, les peintures sur toile libre densifient et libèrent l’espace des murs, d’autres œuvres réalisées sur châssis se concentrent sur un sujet et parfois se rapprochent de recherches plus proches de l’objet ornementale ou de l’image expressionniste. A mon sens, ce ne sont pas les meilleures. Mais bon sang que ce peintre a été franc avec lui-même !

 

Galerie Derouillon, Diane Dal-Pra, peintre.

          Des personnages peints assis, apparemment repliés sur eux et qui sont pour partie occultés par des vêtements qu’ils portent comme des couvertures et qui les cachent aux regards. Pas de visages, peu de corps incarnés non plus, plutôt des « tas humains » vaguement dégrossis, anonymes. Peu importe qu’il s’agisse de femmes, qu’elles soient des déesses, des roturières ou des paysannes… Peu importe à l’artiste d’indiquer qui sont ses personnages ou comment ils s’intitulent. Peu lui importe, semble t-il aussi, que pour le spectateur, leurs représentations occupent littéralement tout le format de chaque support jusqu’à parfois combler et presque étouffer l’image. Peu importe encore que certains détails d’expression en relief suggèrent une impression de bas relief en créant sur la surface une étrangeté plastique. L’effet esthétique prime sur chaque tableau et nivelle la surface de la toile. La série s’intitule « Aqua in bocca » : « Motus et bouche cousue. » Exécutés sans trace de recherches ni disruption imaginaire, les tableaux se déclinent en personnages diversement stylisés pour des images artificielles.

 

« Tritonnades & Coélacanthe » Blackslash Gallery

          Des dessins illustratifs à l’improvisation mal assurée, parsemés d’écritures infondées et bavardes faute d’être plastiquement utiles aux images, des sculptures animalières hybrides amusantes mais qui font regretter les univers fantastiques et créatifs de Gustave Doré ou de Lewis Caroll. Le thème de l’Odyssée parcourt l’ensemble, paraît-il… Ce serait bien que ça décolle en étant conceptuellement un peu plus étayé.

 

Robert Barry galerie Martine Aboukaya

          Robert Barry fidèle à lui-même et à son art conceptuel : les paroles, les mots, et les phrases en suspens sont les index et la signature visuelle répertoriés de son œuvre. Les référents s’incarnent comme à l’habitude dans des « immatériaux » et n’apparaissent que sous l’aspect de textes conçus comme les éléments provisoires ou flottants d’installations in-situ. Dès l’entrée de la galerie, des lettres et des mots découpés dans un support argenté scintillant apparaissent ou émergent dans un désordre calculé sur les murs ou le plafond ; ils sont aussi disposés souvent sur deux surfaces en angle. Dans la salle principale, des petites toiles de couleurs vives peintes en aplat et présentées en carrelages disjoints, quelques mots épars font survenir des textes imaginaires sur des fonds monochromes vivement colorés… Parfois, certaines de leurs lettres occupent la tranche marquant l‘épaisseur présumée silencieuse d’un support en débordant « accidentellement » sur leur surface ou le mur extérieur mitoyen… Le mode d’expression en apparence toujours impersonnel de l’artiste mobilise encore des techniques d’expressions mécaniques où tout effet sensible et artistique est banni au profit d’une intention abstraite faisant office de démarche. Chaque dispositif est pétri d’allusions syntaxiques, de combinaisons interprétatives ou sonores, de rappels discrets d’aventures plastiques devenues historiques, comme celle des mots dans la peinture, l’usage tactique du all over ou du débord suggestif, l’accident ou l’imprévu vs l’improvisation iconique en partie issue de collage (avec toujours une possible relecture du détail dans la peinture)… Comme pour la plupart des artistes conceptuels d’importance, l’art de Robert Barry s’avère plus méditatif que logique ou littéral. Dire qu’il a pour le spectateur une pratique exigeante mais  aussi facétieuse est plus mesuré. On songe pour cela aux interventions scénaristiques, lexicales et sonores de la poésie sonore, on s’amuse de retrouver l’humour et l’acoustique malicieux de  John Cage, la fibre performative de Ghérasim Luca ou de Bernard Heidsieck pour les assonances.

         L’exposition ne déroge à aucune des limites créatives de l’artiste, sauf à pointer avec réactivité qu’aucun contexte ne saurait le contraindre et qu’il peut toujours percevoir son travail comme une manifestation poétique. Le « white cube » de la galerie devient plasticité chimiquement pure ; chaque intervention de l’artiste s’y double de déclamations assourdies et fait songer que dans l’espace ou le temps, tous ses mots peuvent être symboliquement une peinture rupestre où sourd un texte filigrané dans l’épaisseur d’une page de calque

 

Louis Soutter galerie Karsten Greve

           Profondeur d’un esprit bouleversant d’imagination expressive et artistique. Les dessins aux allures d’images en contrejour de personnages semblant danser bouleversent le plus. Par leur spontanéité manifeste et leur quasi absence de programme de composition, les autres œuvres (portraits, scènes visuelles improvisées etc) essentiellement graphiques, curieuses par le geste logorréïque et la technique envahissante de l’artiste, se révèlent finalement confuses et interrogent davantage sur le psychisme insaisissable de Soutter.

Des galeries reprennent de la «voie»…

16/09/2020

Thomas Levy-Lasne sur la voie du non sens, Galerie Les filles du Calvaire

         Thomas Levy-Lasne a choisi la figuration, versus l’image analogique, versus la répétition du même, versus la technique réaliste, ultra réaliste même, voire hyperréaliste… ni plus ni moins et, semble t-il surtout rien d’autre.

          Organisée en deux temps, l’exposition intitulée « l’asphyxie » (!?) réunit une production dessinée au fusain et des peintures illustratives. Régulièrement inspirés de la photographie, les sujets bien que divers des peintures, leur composition, bien que limitée à l’objectif de l’appareil, leur esthétique ou certains de leurs aspects visuels, tous les thèmes font de loin songer à des œuvres réputées (Degas, Seurat, Courbet, David etc.). « Pas de lien affirmé ou présumé » me précise toutefois le peintre qui, ne cache cependant pas non plus une attirance pour « la peinture ancienne du XIXe »… Plastiquement, tout fonctionne sur la ressemblance et l’exécution parfaite propre aux reproductions analogiques, rien ne dérive ailleurs que sur la similarité de l’œuvre avec son modèle. Doué d’une technique aussi étrange qu’habile, frappée « au coin du trompe l’œil » en simulant l’aura de nettetés photographiques purement mécaniques, les dessins brillent d’une répétition irréprochable.

       A l’étage, changement de gammes ; les œuvres, toujours inspirées par la photographie sont picturales. Le style est moins photographique et plus illustratif, l’expression visuelle reste toutefois neutre et descriptive. On devine parfois des vues incongrues et des mises en scène forcées, des univers mêlés d’instantané, de banalité ou d’amateurisme, on s’interroge sur leur présence : l’écart qu’elles induisent avec des enregistrements accidentels, un « clic-clac » hasardeux. On tente des relais avec la manière « insipide » dont l’œuvre est peinte, on cherche une transgression allusive. Aucune pensée disruptive ne s’ouvre, les images ne semblent qu’agrandies et répétées depuis leur modèle.

         Qu’il s’agisse de l’artiste ou du spectateur, les suffisances programmatiques des œuvres ne ren-voient pas à un regard critique sur un quelconque sujet. Aucune transgression conceptuelle, formelle ou métaphysique et quelquefois facétieuse propre aux artistes hyperréalistes d’il y a un demi siècle dont l’artiste semble vouloir s’inspirer (Jean Olivier Hucleux, John de Andréa, Duane Hanson, John Kacère voire Gérard Gasiorowski etc.) ne trouble ces travaux dont l’absence de fond finit par manquer singulièrement. Où est l’intérêt créatif du labeur de ces productions ?

 

L’ordre imaginaire et intellectuel d’une peinture en marche.

           Les compositions picturales de Daniel Mato sont peintes sur toile de coton non préparée. La poro-sité du matériau sert au peintre à esthétiser l’imprégnation des couleurs et de produire de multiples effets de transparence et d’aspect aquarellés, de mélanges par superpositions ou fusions des formes entre elles. Extérieurement, les œuvres « parlent » de polychromies aux accents environnementaux et décoratifs, d’un évident plaisir visuel. Incidemment, elles apparaissent aussi comme des architectures et des dispersions ou des accumulations esthétiques autour desquels on imagine qu’aucun besoin de sujet ne s’impose, que seule une déconstruction possible (et statutaire ?) du tableau et de sa surface intrigue le peintre.

