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Traits de caractères

05/06/2017

Tracés, chemins, lignes d’erres*, parcours, itinéraires réels ou supposés, les traits de Laurence Garnesson filent des paysages dont la carte n’est pas écrite d’avance.

Empreintes, marques appuyées du geste, surfaces effleurées, sur chaque feuille et dans chaque œuvre, tout semble initier des histoires, faire palimpseste. Parfois justes déposées ou un temps visibles.

Veines, racines, ruisseaux, rivières ou fleuves, réseaux et canaux, parfois failles et lézardes, par le dessin, par le geste ou un état d’être, à travers l’esquisse d’une direction sur chaque feuille, au moindre lieu de sortie d’un motif taché d’imaginaire, l’artiste semble faire l’expérience plastique des aventures visuelles du tracé.

Passages, cheminements, circuits, trajets apparemment directs ou manifestement indécis, les traits posent leurs conditions d’expositions au jugement. Ni imprécateurs, ni libertaires, ils évoluent au-delà des sentiments personnels, dématérialisant des couloirs, réfutant des murs, rendant les cloisons abstraites. Sortant des habitudes du contour.

Surfaces et espaces signalés par un emplacement investi, lieux délicatement repérés au moyen d’un discret rappel de leurs limites matérielles, la feuille, par sa finesse, rappelle le territoire fragile de l’atelier, son sol à chaque déplacement foulé de long en large. Jamais survolé, peindre n’est pas une mission angélique.

Laurence Garnesson fonde sa peinture en l’interrogeant sur son fait, sur ses prérogatives, qui se trouvent simultanément être aussi celles du fait de peindre, de ce qui s’engage expérimentalement et de ce qu’elle engage pour elle-même, de ce qui est visuellement imposé par l’œuvre réalisée et ce qui se produit aux yeux du public, qui n’a d’yeux que pour ce qu’il dit « voir-en-vrai ». Que de traversées à vivre ! Que de carrefours à assumer, de croisements à négocier, parfois de tunnels dont il faut sortir et de lumières à affronter! Que d’ouvertures à transformer, chemins faisant et d’un trait à l’autre. Et dans l’ombre, tapis au fond de soi, que de renoncements à refuser quelquefois, au nom de soi, à cause du soi.

Manifestement cultivées par passion, ses œuvres ne sauraient par ailleurs être limitées au retour d’un expressionnisme abstrait ou à la résurgence d’une tradition lyrique du geste pictural. L’effet miroir ne tient pas (pas bien !), du fait des multiples interventions directes qui montrent qu’elle conçoit plus qu’elle s’épanche, du fait que ses traits sont si divers que leur inventaire résiste à une gaucherie. C’est d’un paradigme du tracé cheminant et se décomposant pour toujours se réinventer et se refonder que naissent ses compositions. Et si parfois elles semblent disparaître dans un effet de nuage ou dans une vive pénombre, c’est qu’elles sont les rêves de nouvelles traversées mentales ou oniriques. C’est encore un subtil effort d’attention qu’elle conçoit et qui sourd des multiples interprétations des limites des formats, de leur orientation, de leur superficie qui nous éloigne d’une pratique uniquement lyrique de la peinture. Voire, et c’est habile de sa part, de l’usage d’un infini que leurs débordements suggèrent en étant parcourus de partout, autant par superpositions que par creusements colorés, autant par des suggestions d’écran en plans affirmés qu’à compter de concentrations d’effets temporels. La blancheur du support n’est pas en reste comme en témoignent les nuances chromatiques employées dans l’individualisation de chaque œuvre…

Respirer l’intervalle, Marquer l’instant, A posto (A ranger), Moving diary (Journal « en train ») sont autant de titres dont Laurence Garnesson intitule ses peintures. Faire à la fois sens et écho du travail de naissance et d’invention des traits sont ces faits plastiques à compter desquels elle dessine et tente par approches l’histoire aussi concrète que sensible de leurs cheminements.

Gisèle Bonin œuvre

03/06/2017

 

Après des études approfondies en musique et en littérature, Gisèle Bonin est définitivement passée au dessin et à la peinture. Encore que… !

Sa passion artistique à la fois réaffirmée et réinventée, elle consacre ses recherches à la représentation du corps et à la corporéité de l’œuvre visuelle en faisant (à propos) résonner entre elles les expérimentations technique, sémantique et plastique. L’image ou la vue du corps vs le référent corporel constituent donc la base de son inspiration tant pour ce qu’il est, que ce qu’il sublime à la fois comme tact et de l’extérieur, à la fois à vue de peau et de surface, si on peut dire. Instillé par la mise en scène du travail, l’image du corps ou ce qu’il peut suggérer par un détail morphologique ou d’un fond, devient paradigme visuel à travers la dextérité des dessins de l’artiste. Ou la dextérité de l’artiste dont l’expression de ses dessins est plus riche que leur technique apparente.

Le corps à découvert est son inconothèque ai-je écrit il y a quelques temps, convaincu que ce propos travaille sa production. Elle y puise images et questionnements sur ses moindres vues et entendements, éclaire de ses études la présence de détails morphologiques subtils comme les empreintes à la fois comparées et contrastées de deux nombrils, la force ou la gracilité apparentes de mains ou de pieds en partie révélés par leurs morphologies, la vue très rapprochée d’un lieu anatomique symboliquement fort… Parfois, vues et mémoires d’images obliges, c’est un message profane ou biblique de gestes réduits à l’opportunité d’une rime possible avec l’Art ou une actualité photographique qui (re)fait signe et se remet à conter.

