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Françoise Pétrovtich aux faits

09/09/2017

Traversée par toutes les versions du rêve, Françoise Pétrovitch fait divaguer entre elles toutes les formes mystérieuses de la figuration. L’artiste, que par ailleurs la science et l’imagination des moyens plastiques n’effraie pas, en profite pour réinterroger sans cesse le symbolisme de ses paysages intérieurs, de questionner picturalement l’autorité de fils d’inspiration de toutes natures qui la lient imaginairement à son art.

Avec les nouvelles créations rassemblées sous  le thème « « Sonatines » à la galerie Sémiose, l’inversion de toutes les fictions où elle s’est jusqu’ici illustrée montre à vif des libertés aussi formelles que visuelles plus surprenantes que jamais. En opposant cette fois sa version intime de la fin de l’histoire aux perspectives de représentations de la peinture figurative, elle initie non pas des images analogiques peintes mais fait sentir leur intérêt dans un cheminement pictural désormais détaché de certains préalables référentiels. D’où de nouveaux récits pour de nouvelles peintures encore figuratives mais tranquillisées. Mêlée à des sculptures, la série de peintures présentes rassemble des récits en une seule image, à la picturalité gestuelle résolument fraîche et abondante, curieuses dans la sobriété de leur composition cependant complexe et animée ; en fait libre et joyeusement inconséquente sur sa pure poésie plastique. En Fête !…devrais je dire.

Suivant l’évolution de son travail depuis longtemps, je songe rétrospectivement à ses trajectoires artistiques plus qu’aux œuvres isolément : un attachement de jeunesse pour l’œuvre à la fois autobiographique et poétique de Mac Chagall, puis des paysages urbains où les solitudes et le vide géométrique des immeubles et des rues forcent une sourde abstraction par rapport au réel. J’ai en mémoire les premiers êtres représentés à l’encre, des adolescents comme surgissant de leurs corps aquarellés et évanescents, ou se fondant dans leur support de papier, comme s’ils lui devaient d’exister, n’être que des œuvres plastiques ou transposer des souvenirs. Et, parcourant ces images diaphanes, les ombres et les reflets indistincts de silhouettes enfantines justes suggérées, évoluant seules ou jouant en groupes informels… Je revois ses interventions plastiques dans l’espace urbain, dans et sur des vitrines aimablement prêtées, vues incertaines à la fois dans et hors du paysage de la rue. Il y a aussi les livres d’artistes et tout leur travail éditorial, les dessins et les gravures, toujours nombreux et édifiants par leur intimité avec le lecteur, jamais tenu pour étranger, l’omniprésence du monde de l’enfance et ses histoires de rêves vrais ou inventés. Je songe à ses sculptures et ce qu’elle leur fait montrer, ce à quoi elle les rapporte : des histoires mythologiques ou icôniques, parfois le film en trois dimensions de résonnances là encore secrètes. Au fur et à mesure des productions, constamment débordées par leur plasticité aussi généreuse que « tirée au cordeau », la perfection imaginative des œuvres fascine…

Puis il y a les histoires enfantines peintes sur les murs, avec pour effet un stupéfiant retournement icônographique de l’histoire du tableau. D’éditoriales, les images virent dialectiquement au street art depuis l’opportunité de leurs contextes. Ces récits comme toujours un peu journaliers par leurs circonstances deviennent avec leurs dimensions architecturales d’immenses microcrocosmes intimes rendus publics. Il m’a techniquement toujours semblé qu’à travers ces visions à l’échelle du monde environnant, Françoise Pétrovtich cherchait aussi non seulement à plébisciter dans ses compositions l’insertion sémantique de l’échelle du spectateur, mais encore à nouer avec les principes techniques du all over. Par ce moyen supplémentaire, l’idée d’un pacte d’inspiration expressive augmenté avec le spectateur permet de se sortir de la toile pour la dépasser, le but étant de configurer aussi oniriquement que physiquement un paysage hors cadre. Ou en partie ailleurs…