        Tout paraît architectural, rien ne réfère à autre chose de la peinture quasiment seule. De façon encore plus factuelle, on observe que l’artiste improvise des assemblages de formes vaguement géométriques, que ces formes ont été vaguement découpées et tout aussi vaguement disposées à l’aide d’une technique de pochoir à laquelle le street art nous a habitués. Chaque composition flotte comme si elle était en suspend,  comme si, attiré l’image de l’instant, l’artiste cherchait à saisir dans un passage, une vue possible de son apparition. Partant, qu’ils s’agisse de teintes colorées ou de dessin tout semble esquissé sinon expérimental, ou en jeu… Chaque œuvre sourd d’une envie du peintre d’en découdre avec l’aventure picturale.

            L’impression d’une pratique intellectuelle et en même temps aventureuse de la peinture ne s’arrête pas là. Chaque œuvre tient objectivement de ses apparences d’essais, les bords des formes sont imprécis, ça et là flous et irréguliers, chaque limite donne l’impression d’être hésitante, on ne sait pas si les formes sont pleines ou en réserves. Les compositions concentrées des puzzles empiriques et sans sol apparent, (ou par passion de l’artiste) allusivement guidées par quelque lien secret avec des recherches de Matisse ou Shirley Jaffe parlent de vide. Aucune forme colorée ni aucune partie non peinte des toiles n’apparaît résolument solide ou évoquée. On subodore à nouveau des questionnements de l’artiste sur les fonctions plastiques éligibles à l’incarnation esthétique du tableau, voire la place sensible et interrogative du spectateur face à des abstractions supposées aussi sensibles aux priorités accordées par le peintre à des formes et des couleurs « en leur ordre assemblées ». On songe encore à l’idée que l’artiste revient sur des liens historiques avec des pratiques associées au groupe « Support-surface ».

           Daniel Mato admet en même temps s’inspirer et répéter ou faire discrètement usage de formes-signes dont il espère qu’elles serviront d’index ; il admet aussi engager un savoir faire pictural et troubler l’attention du spectateur. Leurs (ré)apparitions ou de leurs (re)découvertes accidentelles interpellent et l’artiste ne s’en cache pas. Autre transgression aux compositions formelles abstraites qu’on pensait prioritaire sinon exclusives, à quel monde répondent ces motifs linéaires en forme de lignes serpentines qui pullulent et se superposent ou qui s’insèrent et s’emmêlent comme par effraction parmi les formes découpées et assemblées en puzzle ? Faut-il les voir comme des contours fragmentés, qui parfois surgissent ou parfois sont oubliés et mal effacés ? Sont-ils les échos lointains d’une adhésion à un art visuel qui n’aurait pas définitivement enfoui l’image ?

         Par l’abondance de ses paradoxes, ce travail à première vue seulement abstrait flirte avec le spontané et le retour questionnant et des « oublis » supposés et imaginaires. Il déroute sans trancher par la sureté stylistique de ses process mais aussi surprend par ses hésitations et des choix esthétiques entre apparence décorative, recherches plastiques visuelles et créations d’apparences. Daniel Mato assure que la peinture doit être questionnante. Bien vu !

 

Art Paris 2020, version réouverture…

      Deux œuvres à la fois poétiques, somptueuses d’intelli-gence et de culture plastique de Jean Michel Alberola chez Templon (la galerie annonce une exposition du peintre à Paris pour mai 2021) et un ensemble (évidemment) très différent mais du même niveau d’engagement esthétique d’Edi Dubien chez Alain Dutharc… Dispersées dans le salon, des œuvres d’Hartung, pour certaines majestueuses  et un magnifique ensemble pictural d’une culture esthétique incroyablement sagace de Magnelli Galerie Lahumière… Des compositions intelligentes et créatives de Tania Mouraud chez Claire Gastaud et de très très belles nouvelles grandes peintures de Carole Benzaken, et encore « Lady Brush » : ce sublime et imposant portrait photographique redoutablement plasticien réalisé par Valérie Belin galerie Nathalie Obadia… Partout ailleurs des chefs d’œuvres isolés (Arpad Szenes, une « tête » de Giacometti, quelques Poliakoff admirables, des Télémaque et des Degotex époustouflants, de l’espoir artistique et une chouette idée de clin d’œil à la ville de Paris, intitulé « Paris mon amour » chez Lara Vincy… Ailleurs, un peu perdues ou livrées au hasard, des productions aux contenus souvent vagues, voire d’un inintérêt monumental que des galeries aux ambitions limitées et pour lesquelles les qualités plastiques semblent devoir relever de quelque truc technique ou visuel qui font art contemporain…

 

Edi Dubien en direct, Galerie Dutharc

          Voir avec : « intelligence et justesse plastique », « finesse des compositions », « Question nature » (ne négliger aucun sens du terme « nature » et problématiser ses référents en faisant preuve d’humanité) », « culture » (personnelle…et partagée).

 

« Eau-cactus » : Baptiste Caccia et Jean-Baptiste Lenglet Galerie Escougnou

        Que peut apporter le numérique à la peinture ? Si, comme cette expo d’images abstraites et très techniques le laisse penser, le propos se bornerait à reconduire des effets de la seconde, la réponse est « rien de noble ».

        Que doit la peinture au numérique ? D’après ce qui est exposé, des questions légitimes sur son histoire ou à défaut certains artistes troublants quant à l’usage de l’analyse sans écarter la possibilité d’images esthétiquement plaisantes. En dehors de ça, la créativité des techniques sans cesse actualisées de montages plastiques de Rauschenberg.

        Peinture et numérique doivent-ils demeurer séparés voire étrangers et s’étonnant l’un l’autre ? Depuis plusieurs années, l’artiste Mathieu Crismermois s’intéresse avec humour et beaucoup de réactivité créative aux nombreux horizons et lignes de fuites qu’ouvrent étrangement ces deux perspectives artistiques quand justement on les oriente l’une par rapport à l’autre. Sans être tout à fait seul ou se croire le premier, à l’inverse de ce qui est montré ici, il ouvre des pistes avec force sinon originalité.

 

Edward et Nancy Kiennolz en mode rétrospective chez Templon, rue du Grenier Saint Lazare.

           L’ensemble des œuvres incite à apprécier autant la fabrique du talent que celui d’associer des idées abstraites dans des compositions artistiques narratives complexes. La plupart du temps monumentales, les œuvres se déclinent en reliefs et sculptures faites d’assemblages, se déploient en retables, s’exposent en vanités fantasmatiques, sont proposées sous forme d’installations en parties scénarisés comme des happenings, se déclinent en crucifixions ironiques et grotesques… On voit des autels, des cabinets de curiosité et des vitrines, des décors de théâtre et d’opéra, des cases isolées de BD et des courts métrages, on voit de l’art figuratif et illustratif et des visions fantasmées. On admire la dextérité des deux artistes en même temps que leurs savoirs faire et leur sens des rapprochements, l’humour sarcastique de détournements ou retournements suggestifs. Apparemment bricolé à partir de rebuts et d’objets abandonnés, leur travail, qu’on sait historiquement liés au pop art, fait vivre et revivre l’originalité de multiples moments de recherches et d’inventions plastiques audacieuses.

 

Pierre et Gilles chez Templon rue Beaubourg

         Le duo poursuit son travail artistique dans le style clairement ironique et tendre et la culture artistique populaire qu’on lui reconnaît. Son univers est l’image kitch du portrait : ses références à la fois revisitées et fabriquées à partir d’une rencontre  iconique avec « son autre-peut-être ? ». Si les thèmes qu’ils affectionnent et leur art des images peuvent paraître sans surprise, et ils le sont assurément vu les leur pratique et des codes visuels qu’ils reprennent inlassablement, ils en diffèrent aussi par l’esthétique des œuvres dont les encadrements sont toujours évocateurs d’un imaginaire sans limite. Dès l’entrée de l’exposition, leur autoportrait en brocanteur et en vagabond donne d’ailleurs du sens constructif à leur inventivité par leur autodérision et leur goût immodéré pour les beautés justement hors cadre ou réputées sans histoire.

Encore quelques galeries déconfinées…

10/07/2020

Vincent Bioules Galerie La Forest Divonne, rue des Beaux Arts

           Les tableaux exposés traitent du thème de la série, un peu comme les cathédrales de Monet font réfléchir sur l’idée ou l’illustration du paysage en peinture, voire la plasticité de l’idée de variation en art. Ici, le paysage est celui d’un lieu-signe situé entre Montpellier et Palavas, en l’occurence la vue particulière de la lagune à l’endroit d’une maison isolée et d’une presqu’île en forme d’étroite langue de terre.

         Les compositions diffèrent peu d’un tableau à l’autre, exceptée la hauteur de l’horizon. De rares tentatives de réflexion sur les objets figuraux (nuages, reflets, lumière ponctuelle, éventuellement une barque) suggèrent des essais de refondation du thème. Techniquement, grâce à une place prioritaire accordée à un badigeonnage mural proche de la fresque, chaque œuvre affiche sans faille la planéité de son support. Un style à la fois expressionniste et abstrait emporte certaines peintures dans des apparences plastiques énormes et pour cela réjouissent l’œil et l’esprit. Partant, quels que soient les tableaux, l’artiste rend à toutes ses potentialités visuelles une plasticité ouverte à la peinture en laissant de côté l’image seulement analogique et en se réappropriant avec audace la part aussi tactique qu’imaginaire de l’art.