Qu’i s’agisse d’un sujet direct ou que ce soit par le truchement d’une traduction plastique, la créativité de Gisèle Bonin abonde dans la libre subjectivité : le relief d’un téton plus ou moins environné de poils, l’ouverture d’une poitrine dénudée ou un flanc droit ou gauche, un fragment de peau caractéristique, la verticalité d’un dos discrètement genré, des doigts rassemblés sur une action, il n’est chaque fois question que d’auteur. Dans un cadrage apparemment resserré, la mise en perspective de proportions d’un sujet vient faire sens de la place laissée aux marges, le « foncé » général d’une image par rapport à la couleur du papier susurre l’émergence d’un relief signataire… Dans son travail, la sagacité humaniste des faits quotidiens imprègne la mise en tension des incarnations et emporte comme elle interpelle le fil des représentations à travers leurs origines documentaires. Dès lors, passés par une fenêtre et un écran conventionnels, les décalages d’une étude clinique et paradigmatique du tableau priment distinctement, faisant que le grain, la coloration quasi monochrome des matières ajoutent aux œuvres une aura de radiographies plus imaginaires que cliniques. En cherchant à produire une ouverture vers une poésie concrète dans chaque dessin, le travail de Gisèle Bonin passe, dès lors, du réalisme au subjectif, comme des descriptions deviennent allusivement oniriques et métaphysiques en étant suspendus aux regards déconnectés de visiteurs mystérieusement allégés.

Leur apparent naturalisme foncier fait encore des dessins de Gisèle Bonin une limite de l’irrationalité visuelle qui lui permet aussi de symboliquement coller à la vision objective comme la pratique du dessin apprécie dans l’oxymore une aporie de la définition et de l’apparition. De sorte que tout semble clair alors que tout est aussi imprécis que mystérieux. Par leurs envois implicites à des images autres ou parfois inverses, mais aussi tout à la fois mentales et corporelles, illusionniste et référencées, les apparences photographiques auxquelles se chargent par disjonctions et disruptions sémantiques d’une lisibililité créatrice imprévue. En l’agrandissant et en le réduisant virtuellement, en multipliant les irréalités par des découpes spéculatives et par des histoires mises en scènes, Gisèle Bonin regarde la morphologie du corps comme une aventure contextuelle. Les énergies sensibles de trouvailles graphiques subtiles qui soufflent comme un micromonde personnel les structurent distinctement des rapprochements d’auteurs. Au lieu d’être une sélection, chaque présentation décline t’elle la concentration de ses regards sur l’affleurement du désir ou sur son report quand l’image se veut presque aussi claire que son support ? Est ce de pure imagination, aussi bien désirable que retenue quand par de fines incitations tactiles, que chaque vue fait écho avec l’aura du moment où tout bascule ?

En même temps qu’elle échafaude chaque image, comment Gisèle Bonin médite t’elle à chaque exposition future de son travail ? Des correspondances avérées avec le souhait de théâtraliser leur plasticité fait la place à des transgressions où la sérenpidité du travail s’exporte occasionnellement par une autonomie créative qui ne se cache pas. Le passage entre le paradigme de la « pure » représentation et celui de la libre suggestion marque assurément de la part de l’artiste une conception intellectuellement élargie de l’image référentielle, celle d’un dessin, par convention, parfois préliminaire ou inaugural, comprise. Il semble s’agir d’un entre-deux volontaire de l’œuvre et de l’artiste où parfois, aussi, se révèle un conflit supposé toujours latent du travail et de son rendu. Il est ici précisément question du mouvement et du temps déclaré du travail. A travers ses manières d’éprouver tous les paradoxes de leurs ressorts respectifs, Gisèle Bonin ne donne t’elle pas au fond le sentiment de vouloir vérifier l’origine des codes qui les animent vs le bien fondé de leurs deux territoires d’élection et d’application ? Ne faut-il pas en effet concevoir dans l’exposition (préparée-mais-quand ?) de ses dessins, à travers des installations in situ comme des tentatives d’inversions de l’exercice documentaire et du pur travail de création plastique, ce dernier informant de ce qui est produit par une vérité d’artiste plus que par ce qui est montré ? Sous quelle bannière est-il pensable de dialectiser le rendu et l’invention visuelle ? Avec ses manières particulières de réinventer et de renouveler les perspectives de l’hyperréalisme et la pure correspondance du support avec la fonction d’écran, chaque exposition de ses dessins invite en tout état de cause à une réflexion in-humaine de l’incarnation de son projet artistique pendant son processus d’élaboration. Avec sa transparence occasionnelle acceptée, chaque œuvre émane, quoi qu’il en soit, d’un corps autre. In fine avec l’inversion magique du travail isolé avec l’exposition, ses images, mues en sublimations du regard, deviennent un temps la peau d’un existant de passage.


Pour le spectateur, le travail de dessin expérimental de Gisèle Bonin suppose et suggère effectivement plus qu’il détaille. Discrètement mais avec opiniâtreté, l’artiste œuvre à brouiller les références, entremêler les angles de vues, confondre les distances, instaurer toujours un biais d’artiste. Il faut que prospèrent les questionnements, suggestions et inventions référentielles, que divergent plastiquement les « formes de l’intention »* ; d’un mot, son travail se veut toujours  plus imaginatif que servile. Ce n’est pas de réalisme que se préoccupe Gisèle Bonin, c’est de « semblance », pas d’immobilité mais d’apparence et d’allure passagère, d’invitation. Pour elle, seules importent les dérives conjointes de l’image et de sa facture, les impressions particulières découlant de leur entente et les petites musiques intimes qui résonnent, seule vit l’idée de digressions possibles autour de l’origine des représentations telles que le langage de l’art les incarne esthétiquement. Ses vues, presque infiniment détaillées sont faites pour s’estomper comme un aperçu intertextuel de Lacan invite à éclaircir un discours en l’allégeant par des combinaisons nécessaires et inattendues. C’est de la capacité du dessin à « Faire le regard » que Gisèle Bonin juge l’avancée de son travail de création. Qu’il soit de purement technique ou incidemment pictural, associé à exposition et une installation in situ, elle entend requestionner avec insistance l’identité foncière des supports d’expression tant matériels qu’immatériels où le dessin s’active, les surfaces et temps d’expérimentation tant opportunes qu’accidentelles qui contribuent à sa toujours possible autonomie. En cherchant en toute circonstance à réinventer le fil des histoires de peaux visuelles pouvant simultanément être enveloppe et perspective, incarnation et tissu diaphane, empreinte et territoire,  son travail se forme de ses propres méditations iconiques. Confins de cette oxymore de la réalité avec ses conceptions métaphysiques de l’image.

Et au-delà, une empreinte aérienne.

Alain Bouaziz, juin 2017

* Formes de l'intention. Sur l'explication historique des tableaux, Michael Baxandall, Jacqueline Chambon, Paris 2000.

Eh! Marlène…?