Et il y a les calques, que depuis deux ans environ elle produit, de somptueux montages en forme de palimpsestes, tout en confidences susurrées : monuments de faits et de personnages où les figures confrontées à la superposition des écrans de papiers translucides partagent entre-eux par reflets. Partout sont mises en places des suggestions mémorielles et les libertés narratives d’une picturalité traitée par une fugacité d’apparat, en réalité aussi profondément cultivée que subtile dans les détails esthétiques. Puis Marseille, l’été 2016, et l’occasion d’une sorte de rétrospective. Je crois y avoir ressenti l’amorce de cette « sortie de l’histoire » que j’évoque et où l’exposition actuelle à la galerie Sémiose précisément culmine en grande partie. Françoise Pétrovtich, par une émotion irrésistible, présentait une série de peintures de grands formats d’une vivacité picturale et d’une autonomie technique tout à fait imprévues. Leur facture notamment, toujours directe et gestuelle, partout changeante et véhémente, charnelle et énergique, semblant portée par d’autres pratiques d’engagements du dessin, d’autres histoires de zones laissées vides ou de parties non peintes, de figures complètes ou approximativement restituées, d’autres rapports au temps du tableau, au corps de la toile, à la focale du sujet peint. Ce sont en même temps des visions de personnages, des silhouettes d’arbres et d’édifices bel et bien constitués, chargés de couleurs et de signes évocateurs. Le long de la cimaise, les toiles permettent de suivre l’artiste en action, sa pratique vigilante que chaque œuvre s’appuie des forces picturales quasi naturelles, d’un mot, mais c’est l’idée qui compte : inverser les priorités entre le titre et le coup de poing pictural du tableau.

Et donc ces nouvelles œuvres à la galerie Sémiose. Le mouvement est en effet lancé d’un tri entre les histoires, davantage qu’un laisser tomber général de tout ce que peut l’Histoire. Tous les récits comme toutes les séquences ne se valent pas. Toutes les abstractions et toutes les suspensions ou retraits (sinon les oublis) ne les remplacent pas, même de façon allusive. L’histoire que laisse Françoise Pétrovitch ne marque pas la fin de ses rêves et de ses émotions, avec l’intimisme au présent ou à l’imaginaire des émotions humaines ; mieux, elles les libèrent. Ainsi, tout en continuant d’être une authentique recherche, sa peinture n’en poursuit pas moins une narrativité onirique. C’est le ton qui change, l’évocation purement visuelle invite la description suggestive. Le particulier de simples scènes remplace le sous-entendu, inconsistant ou symbolique, et dont les limites sont discutables. Le plaisir de peindre, simplement étendu à l’essentiel d’un sujet également simple, est démêlé de ce qui l’entrave, débarrassé de ce qui l’encombre. Regardez les tableaux laisser un thème se faufiler au milieu de leurs compositions visiblement libérées de toute convention. Arrêtez vous un instant et concentrez vous sur l’éperdu passionné et émouvant des gestes de l’artiste captée par son propre rythme de travail. Remarquez comme les dissociations des compositions ne sont qu’apparentes, qu’en vérité l’artiste n’a fait son propre temps de travail que perspectives d’approches et de réalisations. Le rouge s’emporte dans des gestes et développements expressifs incontrôlables, l’orangé ou le rose suivent, accompagnent, nuancent, dialoguent entre les autres surfaces autrement peintes. Ils contrepointent autant qu’ils doivent par ailleurs. Des verts et d’autres teintes rapidement brossées se déclinent en textures visuelles à partir desquelles l’empreinte comme la trace des outils deviennent des échos tantôt proches, tantôt éloignés d’histoires parallèles ; uniquement parallèles. On voit la brosse ou le pinceau filer l’aventure d’une figure, la décrire d’un cheminement aux carrefours multiples, au spectateur de voir. Une surface colorée ou un geste de brosse mime un pan d’architecture… La simplicité naturelle de son toucher évolue sous couvert de ses maîtrises du dessin et d’un sens de la picturalité qu’on devine implacable, épais de tout ce qui lui a précédé : dessin et sculpture, peintures à l’encre et assemblages de papiers, discrètes interventions éditoriales et œuvres in-situ. Dans ces nouvelles recherches, tout se combine avec légèreté, s’imbrique et se dépasse aussi bien astucieusement que sensiblement. Et surtout tout vibre et vole ; redoutable plasticité qui s’invente en se pratiquant de sa pleine liberté.