       Sur ces points hors de portée de l’idée de variation inventée par Monet, la peinture moins expérimentale et réflexive de Bioulès paraît molle. Faute d’être construites autour d’un regard en quête de profondeur, l’intérêt des compositions s’étiole à cause d’un geste qui ne sert qu’à recuire et resservir de la même façon des solutions déjà balisées. De sorte qu’au lieu de sidérer, cette peinture paraît s’épuiser dans le spectacle ancien et éculé de sciences de l’art n’évoluant qu’en surface. Cette peinture occupée par la satisfaction d’une beauté d’agrément simplement mural vit d’un plaisir de peindre respectable mais esthétiquement sans crêtes ni précipices. 

 

« Cette chemise » par Olga Theuriet galerie Arnaud Lefèbvre, rue des Beaux Arts

           Deux approches divergentes du même sujet : le vêtement éponyme et la feuille qu’on plie sur elle-même pour former une enveloppe. Cette seconde entrée constitue le projet créatif de l’artiste et les œuvres exposées.

        Faites de papiers noir et blancs de diverses textures, ces dernières se présentent sous l’aspect de feuilles blanches pliées/dépliées géométriquement, avec en leur centre un assemblage informel d’aspect constructiviste. Chaque proposition évoque des sortes d’échantillons de tissus, comme les éléments dispersés d’un patron de couturier. Autour de cette composition, les plis de la feuille initiale dessinent un cadre traversé par des réseaux aux allures de cicatrices. Rien n’indique que ce cadre/réserve soit volontairement lié à l’assemblage central et qu’il forme avec lui un dispositif cohérent. L’exposition s’épand en associations abstraites de papier, serties par une zone neutre/blanche stylisée faisant corniche. C’est esthétiquement assez beau, aérien parfois lorsque la légèreté des papiers est apparente… Sur le plan plastique c’est moderne ; d’un point de vue créateur, c’est sans risque.

 

« L’arc en ciel de la gravité », galerie Poggi, rue Beaubourg

           Excepté un intéressant projet sur papier de Sam Francis, une très belle étude de Simon Hantaï et un grand tableau raté et affreux de Jean Messagier, rien à creuser.

 

Christo et Jeanne-Claude à Beaubourg.

            Beaucoup d’œuvres peu connues de l’artiste en sculpteur et en performeur. Sa méthode est globalement limpide à suivre. Avec ses évolutions et ses variations surprenantes ou subreptices, on la découvre également pleine d’ironie et de créativité personnelle, éloignée des Ready-Made de Duchamp, surtout, quand bien même des rapprochements purement historiques convaincraient d’une temporalité partagée. La moitié de l’exposition revient sur le projet du Pont-Neuf empaqueté. Retour sur une émotion à la lettre monumentale et sur un projet aussi antiquement beau que spectaculaire dans le paysage. En marge, on (re)découvre un dessinateur classique dans sa conception des formes et du dessin, talentueux et très mobile par rapport à leurs apparences plastiques. On surprend aussi un artiste songeur et enfantin quand il s’agit de jouer avec les regards des spectateurs, capable de malices dès que l’idée d’un souvenir visuel émerge. Dans l’exposition, un film sur l’histoire du Pont-Neuf empaqueté est à voir absolument : il montre comment, pour Christo et Jeanne-Claude, leur audace entre croisements avec le politique, le culturel et l’artistique, fut un temps parfois risible ou dérisoire, finalement et infiniment joyeux. 

Quelques galeries déconfinées…

20/06/2020

Chez Galerie Thomas Bernard…

           Olivier Masmonteil peint l’art de bien peindre techniquement avec dextérité. Il s’évertue à produire assez d’effet de dessin et de couleur pour faire art avec goût. Il produit spectaculairement les preuves d’une culture artistique assurée, exerce avec compétence le rôle de l’artiste prêt à servir la fonction à la fois décorative et d’agrément du tableau. Le réalisme de ses œuvres, toujours des paysages, est convaincant, et pour tout dire indiscutable. Avec ses changements formels d’apparences, sa palette d’aspects esthétiques est plaisante. On assiste partout à une insatiable envie de styliser les images par d’autres images esthétiquement étonnantes, avec le souci de confirmer toujours l’expression picturale par le geste virevoltant du pinceau et par extension, par l’action démiurgique de l’artiste. Mais ça sonne creux et seulement habile ou inconsistant. L’ensemble se borne à une recherche et des ambitions artistiques superficielles. On serait ravi que cette peinture soit un tant soit peu traversée par un questionnement plastique autre qu’une simple transformation visuelle, qu’elle exprime moins de certitudes et plus d’aventure intérieure face aux sujets et à la peinture ; qu’à la place d’un tachisme vaguement oriental et d’une gestualité de façade, le peintre s’interroge sur leur impact et sur ce que ça fait vivre dans le tableau. L’artiste, acharné à rendre sa peinture conviviale ne semble avoir comme projet que de séduire sans risque, s’y complaire et espérer faire moderne alors qu’il fait joli. L’exposition s’intitule à juste titre et sans concept « Le voile effacé ».    

          Même galerie, second espace, les peintures « métalliques » de Kevin Rouillard. « Soudure et mayonnaise » ça s’intitule. Sculpture et plus ou moins installation ou encore œuvres monochromes ? Reste à apprendre à monter la mayonnaise.

 

« Un mouton dans la caisse », galerie Dutharc

          « Des dessins et uniquement des dessins » annonce la galerie pour sa réouverture… D’abord la beauté subtile, étonnamment artistique et formidablement humaine des œuvres d’Edi Dubien…

 

Jérôme Zonder chez Nathalie Obadia

            "D'autres" dessins sur papier inspirés de l’actualité, de la presse, de la photographie, le tout reproduit et plus ou moins combiné dans des assemblages imaginaires. Les dessins très tactiques présentés naguère à l’Ecole des Beaux arts de Paris bluffaient par la séduction esthétique et la technique/tactique habilement reprise d’œuvre en œuvre.  Pour cette nouvelle exposition, les supports, les outils et les moyens restent ceux du noir et blanc et du fusain. Tout en conservant les avantages expressifs de la première recette, les références techniques marquent cette fois un changement en incluant ou en recapitalisant sur des pratiques plus traditionnelles, voir académiques. L’ennui est que le bluff prend une tournure désavantageuse. Les savoirs faire du dessinateur s’avèrent inconsistants ou plastiquement limités et certaines perspectives de son art virent au factice.

Re samdi, c’est encor galri d’ar…

06/06/2020

Jacques Grandjean, galerie Mercier et associés, 3, rue Dupont-de-l’Eure

         Passée le porche tout en profondeur de l’immeuble, la galerie apparaît davantage comme un site que comme un ancien atelier industriel reconverti en espace d’exposition. Les murs, dont la peau desquamée ouvre sur un palimpseste d’histoires, confinent à des profondeurs humaines. En y exposant ses dernières peintures, Jacques Grandjean ne pouvait ignorer qu’il y ajouterait sa vie d’artiste et, pour le spectateur découvrant son travail, autant d’histoires imaginaires.

         Jacques Grandjean aime les paysages simples. Une maison avec une porte bien visible, un ou quelques arbres à mi-chemin entre des peupliers plus ou moins agités par le vent, des torches de fumée cotonneuse incertainement montante entre les courants d’air : tout cela imaginé à l’aide d’une tache posée dans un geste ample et abstrait lui convient. L’artiste affectionne aussi les vols d’oiseaux justes esquissés, les ombres portées quand, imprévues sur les murs de son atelier, elles projettent les huisseries et le réseau métallique d’une verrière.

      Jacques Grandjean compose ses paysages sur des cartons d’emballage sobrement détournés de leurs usages, les oiseaux précédemment évoqués y volent poétiquement. Les œuvres exécutées sur les boîtes dépliées occupent sur la surface disponible la même importance esthétique, qu’une installation prend à partie dans n’importe quel site. Sa pratique puise dans des gestes immédiats et apparemment anodins, elle puise aussi dans l’expansion suggestive et lyrique de la peinture, et encore aussi dans ce qu’il faut pour éviter les contours. L’emploi de couleurs sombres et terriennes, plus allusives que descriptives, presque toujours intérieures, tout cela fait que les motifs évoluent comme des songes. Sur la surface des murs, partout où la peau semble manquer, Jacques Grandjean stylise des fenêtres et des extérieurs où filtre avec discrétion et subtilité son travail d’atelier.