26/03/2017

Marlène Mocquet rêve son travail, en réveille les nimbes autant qu’elle éveille les fins, en même temps qu’elle le transforme en fantasmagories, en même temps qu’elle y capture des visions et en découvre d’autres, en même temps qu’elle en érige d’autres, pour faire de ses nuits d’artiste le piédestal de ses peintures. Entrainée par les vagues de sa pratique, elle dérive, survole ou se love avec délice dans des écumes imprévisibles. Arpentant les terres vallonnées de paysages sans territoire, elle s’enfouit ainsi entre de supposées strates de son existence pour s’y terrer en silence, pour éclore une vue inédite, elle semble parfois profiter de l’écran subreptice du papier ou de la toile peinte. Marlène Mocquet jamais ne se tait, toujours et sans prévenir semble rechercher « L’onirisme toujours montrant des songes… » Parfois de quelques plumes se transforme en oiseau, à peine posé déjà envolé.

En même temps qu’elle peint ses sujets elle dépose ses songes. Marlène Mocquet colle et décolle, mélange et démêle, fusionne et façonne plastiquement tout ce que la  matière visuelle appelle, susurre, gouverne, induit, implique ou explique dans ses exhubérances. Elle caractérise autant qu’elle confond les formes et les couleurs entre elles, étale en décrochements baroques des hors jeux ou des mises en scènes involontaires découvertes pendant son travail, théâtralise et « opéraïse » son office artistique.

Elle perçoit sans contradiction, oublie aussi. Comme on conçoit et laisse, elle s’abandonne aux affres de ses fantasmes, pose et déploie, voire redéploye, freine ou précipite ses regards en pleins décalages personnels et collectifs, centralise et partage des zones floues entre les mouvements d’imaginations centrifuges et des forces focalisantes.

Marlène Mocquet divague dans ses thèmes, noie le poisson pour perdre qui cherche à s’y imposer, rend sa pratique diffuse, confond tous les pleins et tous les vides possibles, tous les traits et tous les contours qu’ils soient supposés ou factuels, n’enferme rien, ouvre partout sans disparaître nulle part, œuvre partout pour créer de l’attrayant, faire de chaque occasion de créer un œil, un espace et la forme d’environnement, un sujet naissant et évoluant d’images  en visions simultanément  auctoriales et imaginables.

Marlène Mocquet dirige et lâche ses outils de travail, se fâche et s’amourache avec les visions qui fusent, s’enferme dans des compositions picturales au dépend de délires et de… de… de… de… de… de… de pleins de trucs abstraits qui l’appellent en même temps qu’elle les isolent approximativement dans chaque dessin ou dans chaque peinture. Et pendant ce temps, et en même temps, son esprit s’embrume et s’enfume, se nuagise en d’épaisses couches subjectives de coton hydrophile.

Marlène Mocquet a peint et dessiné dans le Musée la Chasse et de la Nature des paysages que n’auraient pas reniés Ensor et Bosch, œuvré en long en large et en travers sur des feuilles de papiers et ses peintures sur toile aux formats impossibles et dans des cadres aussi improbables qu’hypothétiques. Discrètement, sur les murs entre les œuvres d’autres artistes, dans des vitrines, son travail exubérant murmure partout des rêves de son auteure.

Lequel travail se relèvera de ses efforts d’imagination qu’à condition de laisser à leur tour les visiteurs chasser sur les terres inconnues d’autres rêves.

Mars 2017

« Fracas, refaire et le plier »

13/03/2017

 

Aventures imaginaires collectives dans tous les sens…et inversement !

 

               Pour conforter allusivement leurs visions plasticiennes, naturelles et cultivées du thème énoncé avec une part d’imaginaire indiscutable, ils ont choisi l’énergie de mises en jeu qui le traversent en lui associant certaines perspectives oniriques de l’œuvre de Robert Coutelas, artiste peintre féru de poésie et de cosmologie. Décédé en 1985, Coutelas est arbitrairement confiné à l’univers des « Singuliers de l’Art »*, formule admise (et plaisante) pour parler d’œuvres et d’artistes aussi confusément associés à l’art brut qu’à celui des fous. Bien que sensible aux multiples chemins déviants qui semblent animer Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel, j’avoue trouver mystérieuse cette présence dans l’exposition qui s’esquisse sous le titre « Fracas, refaire et le plier », tant leurs conceptions du travail créatif semblent différentes du travail de Coutelas. Sauf à leur reconnaître des liens entre enjeu et mise en jeu — qu’ils définissent par « le playing » — et que ces liens soient sérieux ou ludiques (voire les deux)… ou les quatre, puisqu’ils sont quatre artistes pour ce projet.

Des interprétations intuitives et des aventures spécifiques activent en creux chaque terme de « fracas, refaire et le plier ». Elles rendent flexibles des idées de travail, d’attitudes et d’enjeux à explorer « in process », faisant que les mots peuvent s’illustrer aussi bien séparément qu’en synergie. On les conçoit comme des ententes et des complicités implicites aussi sagaces qu’opportunistes et spectaculaires. On les retient pour ce qu’ils préjugent de découvertes que d’acquis culturels. On les juge pour ce qu’ils incitent à questionner. On s’en amuse aussi à la faveur d’associations d’idées et de carambolages arbitraires qu’ils peuvent susciter.

Pour y répondre, les œuvres que les quatre artistes prévoient d’exposer compteront autant avec la fiction narrative qu’avec des dérapages ou bien un imprévu — toutes choses dont Robert Coutelas était à sa façon un usager habituel­ — d’où l’idée, qu’ils préfèrent tous les quatre, de remplacer « jeu » par « playing » jugé plus « actionnant » et processuel, voire actuel. Les correspondances avec l’œuvre de Coutelas trouvent à ce propos une forme vive et plus intime de s’illustrer par l’approfondissement en évitant de se réduire à une vision trop globale, voire à un titre exagérément explicite… Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel comptent sur ce point engager la transparence d’expérimentations qui ne se dissimulent pas d’être aussi ambitieuses et justifiées qu’intuitives et décontractées. Dès lors, l’intitulé de l’exposition devient par lui-même « le » jeu qui annonce virtuellement des œuvres pouvant fonctionner en groupes, séparées et de façon interactives. Il s’agit d’intéresser le spectateur sur des paradigmes créatifs : (re)découvrir des cheminements, (re)définir les aléas d’une interprétation comme ceux d’une réinterprétation.