Aucune toile exposée n’a pour elle-même un titre. L’exposition est toutefois chapeautée par ce titre « Sonatine en rouge et rose ». Il vient de l’extérieur, il émane du texte de sa présentation, mais convient à l’artiste qui trouve dans l’association du vocabulaire musical et des couleurs une légèreté évocatrice. Je songe en même temps à la définition d’une sonatine, une petite sonate, l’idée qu’il s’agit d’abord d’une « musique qui sonne ». Certaines sonata sont considérées comme des sommets de culture et de sensibilité purement musicale. La sonatine est d’un autre calibre, elle serait d’une allure à la fois subtile et anodine, portée par un programme délicatement pédagogique, de ces œuvres musicales dont la particularité est de sembler faciles, voire de troubler le jugement par cette commune apparence d’être graciles. On lui accorderait sans difficulté des résonnances enfantines. La sonata peut être d’église ou de chambre, autrement dit, réservée à des lieux d’intimité et de silence. Il est courant que la sonatine soit jouée par un seul interprète, au mieux une formation très sobre. Avec cette première exposition, les peintures réunies dans les ondes d’une douce musique, c’est toute la légèreté retrouvée de peindre comme on écoute une petite sonate que Françoise Pétrovtich semble vouloir expérimenter. Preuve, s’il en est, que l’artiste pense réellement sa pratique de la peinture comme une saisie heureusement prioritaire sur tout thème ou récit, avec l’incarnation d’un message désormais plus charnel que technique. Il se trouve qu’une toile presque à l’échelle humaine présente un colin-maillard onirique devant un décor aux apparences de dallage vide et plein poétique. Avec délicatesse, un filet de voix entonne que peindre ou dessiner peut effectivement réveiller en douceur une petite musique qui sonne.

La peinture de Françoise Pétrovitch vit au gré des toiles et des sculptures ses parts de naïvetés consenties. Les modèles utilisés sont naïfs, leurs images, un peu conventionnelles et impersonnelles conservent leurs traces d’emprunts à la photographie ou à l’illustration. On l’a dit, l’artiste compose ses tableaux. Pour chaque vue, chaque environnement où ils s’inscrivent  et où ils s’insèrent est donc peint comme le signe extérieur revivifié d’une aura métonymique. Au milieu de tout ça, de ce « purement pictural sans histoire » flottant ou volant, bien calé sur son moment de vie, Françoise Pétrovitch fait de l’imagination du tableau mieux qu’un récit : un compte de tout et rien, le je ne sais quoi fugace et malicieux d’un moment de peindre juste délicieux.

        Alain Bouaziz Septembre 2017

Au fond David Hockney fait peut-être semblant de jouir…

30/08/2017

David Hockney à Beaubourg. Au fil des salles, la dextérité apparente du peintre à mettre en scène une peinture toujours savante subjugue. Dès les premières œuvres, des paysages, la complexité de focales et de cadrages volontairement compliqués par le peintre font présumer que des sous entendus ont régulièrement été ménagés entre les sujets et leurs compositions, jusqu’à renvoyer la part créative de son travail à des traversées d’encyclopédiste. Au bout de l’exposition, avec la dernière salle consacrée aux dernières recherches du peintre sur « des perspectives inversées », la conviction qu’Hockney entend soutenir ses images colorées en s’appuyant sur des références s’impose toujours. Dans les autres salles, des séries d’inventions visuelles et les exemples de pratiques différenciées portraiturent un plasticien aux élans débonnaires et aussi objectivement technophile que passionné par les sciences de l’art, aussi féru d’histoire de l’art que sensible à toutes les amitiés artistiques enviables, qu’il s’agisse d’emprunter un style, de faire écho à l’échelle d’un format ou d’un détail réputé d’une œuvre refaisant opportunément surface.

Consacrée à des portraits d’amis (qu’on peut aussi voir comme des références culturelles), une salle entièrement consacrée au dessin réunit des études consacrées au travail graphique. Surprenant sur les points de vues illustratif et plastiques du genre, Hockney se révèle fulgurant dans la mobilité du geste, goguenard avec l’habileté, vif sur les signes expressifs, tendre pour le regard naturel des modèles régulièrement captés au moment où leurs yeux brillent. Pas un dessin où l’artiste ne joue tous les aspects disciplinaires du dessin en se gaussant d’effleurer les conséquences esthétiques d’un trait versé aux multiples versions de l’improvisation formelle, par une œuvre qui ne prouve des affinités avec une gaucherie technique aux accents humoristiques. Avec l’engagement d’outils conventionnels aussitôt déconventionnés, la maitrise du peintre déroute. Chaque fois, c’est à la suite d’un mouvement de « pourquoi pas ? » que paraît l’humus de son art. Chaque fois, qu’un mouvement décomplexé d’« Allons-y ! » coule en même temps dans ses veines d’artiste.