        Le geste du peintre n’est pas seulement « anodin », il est aussi habité par une culture artistique à la fois paradoxale sur ses thèmes et ironiste par leur articité. Ironiste même dans ses paradoxes, cette culture maline l’est par ailleurs à travers leurs combinaisons. Chaque sujet représenté ou les taches qui ne doivent qu’y faire penser, voire leur mode de présentation parfois teintée d’in-situ sont prévues pour être techniquement ni informes ni analogiques : elles répondent par la création parallèle de signes qui se répondent entre eux ou qui rebondissent comme un caillou plat lancé sur une eau calme envoie des images de lointains. A l’intérieur de l’ancien atelier industriel, les œuvres habilement dispersées cessent d’être sans perspectives pour se transformer en instants de stupéfaction et souvent d’émerveillement.

      Et précisément, investi par son travail aussi spontané qu’inattendu et enfantin, l’artiste a voulu repenser à sa manière l’entrée de l’exposition à travers une installation monumentale entièrement faite de boîtes de carton préalablement recouvertes d’oiseaux virevoltant et de reflets et ombres portées évoqués plus haut en parlant de verrière. L’entrée vers la galerie devient corridor, le site se transforme en théâtre. Sur les murs, les dimensions limitées et les silhouettes des peintures rendent l’exposition chaque fois plus mystérieuse quant aux ressources créatives de l’artiste. Les peintures exposées se présentent comme des œuvres à vivre et ressentir dans des temps divers davantage qu’à être seulement regardées.

       A ce sujet, ce qui frappe d’abord est que, pour l’essentiel, Jacques Grandjean travaille ou met en scène son oisiveté créative dans des méditations de paysages aussi irréels par leurs supports en carton d’emballage que par leur plasticité constamment approximative. D’autres œuvres ont pour aspect de courtes histoires consignées sur des pages de cahier d’écolier des années 50 sur lesquelles s’épandent en croquis et pochades des silhouettes humaines sur de grandes feuilles exposées sans cadre. Même si le peintre ne conserve que ce qu’il estime être son sujet, tout ce dont il tient à se mêler sans contrainte ou ce qu’il aspire par ses immersions particulières dans la peinture, ses capacités à faire voyager plastiquement fascinent et réjouissent l’esprit.

 

Chiharu Shiota chez Templon rue du Grenier Saint Lazarre.

       Il ne reste rien des étonnantes installations in-situ et quasi performances présentées depuis 2013 dans la galerie située impasse Beaubourg, excepté l’outil naguère suggestif des fils incarnant dans tous les sens du terme les traversées imaginatives de l’artiste. Quasiment rien des théâtres d’images qui les accompagnaient en transfigurant la galerie en scène d’opéra. A la place, au choix : d’inexpressifs objets d’art d’agrément en forme de cages/sculptures vaguement oniriques et éclairées comme des fantasmagories de foire, des sortes de mues suspendues dans le vide ou des espèces d’œuvres d’aspect graphiques elles aussi réalisées avec des fils tressés. Tout est plastiquement inerte et esthétiquement complaisant. Rien.

 

Eric Camus à la Galerie Simon Madeleine

       Le titre de l’exposition est « Graduations spectrales. » Pour l’essentiel sculpturales vs des objets en volume d’une exécution esthétique aussi chirurgicale qu’imaginaire, les œuvres mêlent paradoxalement art narratif et art conceptuel, jusqu’à faire croire à des objets de design décoratif. Le solo show s’organise en écho de la même manière qu’une installation s’appuie  sur un style et des matériaux quasi identiques pour toutes les œuvres, en installant entre elles une liaison visuelle évidente et immédiate. Très peu sensible à l’effusion formelle, l’artiste, très énigmatiquement concentré sur les matériaux métalliques et minéraux employés, fait signe de paysages mentaux. Dans la galerie, des vitrines aux consoles soutenant les objets : quels que soient les rapprochements qu’on parvient à suggérer, le mur personnel de l’artiste règne en maître et organise les impressions des spectateurs qui se demandent malgré le non sens des œuvres s’il s’agit d’un théâtre. Le texte de présentation, fort justement, reconnaît et guide en ce sens l’entendement de l’artiste pour émettre l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une recherche esthétique sur la violence de l’expression confrontée au réel : « Eric Camus appréhende directement la question de la définition d’une pratique. En permettant de révéler une forme atone de création artistique, au sens où elle ne produit pas d’effet spectaculaire, soumise à ses propres conditions de révélation, qui est spectrale. Cette difficulté à la définir semble attachée à la distinction nette entre le réel et l’irréel, le vivant et le non vivant, le passé et le présent, le normal et l’anormal. ». Dans la galerie, on peut songer au spectacle conceptualisé d’un travail bizarrement plus littéraire que plastique.

« Samdi, c’est galrie d’ar »…

26/05/2020

« Jigokaru » (enfer et paradis) par Naoko Najima, Pierre Yves Caër Galerie

       Naoko Najima dessine énormément. Qu’il soit sur papier ou sur toile, son travail multiplie les expériences sur le médium. Sa pratique, minutieuse et foisonnante, prend à l’occasion le risque de l’absence d’échelle et du hors format, de l’absence de composition, de l’absence de calcul, pour favoriser une improvisation esthétique quand le modèle continue d’être nommable. Sur les murs de la galerie, les œuvres accumulent les images comme des nuages, ou les disperse comme des chroniques tissées sans hiérarchie les unes après les autres. Toutes en apparences, leurs compositions s’accompagnent d’une multitude de formes expressives. L’ensemble foisonnant s’épand en touches graphiques ou en gestes lyriques dans toutes les directions comme une vision cosmique. Sur papier, l’art de Naoko Najima fait songer à des expériences d’écritures d’Henri Michaux. Sur toiles libres, ses peintures font retrouvent des variations automatiques et surréalisantes d’Arshile Gorky ou d’André Masson, au mystère des cavernes oniriques de Bernard Réquichot, voire des emportements informels de Jackson Pollock ou de Toshimitsu Imaï… C’est à la fois intime et dramatique, toujours sensible, mais aussi, quand parfois le descriptif prend le dessus, sans réelle surprise picturale.

        On m’informe que la galerie se consacre pour l’essentiel à l’art japonais contemporain. Seconde découverte : Naoko Najima a été la compagne de Tetsumi Kudo, plasticien et artiste figuratif esthétiquement hors système et dont l’œuvre érotique aussi protéiforme qu’esthétiquement provocatrice et poétique est à mon sens (mais par convention, il faut aussi le reconnaître) amplement sous-estimée. Il se trouve que par sa diversité de thèmes associés, la composition d’au moins un des tableaux exposés suggère une comparaison filiale avec Kudo.

 

Sepànd Danesh galerie Blackslash

        « Moi, mon aigle et mon serpent » est l’intitulé de cette expo inspirée paraît-il par Nietzche et Zarathoustra…

        Excepté des sculptures aux apparences de maquette, l’artiste utilise pour l’essentiel la version cubique d’un pixel dans des compositions picturales qui représentent des créatures humaines ou animales sensées évoluer sur des étagères. Eloignées des interventions ironiques du plasticien de rue Franck Slama, dit « Invader", les peintures sur toiles de Sepànd Danesh conventionnellement centrées, brillent par leur réalisation en aplat des sujets mis en images  dont les contours sont rigoureusement délimités au scotch. Un semblant de trompe l’œil perturbe parfois le plan supposé du support, permettant au motif de se détacher allusivement dans une ambiance théâtrale. Ces œuvres vivement colorées aux modèles de figurations et au vocabulaire visuel limité sont elles majoritairement descriptives ou transgressives ? Avec le souci de dérouler une intention conceptuelle, le texte de présentation évoque « une exposition échafaudée comme le génome séquentiel des individus et de leurs affectations »… Malgré ce qu’il faut bien nommer un biais argumentaire, l’ensemble demeure dans un style commercial proche du poster rigolo et décoratif imprimé en série. Rien à dire de plus sur ce travail dont la forme, comme le caractère illustratif, peine à ne pas être seulement anecdotique.

 

Norbert Bisky, galerie Templon rue du grenier Saint-Lazare.

        D’origine allemande, l’artiste s’inspire de la scène gay berlinoise. La figuration colorée, tonitruante, énergique et agressive stylise à l’avance et comme par procuration les œuvres : portraits d’éphèbes en mouvement, corps jeunes et musclés s’exhibant dans des poses évidentes ou s’éclatant dans des collages désordonnés sur des surfaces littéralement faites de miroir… Deux sortes d’installations réunissant des matériels érotiques signent que tout n’est que chairs « réelles », désirables ou consommées. C’est à la fois descriptif, allusif, illustratif, il n’y aucun écart poétique : pas de problème. Reste l’épineuse question des œuvres, leur intérêt factuellement artistique vs créatif, imaginaire et méthodologique voire culturel. Vite conçues à partir de photographies faciles à prendre comme modèles, complétées par des assemblages sans profondeur expressive, affublées de teintes flashies et spectaculaires, et enfin ponctuées de « pattes de mouche » esthétisantes, les œuvres ou leur composition s’effacent dans un soupçon d’inintelligence esthétique constamment problématique. Je ne pensais pas qu’une manière de peindre « pauvre » pouvait se réduire à des productions aussi fausses et superficielles.