Ce titre indique encore allusivement que les mots traduisent également des valeurs plus plastiques, potentiellement plus tactiles qu’abstraites ou éloignées de correspondances purement sensibles. « Fracas » présume un indiscutable volume sonore, ou des rythmes associés à des résonnances. Avec « refaire », voir simplement « faire » se déploient des histoires visionnaires  et mémorielles où, peut-être, cheminent des idées de réinvention et de reprise, des séquences immédiates et des projets d’anticipation. A travers « refaire » se profile peut-être l’art tel qu’il vit. Quant au sens de « plier », peut-être faut-il le lier à son contraire, le dépliage, pour exprimer par des mouvements progressifs des instants au cours desquels il se déploie en superficie, en formes géométriques planes ou spatiales, en volumes acquis et imaginés, en strates et en plateaux fantasques et transversaux. Il faut en somme que les fictions bizarres portées par « Fracas, refaire et le plier » s’entendent à l’aune de l’humour joyeusement artistique et jubilatoire de ses inspirateurs.

A quoi et en écho de quoi, chaque artiste et chaque œuvre justifient la curiosité d’interprétations aussi soudaines et préparées que des élans d’imagination spéculative et toute forme d’hybridation plastique. Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel tout comme Robert Coutelas ont en effet comme spécialité de soigneusement éviter d’être des peintres abstraits. Leurs productions (comme leurs démarches) ont pour caractéristiques d’être « un peu figuratives et référencées », pas tout à fait descriptibles tout en naviguant entre « playing » et enjeu, d’être « à deviner » autant qu’à remarquer, comme quand on découvre par inadvertance et surprise la richesse d’un monde autre. Pour mieux signifier qu’ils n’emploient la réalité qu’en partie, ils n’en utilisent que des aspects accidentels ou fantasmés, l’important étant que « ça déraille". On devine qu’avec l’exposition, les murs, le sol et toutes les formes sensibles d’espaces pourront être socle et tremplin.

Les œuvres justement, imaginons-les encore. A ce jour, nombres d’entre elles ne sont pas complètement réalisées. Certaines seront des productions in situ ; l’exposition encore dans ses nimbes évolue comme une création à part entière, parallèle aux œuvres. Il faut partout mêler le visiteur à sa scénarisation, l’inviter à un « Que percevez-vous », ou un « Et si c’était… ?» ou quelque chose comme « si ça avait été…? » On devine qu’Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel se préparent tous quatre à « retourner » le Centre d’art Aponia, pour présumer ce que leurs devoirs d’inventeurs de formes entraînent. Performeurs par leur pratique même, ils se comprennent en étant plus que peintres, plus que sculpteurs, davantage que dessinateurs, cinéastes ou vidéastes. Ce sont en définitive des décentreurs d’images, des ouvreurs d’interprétations qui entendent autant transmettre des émotions que fomenter des visions. Leurs productions se rejoignent là où chaque pratique à la fois mobilisée et vacillante dans son autonomie s’active sur leurs espérances communes. Chacun va risquer des œuvres entre vision et iconologie, entre propositions déconnectées ou expressionnistes. Si c’est de sculpture qu’il s’agit, c’est pour oser parler d’images(s), si c’est de peinture, c’est pour tenter des contrées hors limites et des histoires sans fin. Un dessin est prévu, ils l’emmêlent de codes spécifiques de la peinture ou de films d’animations, de pratiques de détournements et d’illustrations arbitraires empruntées au Surréalisme ou à la littérature fantastique et aux manga…

Pas de mystère…si on peut dire ! Cette nouvelle exposition au Centre d’Art Contemporain Aponia sera sonore parce qu’imprévisible. Il y aura du « (re)faire » au sens de pratiques innovantes autant que cultivées. Avec son implicite dose de malice, le plier fera penser que les œuvres vont susciter chez les visiteurs des questions de référents, de dérives, de décloisonnements créatifs. Olivier Passieux va montrer ce qu’il entend par peinture et tableau expressifs, ce par quoi, dans l’image et la figure, bascule une fiction intérieure vs toujours singulière de l’art, Bertrand Dezoteux présentera ses films d’animation avec leurs environnements de bandes dessinées et leurs créatures naturelles, fantastiques ou anthropomorphiques, leur esthétique aux échos de storyboard, suscitant toujours un regard réflexif du spectateur. Romain Sein s’apprête une fois de plus à expérimenter des rapprochements du sens de l’illustration avec les creux d’un dessin forgé au risque d’une expression individuelle intensément plastique, Grégory Cucquel réfléchit en sculpteur, pour développer des sculptures/installations dont les éléments et la composition imaginaire et in situ va jouer avec l’opportunité et les circonstances de leur lieu de trouvaille, Robert Coutelas témoignera mémoriellement et à postériori de ses rapports avec un art d’auteur fortifié par le jeu vs le playing, tout à la fois très technique et très aléatoire…purement visionnaire ?

A travers « Fracas, refaire et le plier »,  les  recherches de décodage artistique engagées par Olivier Passieux, Bertrand Dezoteux, Romain Sein et Grégory Cucquel, et avec amitié pour l’œuvre de Robert Coutelas, entraînent la créativité dans ses mouvements naturels de saisies et d’interprétations. Rien d’étonnant qu’artistiquement, leurs productions expriment autant de recherches de créations visuelles que d’expressions d’auteurs.

 

Alain Bouaziz, mars 2017

 

* Les « Singuliers de l’art », une exposition qui s’est tenue en 1978 au Musée d’art moderne de la ville de Paris.

Julie Dalmon : mobiliser l'incertain à l'œuvre

21/12/2016

Des flèches apparemment nées d’un zigzag d’éclairs de foudre et d’un hypothétique geste impérial de Jupiter, le tout sculpté dans de l’os et terminé par une pointe noire taillée comme un silex préhistorique. Disposées sur une table, de vraies omoplates de bœuf. Sur le plat de l’une d’elles, un accouplement bovin est soigneusement dessiné au crayon. Sur une autre encore, un seul bœuf, même dessin. Je me souviens avoir récemment vu et apprécié l’ironie subjective de ces productions dans une exposition consacrée au dessin érotique…* A côté, d’autres os, de même origine animale. Signes d’un travail sur le thème du corps ?