Restent ça et là des réponses plastiques à la culture bizarrement assumée, seulement allusives. David Hockney, qu’une insouciance plastiquement affichée entraine dans une picturalité toujours plus exubérante déroule à l’inverse de ses accommodements et ses « amusements » des questions certes vaguement imprécises et peut-être propres au visiteur, mais sont des questions quand même. Les œuvres peuvent dès l’instant susciter un doute légitime quand on sent le geste du peintre quelque peu vacillant (il assure pouvoir puiser dans tous les styles et à toutes les personnalités, mais la « maladresse » de leur citation plastique suscite la perplexité sur la culture qu’il en garde. L’artiste s’appuyant sur une pratique du geste pictural tout à la fois grossier dans son dessin et naïvement créatif quant au coloris vise t’il un art instruit mais pouvant passer pour vaguement savant et formellement détaché. Une inextricable inquiétude métaphysique quant à la possibilité de n’exister que par sa vie picturale semble agir comme un envers et fond audible pour un artiste constamment affairer aux conditions de sa pratique créative. Elle taraude in fine autant l’apparence goguenarde de ses moyens que ses sources picturales.

Août 2017

A différent way to move

28/08/2017

 

Voir, revoir et reprendre contact avec des productions d’art à dans l’action créative permanente et devenue paradoxalement historiques, on parlait alors de performances artistiques, art In-process, l’époque est celle des années 1970. Le Carré d’Art propose pour encore quelques jours une exposition parfaitement argumentée et documentée sur ces années caractéristiques durant lesquelles l’idée d’art s’est énergisée par l’expérience collective d’artistes pour l’essentiel venus des USA. D’entrée le ton est donné qui reprend la portée d’un propos de la danseuse et chorégraphe Yvonne Rainer : "Il était nécessaire de trouver une manière différente de bouger". Et c’est, dans la mémoire des fusions mises en chantiers durant les années « subversives » du Bauhaus, les années constructivistes et celles surréalistes, c’est tout un pan du travail de création artistique qui devint à nouveau un enjeu simultanément ouvert à la danse, au dessin, à l’environnement ou la sculpture, à la musique… d’un mot,  à tous les espaces possibles où et avec lesquels créer s’est défini par l’improvisation et l’expérimentation conceptuelle,  pour résumer, par des pratiques ne s’inventant et ne s’appréciant en terme de beauté(s) à la fois complices et partagée(s).

L’exposition, pour l’essentiel documentée à partir des collections du Centre Pompidou et d’apports de collectionneurs privés repose donc évidemment sur un défi : comment restituer une vie créative par nature non conventionnelle et totalement engagée contre les milieux conservateurs. On a ainsi le bonheur de revoir ou retrouver des artistes fermement contestataires, tous autant témoins que fondateurs de nouvelles écritures expressives et spéculatives. On a de nouveau l’occasion de se replonger dans les cultissimes tentatives d’œuvres in-process, incarnées dans l’immatérialité des gestes de danses ou d’actions par définition uniquement contextuelles et éphémères… On a l’occasion de retrouver les énergies de Trisha Brown,  de Simone Forti, Yvonne Rainer, Babette Mangolte, Lucinda Child, Buce Nauman, Richard Serra, Robert Rauschenberg, Sol Le Witt, Donald Judd, Carl Andre ou Phil Glass et Charlemagne Palestine, de personnalités que plus tard on verra, entre autres, autour de Merce Cunningham…

Les enregistrements filmiques de toute nature sont heureusement nombreux et utilement projetés sur les murs ou directement rappelés sous leur format vidéo d’origine, certains, comme sont, on l’a dit, biens connus, d’autres encore, bien moins diffusés et toujours nous reviennent toujours aussi surprenants et émouvants. Dans des vitrines faciles à lire, des supports dessinés, imprimés, fabriqués et comme toujours à l’esthétique expérimentale témoignent d’une vitalité imperturbable, autonome. Au sol, ou aux murs, des œuvres en relief permettent de repenser aux collaborations scénographiques d’artistes complices. Partout, cependant, avec autant d’effort pédagogique que quelques difficultés sensibles compréhensibles, chaque visiteur peut concevoir la vie qui anima l’époque et qui, faut-il le souligner, continue d’interpréter par le fond la forme de bien des recherches artistiques actuelles.