Des galeries « déconfinées » rue du Temple et autour…

19/05/2020

Niele Toroni chez Marian Goodman

        Tout autour de la salle principale de la galerie, quatre ensembles d’œuvres sont disposés de sorte que, sans trahir leur créateur, on peut sans difficulté imaginer les réunir dans une installation in-situ, comme il a l’habitude d’en produire. Auteur d’un travail radical d’instauration esthétique, Toroni modifie par gestes subreptices l’esthétique des lieux qu’il investit, de sorte que tout tourne dialectiquement autour de l’objet processuel que constitue symboliquement la marque logotypale en forme d’empreinte de pinceau dont son travail se caractérise. Les quatre nouveaux types d’aventures esthétiques présentés réagissent assurément avec l’environnement de la galerie, et c’est comme toujours en s’appuyant sur une  extrême rigueur plastique et toujours plus d’humour que Niele Toroni déplace le jeu de formes en interactions avec l’espace visuel. L’empreinte dont il fait depuis quarante ans son sujet et qu’on pouvait croire vieillie réapparaît plus que jamais sagace, perspicace, spirituelle, avertie et avisée, vibrionnante et surprenante, subtile ou prudente, profonde aussi bien qu’ingénieuse, autant circonspecte qu’éclairée voire drôle et ironique etc…

 

Damien Cabanes chez Eric Dupont

        Des fleurs en bouquet ou bien sous l’angle exclusif de leurs bulbes ouverts, peintes sur des toiles immenses, sans châssis ni cadre, directement fixées sur les murs. Tout semble aperçu comme on croque la grandeur d’un spectacle éphémère au moyen d’une pochade colorée. Le geste est intense, le temps mobilisé à la fois intime et lyrique. Les motifs sont tantôt placés au centre de leurs supports, tantôt éparpillés comme des fleurs dans un champ. On s’imagine revivre le thème des bouquets dans la peinture du XVIIIe s. ou celui des Nymphéas caractéristiques de Monet. On trouve aussi une inspiration du peintre américain Cy Twombly. Damien Cabanes aime travailler sur le motif, le réduire ou rassembler sa vision émue dans une expression vive et empirique. Il apprécie en ce sens d’improviser les compositions comme on invente ou comme on adopte un point de vue fortuit, se laisser autant porter par des cadrages incertains que se pencher sur l’idée de donner à des études des apparences de captations. L’usage disruptif de l’accident esthétique ou de l’erreur technique lui permet du coup de forger des apparences parfois magnifiques. Restent des succès variables comme un croquis survole un sentiment et subjugue esthétiquement où qui à d’autres occasions peut paraître sans force et de peu d’intérêt. Dans l’exposition, les grandes études de bulbes dispersés sur fond blanc qui évoquent librement Cy Twomly en même temps que Monet l’emportent.

 

Stéphane Couturier chez Christophe Gaillard

        Un travail esthétique d’origine photographique, allongé sans tallent excessif et particulier à la plasticité parfois façon Fernand Leger, déjà vu chez Galerie RX l'année passée. C’est dans l’ensemble toujours aussi fabriqué que maniéré et vide de sens.

 

Fritz Bornstück chez Galerie Maïa Muller

     Rien de neuf. Des œuvres d’agrément narratives et oniriques dans un style et des manières de curiosités matiéristes. C’est techniquement très bien peint. Ça habille les murs sans déranger le regard.

 

Billie Zangewa chez Templon, galerie rue Beaubourg

        Des images colorées de reportage directement inspirées par la vie locale et la vie sociale l’Afrique du sud d’où on nous informe que l’artiste est originaire et dont c’est la première présentation dans la galerie. Chaque production se présente comme un assemblage de photographies apparemment puisées dans la presse et recomposées en tableau. Les œuvres sont réalisées en cousant les différentes parties de chaque motif comme un patchwork journalistique. Les contours aussi grossièrement établis qu’irréguliers et incomplets, chaque tableau territorialise sur le mur une sorte de silhouette informe à la fois proche de l’art brut et spontanée comme une composition de Grandma Mose, dans un style accessible et populaire comme des illustrations de livres d’enfants, captivant comme des montages visuels d’élèves découvrant le trie et l’expression visuelle en rassemblant des images de magazines. Une exposition passionnante si on aime l’art naïf et les placements financiers d’arts populaires.

 

Florence Reymond, « Mise au tombeau » et « Mise à jour » ?

15/05/2020

        Bien que suivant depuis longtemps le travail de Florence Reymond, la connaissant et ayant même déjà écrit sur sa pratique, je n’ai pu qu’être surpris, regardant en amateur ses nouvelles œuvres exposées à la Maison des Arts de Chatillon. Peut-être plus que par l’ensemble des œuvres présentées, j’ai été littéralement capté par cette grande peinture attrapant le spectateur dès l’entrée. Son titre « Mise au tombeau », dimensions : 2m x 2m. J’ai évidemment conçu qu’à l’appui et à côté des sources artistiques, bibliques de cet intitulé, une réponse illustrative a pu orienter la forme visuelle. Chemin faisant, ces réflexions mêlées à des intuitions personnelles ont augmenté mon impression de ne pas pouvoir m’en dessaisir. Au point de croire trouver d’autres sujets dans « Mise au tombeau ».

 

        J’ai tout de même cherché à échapper à l’emprise du premier regard. Après avoir considéré les diverses autres toiles exposées de leur point de vue pictural, examiné comment chacune reflète ou suggère un rapport illustratif entre son titre et sa forme visuelle, j’ai tenté et souvent été proche de réussir un retour sur l’incertitude, voire la confiance troublée d’une impression peut-être trop rapidement favorable à l’illustration, et pour cela sans autre fond que celui d’un emportement ou l’instantané d’un aperçu émotionnel. Il me fallait un ressenti plus profond dont je puisse être fier et, avec la perspective d’un futur proche, compter sur ma mémoire sensible. Impossible de passer devant sans ralentir le pas, sans marquer un arrêt de face ou de biais, impossible de l’oublier, de ne pas y revenir, presque contraint. Fortement allusif et littéraire, « Mise au tombeau » est indiscutablement une œuvre majoritairement peinte et par ailleurs qui semble faite de détournements historiques autant que d’inscriptions personnelles. D’ailleurs, le tableau s’impose par registres verticaux et latéraux : on repère de multiples points de vue, pour certains seulement analogiques, dans d’autres cas mis en scène par des collages provoquants. De telle manière que l’œuvre se présente manifestement comme un montage, elle reprend quasiment à la lettre la fonction d’être « un ensemble de formes et de couleurs en un certain ordre assemblées ». Bien que pourvu d’un titre chargé comme une encyclopédie historique et le risque de distances factuelles, la peinture surprend par des agencements apparemment symboliques ou qui ne se dissimulent pas de l’être. D’où ces questions : Qu’est-ce qui, ici, fait tableau ? De quoi son titre est-il l’intitulé ? Mise au tombeau…du Christ ? Sinon enterrement de quel corps ? Enfouissement de quelle histoire ? Enterrement…versus Oubli, oubli d’une histoire, oublis d’histoires, mais de quel(s) fait(s) ? A quels propos ? Somme toute, à quel monde « Mise au tombeau » vs « Mise à jour » réfère t-il ?

 

        Je le redis : ce que le tableau présente semble très illustratif. Au point de permettre une description presque textuelle. Parallèlement aux abstractions d’une stylisation partielle remarquable, en accompagnement de couleurs vives et d’effets d’éclairage calculés, on identifie sans risque forcé une composition architecturale et, dans un environnement clos, une scène représentant une femme courbée devant une sorte de personnage imposant. Le moment semble placé sous l’autorité d’une gouvernance religieuse placée entre eux. Dans la partie haute du tableau, deux yeux en forme de téléviseurs regardent. Le temps semble arrêté sur le mouvement d’inclination.