Sur une seconde table, des carnets d’études, des photographies documentaires et des objets scénographiques sont regroupés pêle-mêle. Ils témoignent de recherches et de créations antérieures éphémères ou in situ. Enregistrées à l’aide d’un téléphone portable, des séquences de travail enregistrées en mode selfie me sont aussi présentées. Julie Dalmon  m’invite à les regarder comme des œuvres en soi.

A quoi tient cette étrange confusion dont ces œuvres font signe pour que je sois troublé au point d’oublier qu’elles pourraient avoir été extraites des collections ritualiques de quelque musée d’art populaire ou ethnologique, sinon présumer un hypothétique cabinet de curiosité ?

Sur quoi se fonde ma perplexité amusée face à ces productions parfois exubérantes et qui diffusent tant d’étrangeté et d’originalité ?

Tout semble conçu selon un même paradigme : une thématique imprécise et des matériaux bruts sont engagés entre eux vers une autre relation à laquelle le spectateur va contribuer. L’objectif est d’exprimer et d’incarner par la plastique l’esthétique de connections subjectives.

 

Dans ce pavillon de banlieue en partie désaffecté dont elle a fait son atelier de vie artistique, Julie Dalmon  me dit être attachée aux objets mémoriels ou contemporains, au stylisme, au design et à l’environnement, auxquels ses études l’ont d’abord sensibilisée. Soucieuse d’être précise, elle m’indique se départir d’intentions d’antiquaires et de collectionneurs d’objets précieux (un monde qu’elle connaît bien), pour se concentrer sur un infini poétique que ses propres constructions imaginaires transmettent et par quoi elles font plus que séduire. Qu’il s’agisse donc de créations apparemment passées ou en cours, déjà exposées ou liées à des projets futurs, Julie Dalmon  entend se démarquer en scénarisant des compositions plastiques jamais réellement finies, en un mot, toujours flottantes, des « œuvres ouvertes » aurait dit peut-être Umberto Eco**. Alors qu’elle sollicite mon attention en suggérant « ne pas s’intéresser à la qualité de son dessin et préférer l’idée », je songe que son art semble faire de « l’incertain » un moteur essentiel.

Tout en  me montrant son travail dans un ordre aléatoire, et pour faire écho à mes interrogations sur son sens du mot « idée », elle met l’accent sur l’impact suggestif de ses productions, sur un feed back attendu au centre de leur existence. De là découlent non pas des thèmes plus adaptés que d’autres, mais des aventures esthétiques qu’il faudra poursuivre et prolonger.

Nous conversons autour de conduites inventives réputées, nous nous accordons pour dire que des pistes restent à explorer pour faire du spectateur un rêveur capable de s’opposer symboliquement au réel par une poésie personnelle agissante !

 

L’imagination plastique de Julie Dalmon est sans borne et sans réserve. De fait, sa pratique n’évoque que des ouvertures aux sens. Elle dit n’attacher au visuel qu’un temps d’intérêt relatif. L’idée plastique compte d’abord, au risque d’entendements autres. D’un talent simple aux accents extrême-orientaux, elle suggère qu’il faut à tout moment une apparence d’incertitude dans les rapprochements, associations, combinaisons, fusions, superpositions, confusions, hybridations et maillages possibles. Coller au réel est aussi important que s’en détacher ou le survoler pour le mettre à distance, et le flouter si nécessaire.

Il se trouve que le collage se présente comme l’activité créatrice sans doute historiquement la plus élémentaire si on veut l’entendre aussi bien comme pratique d’instauration esthétique que comme mise en jeu visuel. Par une sorte de perspective commune avec le collage, l’écriture automatique initie un paradigme de production lui aussi dépourvu de contrainte, où l’expression la plus libre de l’invention esthétique peut souffler et respirer***.

L’ultra liberté du collage et de l’écriture automatique disparaît si elle devient un style préconçu. Par réaction, avec ses flèches éclairs de foudre, bras séculiers blancs et noirs, à la fois en forme de glaives et de sceptres impériaux, ou à travers ses autres œuvres scénarisées dans des oxymores factuelles, Julie Dalmon réagit avec perspicacité. En rendant toute composition à priori admissible sous condition que l’offre soit intrigante et que la logique puisse être défiée, elle fait de l’incertain une force conceptuelle qui permet aux dérives du travail, de l’œuvre, de l’artiste et du spectateur de s’exprimer ensemble.

 

Julie Dalmon dit bien concevoir autant les coïncidences incertaines que les effets de théâtre. Evidemment il y a l’artiste. Naturellement le spectateur. Il y a encore ce que Julie Dalmon croit aussi avoir mis dans ses œuvres pour qu’elles suscitent et éveillent, voire réveillent l’attention autant que l’intérêt… « Les monstres m’intéressent beaucoup » dit-elle avec détachement.

Côté spectateur, l’apparence de ses thèmes d’inspiration comme sa sensibilité raisonnée pour l’incertain entremêlent des résonnances aussi métaphysiques qu’implicitement réactives.

Alain Bouaziz, juillet 2016

 

 

* Salo IV Salon du dessin érotique, Espace 24 rue Beaubourg, 8/10 avril, Paris 2016, commissaire Laurent Quenehen.

** Umberto Eco, L’œuvre ouverte

*** André Breton, Manifeste du surréalisme.

Le douanier Rousseau, peintre idiot.

02/07/2016

La rétrospective actuellement consacrée au Douanier Rousseau* vient à point nommé pour qui s’attache à définir la peinture autant par les arts plastiques que par la mobilité créative. Présentée de façon à la fois chronologique et comparative, l’exposition permet d’une part de suivre un peintre figuratif au style aussi décidé qu’immuable et de considérer son impact sur d’autres artistes réputés et d’autres pratiques contemporaines et différentes, d’autre part.

Les conservateurs à l’origine de l’exposition ont ainsi voulu faire montre de pédagogie critique en osant supposer les démarches d’artistes comme Cézanne, Seurat, Picasso, Carra, Morandi etc. comparables avec les peintures du Douanier.