Les années 70 restent en ce sens incroyablement fécondes, En rappelant des pratiques artistiques exclusivement en action et pour les promouvoir à travers leurs enjeux collectifs et fusionnels d’alors, cette exposition bien titrée permet de revisiter opportunément des énergies dont nombre de créateurs actuels ne sont pas indemnes.

Août 2017

Othoniel en surplace et en surface

22/08/2017

Connu pour être le créateur de la sortie de métro la plus déjantée de Paris depuis Guimard1, Jean Michel Othoniel expose son travail sous deux formes cet été. Une sorte de visite d’atelier au Carré Saint-Anne à Montpellier permet d’entrer dans l’intimité du son travail de recherche et d’expérimentation. A Sète, c’est au Centre d’art contemporain qu’il faut aller.

Dans les salles difficiles du Centre d’art Contemporain de Sete, l’artiste s’est pour l’essentiel consacré à la mise en espace et en scène de quatre types d’œuvres : une énorme vague à la forme littérale, faite de centaines de briques de verre, un ensemble de sculptures sur le thème apparent du buste sur un socle,  des « colliers » et des « spirales » faits de boules de verre et évoluant dans l’espace, une série de tableaux noirs et blancs, interprétations/ empreintes librement mises en images à partir des mêmes matériaux et sérigraphies. L’exposition est intitulée. En complément, alignés par dizaines sur des murs aux apparences de coursive, des dessins et des aquarelles retracent le travail préparatoire. 

A Montpellier, le ton général donné d’entrée de jeu consiste à rendre sensible autant que faire partager des sources expérimentales et une bibliothèque personnelle à l’origine de ses inspirations. Dans la nef, au sol et dans l’espace de l’ancienne édifice religieux sont ainsi présentés une chaussée pavées de briques de verre de couleur bleu foncé, des assemblages divers de pièces de verre de toutes formes : suspensions de boules plus ou moins transparentes et de tailles différentes, compositions érotiques de formes évoquant des lèvres et de langues lascives de toutes les couleurs.

Leur présentation et leur scénarisation mises de côté, l’ensemble des deux expositions fait apparaître des faiblesses dont la plasticité du vocabulaire formel et visuel décidé paraissent être qu’un signe mais un symptôme inquiétant. Othoniel semble en effet se suffire et se satisfaire du succès d’estime (indéniable et mérité) de son entré de métro parisienne et brader sa créativité autant que son humour. Et ce qui d’emblée pouvait amuser et ravir agace et rabougrit à force de jouer sur le seul paramètre du plaisir et d’une naïveté enfantine. N’était ce l’unité de formes et d’assemblages qui marque indiscutablement le style particulier d’Othoniel, style fait d’esthétique décorative et évènementiel, des compositions évoquant un penchant pour la répétition et l’empreinte, on serait en effet vite réduit à un fond du travail et de productions aussi vaguement décoratif que cruellement mince. Car ce travail dont l’abstraction formelle peut faire rappeler des esthétiques proches des années 70 se borne la plupart du temps à donner le sentiment de se chercher un sens davantage que d’en avoir. De sorte qu’aux répétitions de mêmes compositions et des mêmes mises en scène font suite des questions concernant les mêmes insatisfactions formelles et visuelles.

Pour quoi tout cela ? Pour quelle esthétique ? Quelle sollicitation chez le spectateur ? Quels appels de compositions : environnement, œuvre in situ, performance, pur concept, paysagisme théâtral, scénographie ? L’art d’Othoniel peut déjanter à tout va, vivre de ses excès de décoratif, de l’excellence de son artisanat du verre… S’il ne fait que donner l’illusion d’un sens finalement presque absent mais uniquement plastique-décoratif, il ne sera pour le spectateur qu’un art à la fois sans surprise, « probablement » factice, ou, pour résumer, d’une créativité de surface.

Août 2017

1- Paris, Place Colette, face à la Comédie Française.