A travers son intitulé, « Mise au tombeau » superpose deux parties comme deux mondes peuvent se trouver l’un sous l’autre : l’un ancien, l’autre actuel. Le dispositif s’établit dans l’implicite ou le sous-jacent. C’est d’une certaine façon logique : il y aurait du « sous terre » et du « sur terre », ou du terrestre et du ciel, voire du céleste et du profane, un univers plat et narratif et un univers en creux et profond, par nature plus conceptuel. On songe à un texte et un intertexte, deux espaces à la fois contigus et séparés, ou mieux disjoints pour les besoins du tableau, avec de multiples choses tantôt claires, tantôt manifestement mises à distance par les abstractions. Disons qu’en bas de  son œuvre, Florence Reymond a disposé un fond de scène et, dans la partie haute, un dispositif analogique évoquant au premier degré un regard. De telle sorte que, quel que soit le sens où on considère les parties ensemble ou séparément, toute allusion à l’une rend l’autre bizarre. A commencer par ce personnage ecclésiastique ou cette supposée femme placée dans l’axe vertical du tableau, qui, d’un trait, sépare les deux personnages évoqués plus haut mais qui les soude aussi, supposant une symétrie vs dressant pour la représentation une colonne vertébrale… Chaque perception ouvrant l’opportunité d’un discernement, et on se doute qu’avec leur fusion complexe, ce personnage n’a pas été inventé ou placé là au hasard, l’œuvre paraît être bâtie sur une opposition entre un contenu fictif et un autre contenu réel, du moins présent dans un autre temps. Ce qui fait office de tête à ce personnage intermédiaire vaut aussi bien comme cœur que comme visage enveloppé d’un foulard, suggérant l’idée d’un rapprochement avec l’image autoritaire d’une figure maternelle. La partie supérieure de l’œuvre qu’on a dite coiffée d’un autre sujet, illustre, pour ne pas dire décrit deux sortes d’yeux rectangulaires, un seul regard. S’agit-il des mêmes yeux ou d’autres, un rapprochement avec des enfants ou des putti est possible.

 

        Les silhouettes se font face entre lumière et ombre. A l’inverse le personnage central est peint presqu’entièrement détaché du fond. Chaque silhouette au dessin juste expressif s’incarne et s‘agite comme une fantasmagorie. Difficile d’échafauder une hiérarchie autre qu’interprétative entre elles, jusqu’à supposer devoir sortir du tout pictural. A l’instar de cette pièce du bas où l’artiste les a réunies, imaginons la comme une vue souterraine : les deux silhouettes dialoguent dans des mouvements convenus. Chaque mouvement fait à la fois signe d’une attitude et d’une posture. Placée à gauche, la première silhouette se tient debout, dans une raideur certaine, l’inclination de la seconde, placée face à la précédente, décrit un geste de soumission. Les deux créatures sont fortement stylisées : d’une part une vaste tache vaguement géométrique peinte en aplat, sommairement découpée à grands traits. D’autre part, un jeu de formes fines, presque linéaires. Les deux font signe de corps clairement genrés : un homme massif et imposant opposé à une femme frêle. Entre eux, la présence irradiante, supposée ecclésiastique, se tient comme un arbitre qui s’interpose entre deux concurrents.

 

        La composition prend des échos de séquence filmique, le dispositif signe à rideau tombé une scène qui provoque en retour un afflux de questions quant à l’origine du titre et du thème de l’œuvre. Il y a peu de chance que les divers personnages présents dans le tableau aient d’autres fonctions que d’être des transpositions. Il y a également peu de raison qu’entre l’intitulé du tableau, son dispositif et les analogies qu’il suscite, on ne songe pas à des pistes de lecture et de réception qui éloignent l’œuvre présentée de son intitulé biblique. Pour ne rien dire des protagonistes mis en scène, dont le moins qu’on suppose est qu’ils en rappellent d’autres.

 

        « Mise au tombeau » appelle le public devant son spectacle coloré, devant l’apparente simplicité descriptive de ses formes, leurs expressions plastiques non plus un peu abstraites mais davantage résumées et simplifiées. On perçoit un jeu théâtral triangulaire entre les trois personnages du bas de l’œuvre, quadrangulaire si on inclut les yeux de la partie supérieure. Il faut encore subodorer un rôle du public découvrant le tableau, s’imaginant à la place de certains des personnages peints, jouant leur partition peut-être. Décidée à ménager son plaisir de peindre sans jamais le restreindre, Florence Reymond joue avec son point de vue, sa carte de scénographe et d’artiste. Elle assemble, condense et disperse en même temps ses procédés picturaux et des perceptions qu’elle sait tantôt lisibles et narratifs, tantôt seulement visuels et esthétiques. On le redit parce qu’aussi bien naïvement que malicieusement, elle s’arrange pour embrayer aussi des apparences symboliques. Il s’agit d’accessoires de composition conçus pour être ce qu’il ne sont pas, c’est à dire susciter des images d’autres choses, volontairement conçus pour engager d’autres thèmes ou des histoires différentes de ce qu’on voit au premier abord. Florence Reymond rappelle en quelque sorte qu’un artiste-peintre peint autant qu’il dé-peint, il s’active à faire de son tableau autant une découverte autant qu’une vue libérée. En dehors des beautés qu’il met en valeur où qu’on lui reconnaît, il l’instaure pour brouiller les regards et embrouiller son regardeur, mais aussi le mêler à ce qu’il regarde. Les formes sont stylisées pour ça, pour cette distance, il y a des jeux de lumière et d’ombre, et toute une fantasmagorie de personnages pour d’autres mondes, révélés dans toute leur complexité visuelle. Comment rendre au spectateur sa lucidité sur son regard en l’obligeant à voir et lire d’un même mouvement, si ce n’est en lui suggérant qu’il lit peut-être l’œuvre au lieu de la regarder, si ce n’est qu’il remplace des images par des mots. A l’instar de ses couleurs vives, directes ou dispersées comme dans une aquarelle, en traversant les zones parfois translucides ou en se glissant derrière les découpes en paravent dans la composition, après avoir figé les personnages dans des attitudes convenues et déjà dégagées du réel, Florence Reymond donne le sentiment de chercher la mémoire intime de vies à la fois vécues et oubliées, remisées dans des apparences magiquement imagées. Son tableau renvoie à des faits que par principe leur évocation doit voiler. Les formes choisies et leurs interactions ou leurs positions temporaires mobilisent virtuellement la composition par leurs combinaisons actives.

 

        A travers ses apparences, le tableau est au fond un appel à imaginer l’entrain du travail instaurateur par l’artiste. Croit-il (elle) à ce qu’il (elle) fait ? Il faut revenir au découpage scénaristique du tableau, non pas pour oublier les personnages en action mais au contraire pour les relier davantage encore au temps et aux lieux où leur fonction les assigne. La partie basse de l’œuvre est divisée en deux zones distinctes : à gauche, un secteur orange semblant s’ouvrir sur un extérieur et un hors champ, puis à droite un carré spécifiquement inscrit dans le rectangle général. Un autre rectangle approximatif y est inclus sous l’aspect d’un cadre et d’une fenêtre apparemment brisée. Un savant mixage formel permet à Florence Reymond d’entremêler l’huisserie de la fenêtre et la figure du personnage imposant. Sous une forme renouvelée du principe inventé de la fenêtre dans le tableau à la fin du moyen âge, l’ouverture forcée de la fenêtre brisée n’est pas sans rappeler par ailleurs une scène d’atelier et son procédé bien souvent utilisés par Magritte pour suggérer l’idée d’un tableau dans le tableau, vs un moment de transposition et de confusion imaginaires entre réalité et fiction. Il semble que l’abstraction échoue à détacher les faits et les réalités, la peinture de l’image peinte. On ne s’étonnera pas que, sur leur fronton, les deux yeux semblent considérer l’en bas un peu de biais, non seulement comme si l’en bas était un profil (et justement il l’est !) mais encore comme si l’artiste avait souhaité introduire l’idée, encore imprécise à ce stade, d’une interprétation « en pente » de son travail. Une pièce se joue dans « Mise au tombeau » : la pièce ou une scène qui en découlent ne s’en relèveront qu’après avoir entrainé le spectateur dans l’illusion que les acteurs incarnent des êtres authentiques. Peter Brook a conçu que l’espace scénique peut se résumer à une place publique et se jouer en plein air, sans décor ou presque. Les temporalités du spectacle, du spectateur et du metteur en scène sont réunies. Et en effet, Florence Reymond use de peu d’accessoires esthétiques, excepté quelque clin d’œil à des artistes ou des œuvres connus ou aimés. L’essentiel du théâtre dont son œuvre est armée et la présence des personnages qui y figurent, tout ce par quoi le jeu dans le tableau renvoie par métonymie à une pièce, tiennent des formes suggestives imaginées conjointement pour la composition. Son activité d’artiste peintre est pensée comme celle de Peter Book qui concentre son travail de scénariste sur des incarnations. Le travail de Florence Reymond consiste bien à faire de la peinture en même temps que du théâtre, à théâtraliser le fait de voir et de comprendre. Conjointes, les deux opérations ne se limitent pas à des compétences physiques : voir et entendre peuvent également faire sens, jusqu’à alimenter l’étonnement et la perplexité, ou alors, d’un seul point de vue esthétique, l’émerveillement.