Les rapprochements avec l’œuvre du Douanier, parfois confortés par des citations et des témoignages choisis laissent toutefois planer des intelligences et des formes de discernements compliqués, voire inaudibles tant les conceptions du Douanier s’accordent peu avec celles des artistes cités en soutien. Plus qu’un immobilisme apparent ou foncier, davantage qu’une impression de naïveté enfantine, l’esprit et le style des peintures, en un mot la démarche de celui qui est considéré comme l’initiateur d’une sorte d’art naïf et populaire s’oppose sur à peu près tout aux pratiques et arguments ou « théories » échafaudés par les autres. A commencer par l’idée d’une sorte de beau idéal jugé possible par le premier et critique ou fragile par les seconds.

Au fur et à mesure que les tableaux passent et que la chronologie sévit, la production du Douanier, au premier abord séduisante et décorative, apparaît frustre ou élémentariste à force de simplifications et de réductions esthétiques, rétive ou absconse à force de refus des questionnements visuels autres que ceux de la netteté des formes et de leur sens littéral et descriptif. Cette peinture brille d’autosatisfaction et d’autosuffisance, elle est tellement personnelle et maniérée qu’elle concentre sa subjectivité sur un style autocentré, sur l’image autoritariste de visions par principe sans changement. De ces impressions ressort à contrario qu’avec l'enthousiasme affiché des artistes confrontés pour le peintre à travers leur admiration pour l’apparence enfantine de l’art populaire et sans piédestal** de ses tableaux, la comparaison peut parfois se faire au bénéfice d’apparences et de stylisations inspirées (induite ?) plus que réellement partagées. Comme on ne peut que le constater par leur mise en miroir avec celles du Douanier, les œuvres de Picasso ou Morandi ou Carra montrent qu’ils n’ont en fait que très peu tenu compte des manières de Rousseau, exceptée l’apparence « simple populaire » de ses tableaux. Ils n’ont donc pas cherché à « refaire du Rousseau », si on peut dire. Par ailleurs, demeure la contemporanéité difficile à saisir et comprendre de nombre d’œuvres de Rousseau. Chacune d’elle semble avoir été programmée pour être à la fois décalée et incompréhensible dans le cadre de la « recherche en peinture » incarnée en son temps par des œuvres incontestablement expérimentales et que le Douanier n’a pu ignorer. Là encore, les recherches plastiques qui continuent aujourd’hui d’agiter la communauté artistique ne sont pas son monde, il les ignore aussi bien dans les faits que dans leurs arguments, quoi qu’aient pu penser et créer certains artistes qu’il a pourtant rencontrés.

C’est bien cela que montre la succession des salles et des commentaires affichés : l’évolution et les changements du peintre sont insignifiants. Ses choix esthétiques persistent du fait de son autodidactisme (un dessin exposé consacre des maladresses en la matière très faibles) et des options techniques suffisantes qu’il ne pouvait que lui seul établir et décider. Quand des changements opèrent, ce sont seulement les formats et les arrangements visuels qui actent les modifications. Pour le reste, rien ne bouge, même si un mystère et peut-être une quasi aporie surgissent quand le peintre semble toutefois vouloir suggérer une position personnelle par des invitations sur l’actualité, qu’elle soit artistique ou sociale. Il laisse ainsi percer quelque échange esthétique avec Delacroix ou Bouguereau à travers des compositions allusives ; il semble partager symboliquement des signes visuels avec eux sur la peinture d’histoire ou l’élégie romantique. Son style était figé par principe : on s’en voudra de ne pouvoir malgré cela déceler plus que des effets de citations narratives et stylistiques, voire des stratégies d’ajustements en vue de convenir avec l’administration de salons officiels où il souhaite exposer. Et on sait que l’homme dans son espoir de reconnaissance était sensible à ce genre d'exigences, vs son égo d’Artiste.

La peinture du Douanier brille par son fini, et il y a quelque chose d’atroce à convenir que ce fini a tout d’une origine macabre : en confirmant que son inspiration doit se soumettre à une manière, il crée simultanément un oxymore et sa mise en abîme dans une perspective de plasticité et beauté totalitaires. Dans cette peinture flotte une odeur de mort que la naïveté décorative des images conçues, semble t-il, uniquement pour séduire, ne parvient pas à dissiper. Ces peintures me donnent le sentiment d’être abouties avant d’être peintes, d’être plus achevées que sensibles aux mouvements de leur instauration. Chemin faisant dans les salles de l’exposition, je peine à comprendre que des artistes aussi soucieux d’ouverture et de souffle, d’invention critique et d’imperfection calculée comme Picasso, Morandi, Carra ou un poète épris d’improvisation comme Breton aient pu auréoler cette peinture sans air.

L’esprit du Douanier Rousseau est assurément naïf, à la mesure de son autodidactisme et de ses compétences naturelles ; il est aussi simplement naïf que platement orienté vers les références presque descriptives d’images qui lui ressemblent. Ses codes d’expressions n’excèdent pas la répétition d’une sorte d’exactitude aussi littérale que pratique. Face à un essai de peinture, nous sommes comme un enfant déchiffrant le monde pour le nommer de façon élémentaire, avec une certaine habileté en plus, dont il n’use que pour valoriser ses sujets toujours centrés horizontalement et verticalement dans la plupart de ses tableaux. Rousseau compose ses œuvres sans aucun effet de cadrage non conventionnel, sa peinture s’applique sans espace ni effet de perspective critique autonome, le travail ne consiste qu’à plaquer des visions personnelles sur des supports aux dimensions arbitraires. Quand des personnages et des paysages sont représentés, c’est sous les mêmes auspices d’une illustration parallèle à un texte. Ainsi vont les couleurs employées, toujours bornées à des codes de purs coloriages. Ainsi sont les formes, bornées aux règles d’un silhouettage et d’un découpage élémentaires. Au terme de son programme théorique qu’il résume approximativement en déclarant « Je suis le créateur du portrait-paysage », les grandes compositions de sa dernière période ne surprennent que grâce à un emmêlement ou une répartition des motifs qui dérogent à des habitudes dont le centrage absolu paraît être la règle d’or indépassable.