Portraits de Cézanne, ou La peinture de Cézanne et Cézanne lui-même pris à son propre objet

19/08/2017

L'exposition "Cézanne et le portrait" actuellement au musée d'Orsay. Un ensemble aussi remarquable qu'exceptionnel d'œuvres venant de partout, dont certaines quasiment jamais montrées. Présentées chronologiquement. Et c'est ainsi qu'on remarque l'opiniâtreté du peintre de toujours s'interroger sur ce « « Pourquoi » vs « Pour quoi » ou « Pour Qui "peindre"? » qui peut s’accorder avec un questionnement qui, sans cesse, pointe en creux l’expérience pragmatique du sujet-peintre. Sur ce qu'il donne à voir et ressentir à travers Sa responsabilité personnelle d'auteur, son choix d'Être créativement Peintre, d'exister là, en n’étant rien d'autre, et ne rien vouloir d’autre en échange. Sujet-peintre à la recherche de cet autre qu’il ne veut justement pas voir fondre dans un néant qui le désincarnerait par un « un sans l’autre » de la production et de l’expérimentation…

Lui-même, sa femme, ses proches (confrères, amis ou familiers, comme son jardinier)… Rien d’étonnant que les autoportraits se confondent avec ce qui, parallèlement aux études de paysages ou aux natures mortes, montre le peintre insistant dans la recherche picturale et se remettre à l’œuvre. Rien ne permet de les distinguer du seul point de vue de leur ressemblance avec leurs modèles. Car à bien regarder leur facture, leur composition, l’importance accordée au personnage, chaque occasion semble être mue par la volonté de requestionner la picturalité et l’idée de faire un tableau « en soi », de dissocier l’art et la nature, de sorte qu’on croit comprendre en permanence le peintre mobiliser son modèle et son image peinte pour « s’essayer à peindre », précisément. « Aurai-je le temps d’exprimer mes sensations… »1 Cézanne n’en finit pas de se prédire maître de son travail, esclave consentant de ses devoirs de peintre, responsable de regards incarnés qu’il veut concentrer en force dans ses tableaux. Et on le sait opiniâtre autant qu’autoritaire et méfiant des avis extérieurs : « Pas un ne me mettra le grappin dessus»2 n’a t-il en ce sens cessé de se convaincre. Mais les tableaux et la peinture en soi sont d’abord des objets dont il doute, particulièrement quand il y est question de portraits, parce que les portraits peints « d’avant », ceux de maitres qui l’ont précédé ne le satisfont visiblement pas, parce qu’indépendamment des époques, il n’y trouve sans doute pas toute la picturalité qu’il estime « faire peinture », même si, en la matière, il loue la malice de Chardin dans l’Autoportrait aux bésicles3. En parcourant l’exposition, observez comment, prétextant par exemple un angle de vue latéral ou plongeant—plus que souvent les deux, puisqu’il peint à l’évidence debout ses modèles régulièrement assis—l'effet d'un rapprochement confirme sa « présence au tableau », jusqu’à réduire tout effet de perspective en faisant coïncider la surface des corps avec le plan initial et frontal de la toile. Remarquez comment, jugeant le dessin d’une porte, ou l’incidence de plusieurs angles de murs dans son champ visuel, il séquence ses compositions dans des environnements improbables, et peut-être pour partie imaginaires — Madame Cézanne au fauteuil jaune ; comment, s’inspirant de l’emplacement et de la surface d'un mur ou prétextant une architecture dans un hors champ là encore allusif, il creuse dans tous ses entendements ce qui fait cadre (ou foyer) du tableau où ce qui, peut-être, met en exergue l’idée d’une "maison-atelier" anamorphosée par la toile — Portrait du docteur Gachet, voire associer le tableau à un antre pictural —Portrait de Gustave Geoffroy. Et quand ces codes plastiques présumés ne suffisent pas, imaginez pourquoi, profitant de l’apparent déphasage d’un motif surgissant d’un côté de sa toile, ou le contour d’un objet supposé inapparent, voire son ombre virtuelle, il expérimente une occasion de creuser (ou défier ?) l’usage ou la représentation spécifique d’un autre tracé, traitant également un sous-entendu comme « du vrai ». Plus souvent et bien avant qu’elles suscitent sous divers aspects des questions souvent plus théoriques que pratiques, Cézanne, ouvre la picturalité aux doutes sur ses conventions et ses règles, et, remettant en chantier les perspectives sensibles d’un métier dont il veut repenser et l’économie expressive du pictural, il ose en plus la question clé de son intitulé.