 

        Le tableau est grand, ses dimensions cependant restent accessibles à une comparaison avec celles d’un corps. Répétons que les corps sont nombreux dans sa composition, qu’ils soient clairs ou évoqués. Le théâtre est à taille humaine, on peut dévisager sans heurt les personnages, il n’y a pas non plus d’espace intermédiaire ou admoniteur entre l’avant-scène et les spectateurs. Disons que l’artiste a fortuitement inclus leurs regards dans sa composition. Son format, l’organisation ou la répartition des formes et peut-être les proportions des personnages font songer à un kiosque davantage qu’à un théâtre. Comme par sublimation, on rejoint ou on touche à l’intime. Parallèlement, la pièce se joue sur la plasticité de la peinture et de l’image, ce qu’elles partagent comme formes et couleurs, ce qui convient comme éléments de décor et effet de réels ou symboliques, ce qui partout fait vue et image, peut être vue ou image, ou comme image-vue, synthétiquement en quelque sorte. Pour prolonger le sens de cette perspective sur les dimensions physiques du tableau, supposons l’œuvre à l’échelle d’un castelet : la pièce s’apparenterait alors à un guignol. A gauche, en complément du personnage imposant, l’aperçu d’un voleur tenant dans son dos une sorte de gourdin, ou peut-être une épée ; à droite, un personnage au physique frêle courbé dans un mouvement de soumission, peut-être de dévotion. Ou les deux à la fois ? Sa tête a une jarre pour forme ; par association, on peut percevoir l’index d’un personnage féminin, la jarre faisant signe de son genre. Au centre,  positionnée dans un entre deux d’effigie religieuse peinte par Maurice Denis, le personnage incarne une émanation. Enveloppé dans sa chasuble de lumière, il figure pêle-mêle un totem, un arbitre, un officiant supposé en acte, ou une vision christique dont la Vierge comme le prêtre sont philologiquement autant les messagers que l’émanation écrite. Dans le même temps, les deux yeux, comme deux écrans, considèrent symboliquement l’échange ou le combat, là encore, on ne sait trop.

 

        On a ici un doute quant à l’importance ou le rôle dévolu à l’émanation évoquée, dont la place est incertaine, aussi bien au centre du tableau qu’à l’endroit de la fenêtre brisée. Qu’est-ce qui guide cette représentation dans l’axe vertical médian à tout le tableau, et qui par son expression plastique est par ailleurs supposée invisible ? Quelles sont ses attributions ? La figure du personnage situé à gauche, en partie abstraite et aux contours bruts, peut se comprendre comme la masse menaçante d’une masculinité agressive ; celle plus menue, frêle et soumise qui lui fait face, peut être interprétée comme la figure apeurée d’une femme ; au centre, à la fois incertaine et abstraite, mais aussi symboliquement sacrée et s’interposant comme une conscience religieuse, l’émanation traduirait-elle une présence apaisante ? Nous ne serions plus dans un guignol, mais dans un foyer familial davantage que devant une pièce de théâtre, et peut-être témoins d’un affrontement familial. A l’instar d’autres œuvres franchement narratives de Florence Reymond, l’image, bien que récente, interpelle.

 

        Si cette hypothèse est recevable, que sont alors ces deux yeux surplombants, à la fois à l’écart mais participant à tout, entendant tout, consignant tout, peut-être redoutant un pire tout en comprenant que la posture de la femme inclinée peut aussi se comprendre à l’aune d’un geste non de défense mais de protection ? On se rappelle avoir remarqué que, formellement et concomitamment avec la composition du linteau supérieur, les deux yeux semblent devoir souder le récit visuel et plastique de l’œuvre, et au passage achever le brouillage des regards. A moins qu’ils en résument le problème : les déciller définitivement et permettre à l’artiste de n’être qu’un peintre se laissant porter par son rêve de faire « parler des formes et des couleurs en un certain ordre assemblées »…? Par leur chapeautage judicieux et comme un regard transfiguré, ce qu’ils forment ou qu’ils induisent à contrario de leur fonction du haut vers le bas redevient une question pendante du travail pictural. Ce théâtre surmonté de son chapeau qui combine simultanément un jeu et un arrêt sur image appartient à – au moins – un épisode de la vie personnelle de son auteur. « Mise au tombeau » traduirait-il une part du commerce individuel de l’artiste avec la représentation, l’engagerait-il par procuration dans des histoires d’allers et retours entre le réel et sa fiction ? L’image interposée entre un créateur et son regard c’est d’abord deux regards : en l’occurrence celui de la peinture et celui d’un tableau dont la tâche est de les faire tous deux passer au second plan, au seul bénéfice de la chose peinte. C’est aussi poser que la place possible du travail de recherche et du travail de peinture sont comme on croise ensemble et hiérarchise une fiction, un jeu et un songe. Plus une nuit.

 

        Et en effet, comme pour chacune des productions qui depuis le Moyen-Age et même à travers les représentations antiques d’Egypte qui ont précédé « Mise au tombeau », ni le thème ni le sens du tableau de Florence Reymond n’empêchent de rappeler quelques entrelacs avec des représentations passées du même thème. Même si l’aperçu qu’elle suggère est celui d’une transposition allusivement illustrative, Florence Reymond ne procède pas pour autant à une scénarisation spécifiquement biblique. Portée par le besoin de privilégier davantage la peinture que le sujet de son tableau, son travail fait divaguer chacune des abstractions utilisées. On ne sait pas plus s’il est davantage question du deuil lui-même que du sens qu’elle lui donne. Faire son deuil mais se souvenir. Tenter sublimer au présent l’épreuve du deuil en agissant sur les suggestions du travail d’instauration de la peinture.

 

En 2010, la présentation d’une exposition intitulée « Répertoire de femmes » au centre d’art contemporain Aponia, m’a fait suggérer qu’un aspect divertissant du travail de Florence Reymond peut inversement être concentré dans ses directions analogiques ou fantasmatiques. Questions rémanences, sa peinture est une sorte de coffre dans un grenier. Faisant suite à une conversation avec elle au sujet du caractère narratif de son inspiration, voir autoréférentiel de ses accessoires, j’ai notamment essayé d’aborder la distance qui dans sa peinture renvoie à des pans d’histoire personnelle subtilement pelliculés par calques et filtres… Nous sommes convenus à mi voix d’un univers à la fois finement privé et intime qui, sous couvert de strates et d’accumulations, de coupes et de refondations fantasques peut féconder une vie iconique. On comprend que Florence Reymond use du thème « Mise au tombeau » comme nombre d’artistes usent de bibliothèques visuelles pour revivre des rencontres picturales, filmiques, livresques. Ça passe aussi par autant de thèmes ou de constructions formelles, de rapports de couleurs ou de matières, de constructions logiques et illogiques, sensibles et ironiquement transgressées. « Mise au tombeau » n’échappe pas à ses reprises ; la juxtaposition provoquée ou inventée de rapprochements induits et sensibles, les référents fondus enchaînés d’un palimpseste de peinture désormais consciemment confus… et clair parce que volontairement brouillé.

 

        Sans être du pur théâtre ou de la peinture seule, « Mise au tombeau » est le produit de l’assemblage sciemment désordonné d’un titre et d’une peinture qui ne s’y rattachent pas immédiatement. L’objet visuel de « Mise au tombeau » est incongru, il divise l’artiste et le spectateur en même temps qu’il les sépare. Les deux parties grossièrement rassemblées sur les deux axes distincts du cadre général et du personnage christique dans sa chasuble de lumière sont conçues en miroir de ce désordre. Cela est du, me semble t-il, aux manières qu’a peut-être l’artiste de placer la lumière qui incarne cette disjonction. L’image et le titre paraissent dissociés comparativement à l’iconographie attachée au thème de la mise au tombeau. A gauche, à la fois conforté par la zone orangée rouge comme un feu, comme son gardien même, le personnage imposant est « figé-raide », « debout-raide ». Sa silhouette à la fois sombre et presque vulgaire dans sa massivité informe, illustre plastiquement une rigidité et une autorité palpables, à tous égards menaçantes. De l’autre côté, sortant d’une sorte de pièce enclose et peu éclairée, ou rendue « lumineuse" par la signification ressentie de la vitre brisée, le personnage féminin à la tête en forme de cruche semble implorer un pardon. Au centre, médiatrice émergeante et immanente, l’apparence irradiée de sa lumière fait barrage et tient apparemment lieu d’arbitre…

 