Le peintre, revendiquant son autodidactisme, était aussi imbu que pénétré d’un style visuel qu’il gérait comme un logo, seulement capable de réduire les formes à un aspect visuel prédéfini. Bien qu’ils aient adulé le Douanier, les œuvres des artistes en regard et en écho dans l’exposition avec ses tableaux permettent, à l’inverse, d’apprécier les doutes de leurs créateurs à l’aune de beautés réellement surprenantes vis à vis de tout préalable esthétique.

A.Bouaziz

* Musée d’Orsay, jusqu’au 17 juillet.

** Exposition : Picasso, un génie sans piédestal, jusqu’au 29 août au MUCEM (Marseille)

Judith Riegl dans une perspective expressive conventionnelle.

16/05/2016

Judith Riegl est volontiers classée dans la catégorie des peintres abstraits. Il est question de son « action painting », la gestion des formats de ses tableaux, ses liens avec la non figuration, « Son » histoire de l’art, etc. Cinq expositions actuellement visibles dans cinq galeries parisiennes et une publication de circonstance pour ce qu’il faut considérer comme une tentative de rétrospective, permettent de ne défendre qu’en partie ces diverses orientations. Comme on comprend, les diverses galeries qui se sont organisées pour focaliser sur des périodes et des séries d’œuvres chaque fois caractéristiques… d’appréciations contrastantes.

Toutes ces orientations méritent d’être nuancées par rapport au rejet de l’abstraction de Judith Riegl dans les années 90 d’une part, puis son retour vers/à la figuration d’autre part. On ne s’étonnera pas qu’un point de vue dubitatif sur ce changement plus conceptuel qu’expressif m’anime au vu de cette rétrospective éclatée. En particulier, ce sur quoi repose l’objet de l’abstraction pour Judith Riegl me semble au moins aporétique et moins imaginatif qu’il n’y paraît.

Le retour vers la figuration de Judith Riegl (ou plus précisément sa violente sortie de l’expressionniste informel vers 1990) suscite de fait l’interrogation quant à la réalité de ses premiers objectifs d’artiste. L‘usage de techniques totalement gestuelles voir « détechniquisées » dans les peintures intitulées « Torse d’homme », l’effet « monde » qui semble attendu de la taille importante des tableaux de la série, les outils chaque fois utilisés et leur usage toujours quasi identique, aussi bien du point de vue naturel, qu’apparent ou contextuel, la plasticité réduite de l’abstraction à l’aune des gestes du peintre en action sont en effet paradoxales. Chaque thème qui les porte  suggère jusqu’à l’instauration d’un style général qu’avec cette série inaugurale intitulée « Torse », le virage contre l’abstraction a été pour l’artiste l’occasion d’un règlement de compte plus intime que pictural. Les tableaux montrent ou dévoilent une destruction méthodique de du geste d’action painting tel qu’il a pu être pensé par Pollock, Klein ou Degottex par exemple. L’idée d’en finir avec « l’Homme » apparaît plus comme un « outing » qu’une recherche picturale, si j’en juge le quasi « balaffrage » du sujet « Torse ». L’engagement exclusivement informel et « porteur de rien » du noir code de surcroit métaphoriquement une négation de tout, confirmant la volonté apparente des traces, griffures, entailles dont les balafres sont porteuses. L’image des torses lardés plutôt que peints emplie la toile de leur mise à mort.

En arguant un propos liminaire engagé vers autre chose que des choix prioritairement artistiques cette série, où je perçois une violence narrative et expressive innommable, mêle ensemble la douleur ontologique et celle profondément éthique d’une peinture littéralement découverte. Au lieu d’être un questionnement approfondi de la peinture seule, c’est un règlement de compte sourd qui œuvre dans chaque création davantage avec la question du sujet vs de l’auteure.

Du même coup, une conception apparente de l’art tombe pour s’ouvrir à d’autres, celles dont le réalisme peut porter le geste créatif vers sa nature revisitée. Par cette série, l’artiste, tragiquement seule face à la peinture, et en même temps absorbée par elle, veut-elle assumer  l’impossibilité de se mesurer visuellement avec l’irréel d’une abstraction où elle ne se reconnaît plus du tout, et avec laquelle elle veut en finir parce qu’elle s’y voit injustement en procès ?

Reste ce qui a été dit ou écrit sur sa peinture et, dans l’ambiance de la décennie des années 70-80, ce qui a pu être ou paraître constituer un discours à la fois possible et pour partie intelligent sur les pertinences de sa peinture. Restent « sa participation » aux débats contradictoires qui ont en ce temps animés les artistes et les commentateurs proches du groupe Support Surface, de la revue Peinture cahiers théoriques ou de la revue Art Press de l’époque. Au regard de ce qui a ainsi pu jadis constituer un récit de la démarche de l’artiste et qui aujourd’hui semble à rebours la recomposer, force est de relativiser la force instaurative de présupposés en fait plus souvent analogiques et illustratifs-littéraux que formalistes et conceptuels. A entendre ou à lire les propos de Judith Riegl à travers divers documents consultables dans les galeries (interview, articles), il me semble possible de percevoir son travail comme celui d’un peintre réaliste reprenant à frais nouveaux les éléments plastiques de codes d’expression connus, voire conventionnels. La conception générale de Judith Riegl rejoint en ce sens d’une part celle de Manessier, Bazaine et les peintres du paysage abstrait entre 1950 et 1970 (époque dont Judith Riegl est contemporaine), et d’autre part celle de certains surréalistes remplaçant l’étude du réel par des constructions plastiques gestuelles jugées équivalentes en expression, tout en étant mêlées de synchrétisme  et de subjectivité. L’apparence picturale retenue par l’artiste pour la série des Fugues apparaît alors à la fois élémentaire et quelque peu enfantine.

On a ainsi pu supposer le travail de Riegl sur le fil d’une déconstruction structuraliste des conditions matérielles d’instauration de l’œuvre picturale. Le réalisme biaisé par l’expressionnisme des « Torses » exposés Galerie Laurentin et pour partie à la galerie Anne de Villepoix apparaissent cependant comme des représentations qui ne tiennent qu’au sujet représenté. Ces peintures, plus éloignées d’une réflexion approfondie sur les moyens ou le travail du peintre que d’une transposition illustrative et littérale semblent plus narratives qu’expressives. En d’autres termes, je vois aujourd’hui le travail de Judith Riegl comme un travail de traduction graphique et/ou picturale toujours fondé sur un sentiment personnel, formellement convenu, prsque toujours à rebours des recherches conceptuelles qui lui sont contemporaines : plus irréfléchi que mis à distance.