« Je suis le primitif d’un nouvel art »4 L’énoncé aux accents délibérément prophétiques décline le paradigme d’initiateur et de guide que le peintre entend esthétiquement forger et fait de l’avancement du travail une question éthique qui s’impose préalablement à toute réalisation. Car Cézanne ne fait pas que peindre, ne fait pas qu’engager des tableaux et une manière d’engager la peinture, il échafaude un système fondé sur des hypothèses, argumente des pas-à-pas d’« ingénieur », creuse des chemins d’expérimentateur, laisse planer l’aléa d’un geste croquant un aperçu ou esquissant un rendu, parie sur un manque et une réserve ou un suspens du motif vs un effacement suggestif du motif et de l’image. S’il est admis que chaque œuvre est ainsi pour lui l’occasion de tester ce qui fait image, il faut encore regarder de près comment certains portraits sont par ailleurs manifestement laissés incomplets en étant à peine exposés à la matière picturale ; comment, au gré de repentirs plus ou moins effacés ou de repeints approximatifs, l’artiste confronte et ordonne simultanément dans la même œuvre plusieurs solutions du même motif, comme si plusieurs regards pouvaient se rencontrer ou se chevaucher. Des  œuvres comme « Le garçon au gilet rouge » (la version de la Nationale Galerie de Washington) ou le « Portrait de madame Cézanne en bleu » se présentent manifestement inachevées. Sur la toile encore écrue, certaines parties sont visiblement laissées pour compte, dans des zones justes ébauchées du tableau, le spectateur est contraint d’imaginer l’objectif de parties vierges de matière picturale. On lit dans sa correspondance que Cézanne se plaignait d’être lent, de ne jamais arriver à « voir globalement »5, il confie traiter les parties à peindre séparément les unes après les autres, sans parvenir à « unifier son tableau » convenablement. Et c’est ainsi que, dans une sorte d’apparente lassitude, le « plastron de la chemise » du « Portrait d’Ambroise Vollard » ne lui apparaît qu’à peu près abouti/réussi après des dizaines d’heures de pose de son modèle… Et que re-dire des nombreux tableaux dont il me semble qu’on ne fait jamais assez lucidement remarquer qu’ils ne sont pas qu’inachevés, mais qu’ils sont aussi un peu gauches, que leur composition paraît déséquilibrée tant les contrastes entre leurs diverses parties font tache entre elles… Et, « Madame Cézanne au fauteuil jaune », le sujet anormalement penché, et ailleurs, sur d’autres œuvres, les horizontales ou des verticales « pas verticales et pas droites », autant de « curiosités » qui questionnent… De quoi se perdre en conjectures quant au métier dont il assure poursuivre l’autorité. Sinon le refonder…

Conventionnel dans sa définition générale, l’« Autoportrait à la palette » force à juste titre un retour et une comparaison avec « Les Ménines » de Vélasquez.

Comme le peintre espagnol, Cézanne se présente en train de peindre. L’essentiel de son tableau cadre avec celui des Ménines en forgeant à partir l’installation décrite un premier index du travail naturellement « in process » entre le sujet-peintre et l’instauration de la picturalité. N’était-ce cette première orientation déjà en partie relevée et commentée avec force par Michel Foucault pour le tableau des Ménines, on remarque que chez Cézanne la main qui tient le pinceau et la perspective annulée/faussée de la palette sont littéralement séparées du reste de la composition pour être mises en avant d’une façon qui paraît aussi purement formelle. Cet effet est si prégnant que toute l’attention s’y focalise par rapport au reste de l’œuvre en y faisant presque centre. On a de surcroit l’impression qu’en venant presque chercher le regard du spectateur (et celui implicite des deux peintres) le peintre convient de concevoir l’œuvre à travers l’un des trois signes de la vie matérielle, intuitive et conceptuelle du paradigme pictural, en l’espèce : le peintre, son chevalet ou le geste de son regard. En faisant passer son propre portrait après celui de sa palette et à l’instar de la surface faisant seuil en avant des personnages du tableau de Vélasquez, et servant du même effet d’annonce, Cézanne fait, à sa manière, signe de cette autre histoire du sujet du tableau qu’est l’instauration de sa conception. Laurence Gowing ou Meyer Shapiro et Maurice Merleau-Ponty, John Rewald et Jean Arrouye, chacun a évoqué en historien, en philosophe, en sémiologue ou en critique d’art ce qui lui semble signer la « logique des sensations » de Cézanne à partir du dessin ou de la composition des œuvres, en évoquant leurs thèmes, les genres ou des sources iconiques et l’inspiration apparente qui ont pu les orienter, jusqu'à des perceptions naturelles imputables au seul peintre. Et si on se demande s’il peut s’agir des signifiés visuels d’une stratégie d’avertissement, la mise en scène de la  palette, puis l’ensemble de la composition intègrent le même rôle admoniteur que le plan fortement commenté par Michel Foucault et qui occupe le bas du tableau des Ménines.