        Florence Reymond aime les archétypes. Leurs racines comme leurs fonctions culturelles et leurs apparences plastiques lui servent de substrat tout en faisant signe pour l’imaginaire de ses récits en peinture. Qu’il s’agisse des proportions de « Mise au tombeau » et de sa composition, qu’il s’agisse de l’incarnation visuelle des personnages de l’illustration ou que ce soient les couleurs ou les formes de gestes symboliques du dessin choisi par Florence Reymond, ses manières de sonder les parties de son tableau qui l’intéressent et de simplifier leurs images, l’habitude qu’elle affectionne de rapporter chaque contenu à une silhouette proche de l’abstraction en ne recourant qu’à des apparences, tout cela crée des liens qui induisent des correspondances avec des signes plastiques et sémantiques, évocateurs sinon caractéristiques des dessins d’enfants. De sorte qu’entre réminiscences et souvenirs directs, on croit comprendre qu’un rôle particulier est assigné aux deux yeux de la partie haute de son tableau. Positionné en marge des limites de l’image principale, ils incarnent un regard simultanément extérieur, retenu et suspendu, cette langue muette qui privilégie l’acte de regarder et de voir attentivement. Ne rien perdre du spectacle en quelque sorte, et peut-être inviter le spectateur à entrer dans ce jeu-là, celui du tableau et ce qu’il représente, signifier qu’il montre bien quelque chose qui n’est pas uniquement visuel, une vue qui conte. Ça a été dit : par ses proportions, par sa composition, par les silhouettes et en grande partie par leur environnement, « Mise au Tombeau » s’apparente à un castelet de marionnettiste. Tels qu’ils sont traités plastiquement, les personnages et leur milieu, la vivacité presque naturelle des couleurs, jusqu’à la division et la répartition élémentaire des sujets, tout s’inscrit dans une production esthétique comparable à celle d’un livre racontant une vie en la peignant ou en la dessinant. Qu’ils soient alors à tête de corbeau, en forme de vase ou qu’ils s’affichent comme un saint ou qu’ils fassent penser à une vulve, que leurs yeux soient des téléviseurs ou des inscriptions hiéroglyphiques dans des cartouches, les protagonistes de ce guignol autoritaire aussi fascinant que naïf donnent aussi le sentiment d’évoquer avec une vraie inquiétude des scènes de jeunesse « inoubliées ».

 

        Cette peinture me fascinait tout en m’échappant ; en même temps, je me laissais porter par la fuite en avant d’un plaisir esthétique indicible, quelque chose d’une émotion personnelle impartageable, comme devant un tableau de Vittore Carpaccio ou une composition de Piero della Franscesca. Et donc, j’y revenais. Conçu comme le ventre d’un retable dont les panneaux latéraux seraient manquants, l’œuvre (me) fait front, son image (me) préoccupe, un dévoilement force le tableau en une seule fois, et l’impose. Il se trouve que les divers plans dont sa composition est fabriquée semblent aussi glisser les uns par rapport aux autres comme des paravents.

 

        Florence Reymond dit peindre vite. Les simplifications visuelles lui viennent de ce qu’elle rejette l’abstraction uniquement formelle pour privilégier l’expression d’une peinture crue. Preuve que peut-être, la vérité ne pouvant attendre, il faut consentir que le tableau l’expose sans barrière. La peinture doit décidément être aussi plus qu’une œuvre, il est pour cela nécessaire que le tableau soit une vérité en peinture plus forte que son titre, qu’elle soit belle et laide en même temps, parfois très travaillée, à d’autres occasions faite d’à peu près, « emmerdante » pour tout dire. Elle doit déranger le regard comme une fenêtre qui peut se concevoir comme un face à face de l’intime et du privé. Dans « mise au tombeau », le plan du subjectile et la vitre de la pièce où une femme s’incline sont brisés en même temps, d’un geste unique et résumé. Plus d’obstacle entre intérieur et extérieur : que du présent, maintenant, hier et avant-hier mélangés, percutés en vis à vis pour de vrai, non plus dos au mur ou dos au tableau, mais comme face à face avec le spectateur. On pense pouvoir fuir l’image : regardons quand même !

 

        « Mise au tombeau » est un tableau magnifique parce que rien des pouvoirs espérés de la peinture n’est reporté ou évité. Florence Reymond accorde à son métier d’artiste la possibilité de tout dire, de quelque façon que ce soit, de faire en sorte que rien n’y soit bafoué comme apparence ou comme fait. Pas de tromperie, illusion vs allusion. De vraies apparences sont peintes, ni absentes ni abstraites, habillées de subjectivité personnelle, donc réellement peintes. Archétypes, conventions, paradigmes, chaque source s’agite dans ses enveloppes référentielles. Thème, titre, image, forme et composition plastique, chaque mode d’expression est dans ses limites esthétiques et visuelles d’intelligibilité. De l’une à l’autre, des unes aux autres, la conception du tableau mobilise l’incertitude. « Mise au tombeau » est une métaphore et une métonymie de sa re-présentation par Florence Reymond. Ce qui est enterré fut, et ressort sans faux détour à travers l’opposition symbolique du personnage imposant, dont la violence est momentanément retenue ; mais par qui, réellement ? Il y a en face la femme inclinée, soumise, implorante peut-être au regard des yeux surplombants ; image de chérubins ou d’anges qui, devenus peintres, témoignent aujourd’hui et définitivement dans un tableau.

 

Pour Pierre Bobillot

30/03/2020

        Pierre Bobillot est parti. Il a été professeur à l’école Estienne, professeur à l’ENSET, collègue ensuite, toujours à Estienne. Il a été chaque fois mon professeur, un conseil aussi, parfois juste une écoute, constamment une référence. Ma vocation de professeur d’art, espérée avant lui avec mon professeur de dessin au collège, s’est confirmée sous sa direction discrète, s’est consolidée progressivement dans son sillage, et surtout s’est élargie aux personnes, davantage qu’aux seuls savoirs académiques.

 

         Tout a commencé pendant un cours d’étude documentaire, dans cette salle aujourd’hui encore appelée C33, naguère salle d’étude doc. J’avais 17 ans. Pierre nous proposait d’étudier des images de « cailloux ». Je me suis un moment écarté du cours pour croquer discrètement mes camarades en train de dessiner. De fait, je désobéissais. En passant dans les rangs, le professeur, corrigeant au fur et à mesure chaque élève m’a repéré. Il est passé furtivement derrière moi, sans ralentir son inspection. Vite, j’ai tenté de cacher mon délit, camoufler mon attitude fautive. J’ai simplement entendu : « c’est bien de dessiner ! »

 

           En une phrase, d’« étourdi scolaire » j’étais devenu élève libre, respectable, humanisé dans mon choix d’avoir choisi Estienne parce que j’aime dessiner. Capable. Je n’étais plus un élève réorienté de l’enseignement général, mais un élève digne, dont l’intérêt pour d’autres chemins d’études se trouvait confirmé. En quelque sorte, je n’avais plus peur de mes passions, plus peur d’être mal noté, plus besoin d’avoir peur du professeur. Plus peur de me vivre, en somme. J’ai récupéré mon carnet de croquis, répondu au mieux à l’exercice, et à nouveau repris mon école buissonnière. J’ai en même temps compris que Ma solution aux exercices pouvait être discutée sans être négligée. J’avais naguère aimé certains professeurs, je me mettais à aimer l’école.

 

            Puis tout s’est accéléré, tout s’est consolidé, tout est devenu source de curiosité et d’approfondissement ; plus rien n’a remplacé mon plaisir d’apprendre en dessinant. Mon école, et derrière elle la plupart des autres profs sont devenus mes vecteurs de vie intérieure. J’ai choisi de ne pas sortir indemne d’Estienne.

 

            J’apprends ce vendredi que Pierre Bobillot est parti. J’entreprends de rassembler mes souvenirs de sa présence. Je réunis, je retrouve et je classe les moments par familles. Sa confiance dans les élèves : « Dans un match, on joue avec, pas contre » se plaisait-il de rappeler. Ses contributions innovantes à l’enseignement des arts appliqués, ses efforts pour augmenter le niveau des élèves, enrichir et diversifier leurs compétences professionnelles, ses encouragements pour qu’ils soient jugés inestimables. Sous sa direction pédagogique, la valorisation et la reconnaissance des capacités intellectuelles des « écoliers de l’enseignement professionnel court » n’ont jamais souffert du moindre ralentissement. Jusqu’à imposer, dans les années 75, l’idée d’une opération Portes Ouvertes de l’Ecole Estienne. Une première en France, et une initiative volontariste des établissements d’enseignements techniques indiscutée depuis.

 

            « C’est bien de dessiner pour soi en même temps qu’on dessine pour apprendre ». La simultanéité du propos et de l’instant de son jaillissement me parle sans cesse. C’est bien d’expérimenter et en même temps de regarder ailleurs, de tenir parfois aussi chaque opportunité un temps éloignée l’une de l’autre. Pierre était également conseiller en perspectives.

 

            Bobillot, Bob, Pierre Bob, Pierre Bobillot : c’est ainsi qu’à Estienne on évoquait sa présence aussi familière que nécessaire et incontournable, jusqu’à incarner et à la fois indiquer poétiquement une rue essentielle du quartier et la sortie de métro la plus simple pour arriver à l’Ecole. Prenez les lignes 6 ou 7, vous arrivez Place d’Italie, vous empruntez la sortie rue Bobillot. Vous y êtes. L’école Estienne est à deux pas. Forte de son histoire, forte de la présence mémorielle de Pierre.