En conclusion, parce que sa peinture semble en définitive se réduire à des descriptions plus ou moins décalées et guidées par une esthétique du geste émotionnel, Judith Riegl me semble confirmer une somme importante d’impensés de son travail. 

Ah! La limite…

17/04/2016

Limite, frontière, bordure, borne, sortie… Mais aussi : seuil, découpe et terminaison d’un territoire au-delà duquel « votre ticket n’est plus valable », dépassement, franchissement, « viol » de ce territoire même, quand il est identifié à son propriétaire…

Donc (d’où) : lieu vs emplacement, espace inclus autant qu’espace hors espace, dehors avéré, extériorité consentie ou convenue, le plus souvent arbitraire, parfois imposée, toujours réglementaire vs réglementée « Au delà de cette limite… » etc.

Mais encore « l’imite », ou questionnement, quand le sujet, comme le réel avec lequel il se confond allusivement, flanche et se parodie dans la mise en scène de sa reproduction ; au risque d’un écart excessif.

Et pourquoi pas « là, Limite ! »… vs interdiction ou danger de franchir sous peine… Image d’un état qui rappelle son fait et dit ce qui l’oblige, quelle qu’en soit la raison.

 

Que faire de situations à compter desquelles ce qui code et fait sens d’une limite expose en même temps diverses sortes et paradigmes d’interprétation à travers des « peu importe » ? Qu’attendre d’affirmations égocentrées du « Je » ou de tentatives de recentrement toujours plus purs ? « Limite » vs aveuglement ?

 

D’un point de vue artiste/auteur/créateur, la limite devrait être insaisissable ou ne pas exister pratiquement, parce qu’il faut tout essayer pour créer, tenter sans frein le hasard, être naturellement ouvert à tous les espaces possibles, ne rien enfermer pour ne rien s’interdire, être capable de passer sans heurt de l’un à l’autre. Mais peut-on ignorer sinon feindre l’illimité du devoir de tout tenter ou de tout inventer, instituer le possible sans risque ? La Limite vs le risque, oxymore nécessaire aux jeux de mots où la limite vacille tantôt drôlement, tantôt dramatiquement sur ses propres ententes. Ce qui peut inciter à des associations et des collaborations peut aussi séparer, dissocier, isoler et, s’il le faut, parfois sélectionner vs exclure, rejeter.

La limite ne coupe pas nécessairement du monde, elle valide un état, qu’il soit naturel ou factice.

 

Que peut le plasticien dans cette affaire d’appréciation des emplacements naturels ou arbitraires où sa place est, quoi qu’il pense, incertaine et limitée ? Fragile, parce que limitée.

 

11 artistes du collectif Capteurs d’arts et le Centre d’art contemporain Aponia ont choisi de se pencher sur l’idée qu’aucun paradigme ne saurait satisfaire pleinement le sens que peut prendre « la Limite » comme thème et comme possibilité de création plastique dans un unique champ expérimental. Il est pour cela convenu que chacun va aller de sa conception ou de sa vision de ce qui fait limite… pour mieux passer le témoin à une œuvre plastique. Façons conjointes de dé-limiter l’imitation de « limite(s) » entendue(s) ou évidente(s), d’élargir le registre des résonnances humoristiques ou sérieuses, récréatives ou réalistes sur les questions d’emplacements. Ou de zones ! Ou d’aires ! Pas de limite ! Il y aura des créations visuelles, d’autres littéraires, des installations et des sculptures, des photographies et du pur dessin…

 

Quelle correspondance valider pour être, par conséquent, non pas hors mais dans la ou les limites ? Voire, être la Limite même ?

Voyez les sujets porteurs dont se sont servis les artistes présents, les aperçus et les scénarisations retenues, les tactiques et les technologies investies pour chaque œuvre.

Voyez ce qui, à l’évidence ou à la marge, correspond à un bord atteint, peut-être infranchi.

Jusqu’à maintenant.

Avant votre regard…

Voyez au fond ce qui fait sens d’un emplacement et d’un autre territoire.

Limite jadis insoupçonnée

Pour Jacques Charpentreau

02/04/2016

Je ne rencontrerai donc plus Jacques dans le quartier dont j’ai appris au hasard des courses que nous faisions ordinairement qu’il nous était commun. Ces moments de discussions impromptues et souvent humoristiques sur l’actualité me restent, comme me restent les combats émus pour la qualité littéraire et créative qu’il m’a appris à défendre au collège de la rue du Moulin des Prés, et ces matinées théâtrales au TNP de Georges Wilson à la même époque. Jacques Charpentreau y était mon professeur de lettres… et, à sa façon, un professeur d’art incontestable.

Il y a aussi le collègue que, devenu moi-même enseignant en arts plastiques, je découvrais au hasard d’une nomination dans l’Essonne.… et intacte son ouverture d’esprit, intactes ses exigences culturelles, intactes ses attaches en faveur d’une expression artistique de qualité…et encore inoubliables, ces partages sur la création artistique la plus large.

Et l’Ecole Estienne, où en tant qu’enseignant, j’ai eu la chance d’entendre ses interventions sur l’invention en poésie. Je me souviens de remarques d’élèves tout à la fois amusés et ré-ouverts à l’art du poète, cette fois conférencier, de faire rimer l’intelligence à la fois imaginaire et naturelle des « sorties » de l’écriture poétique avec l’ultra sérieux de ses constructions éditoriales. 

Puis La Maison de Poésie/Fondation Emile-Blémont, dont il me confia la création du logo, et dont il m’a fait partager les attentes, les engagements et, là encore, ses combats… Et le Marché de la Poésie, place Saint Sulpice, où ses propres livres se remarquent toujours par leur architecture culturelle, à l’instar de quelques autres auteurs cultivant impitoyablement et à juste raison : savoirs et rêveries créatives…

Rue du Moulin des Prés, en 5e, 4e et 3e, j’ai eu la chance d’avoir deux professeurs d’art : Mr de Pétigny, pour le dessin, et Mr. Charpentreau, pour la poésie. 

Comment ne pas m’en souvenir ?

Alain Bouaziz