Suspendue au geste du regard du peintre, l’œuvre, aussi invisible dans les deux tableaux parait réduite à une potentialité. Pour celui de Cézanne, des coincidences formelles, notamment le hiératisme et un parallélisme appuyé du plan du peintre avec la surface de la toile marquent cependant l’esprit d’ambitions formellement suggestives. L’attitude figée du peintre se tenant sur un socle imaginaire confine ainsi à la monumentalité d’une sculpture. L’idée d’une mission de refondation et cette image prophétique qu’il assure pouvoir incarner en expliquant que « l’art est une harmonie parallèle à la nature » suivent presque naturellement. Quand à l’aune de cet autoportrait symbolique Cézanne ose par ailleurs écrire en 1904 à Emile Bernard « ne devoir sa vérité qu’en peinture vs qu’à la peinture même », c’est à son travail d’instauration de tous les liens avec le regard qu’on pense. In fine, avec son autoportrait, le peintre incarne et définit l’avancement de son travail par une recherche pragmatique de la picturalité en chantier.

En montrant à la fois directement et indirectement l’artiste et l’art en train d’opérer, les portraits de Cézanne le montre usant ou même parfois parier sur des pratiques picturales tantôt figuratives et tantôt purement informelles. Dans le fil de leur présentation chronologique, les œuvres réunies permettent de remarquer jusqu’à quel point son geste pictural pourtant réputé être exigeant, implique ou se suffit d’être parfois plus imprécis et travaillé par son temps de réalisation qu’ordonné. La mise en évidence de la palette sublime cette impression en rappelant son rôle expérimental. Plusieurs pistes d’expression/exposition sur les possibilités du pictural lui-même, notamment le fait qu’elles puissent advenir de manière juste intuitive ou multidirectionnelle (ou diversement focalisée) refont écho cette « vérité en peinture » que  le peintre s’enorgueillit de chercher ou d’ériger comme il s’édifie lui-même en prophète. En prenant symboliquement la place de toute la toile et en accusant métaphoriquement une large part de la compositiion, la palette, table de préparation conventionnelle des recherches colorées, signe sur le tableau la conception dialectique de l’artiste attaché à se concentrer sur ce que produit son travail en cours. Il parvient à symboliquement faire comprendre le reste du tableau comme un  environnement.

Les abstractions et les « incertitudes » du peintre paraissent donc plus articulées que produites par hasard. La pratique quelque peu hétérogène de Cézanne ressort comme l’indice d’une progression probablement imaginaire et fataliste dans l’expression de son travail. Avec Madame Cézanne au fauteuil jaune, par exemple, bien davantage que des imperfections et des incohérences des perspectives, mieux que de possibles incompétences du peintre à aborder ou gérer l’harmonie architecturale du tableau, Cézanne semble vouloir concevoir que chaque étape du travail à produire peut se concevoir comme une formule traversée par une autonomiedans le cadre de l’œuvre générale. L’hypothèse que le peintre recommence ou réinterroge sans discontinuer sa recherche s’impose du coup à l’esprit quand l’artiste, revendiquant ou se risquant à l’irrégularité dit accepter et se résoudre qu’il s’agit d’une situation aussi bien susceptible de retenir l’attention que déranger, mais qu’il est d’une certaine façon essentiel de l’envisager et de la soutenir comme une double face utile du travail. Son refus d’abdiquer ou de surseoir devant l’expérimentation picturale induit dans ce filage que l’essai technique répond comme un gouvernail, qu’il guide intellectuellement la peinture comme une traversée (qu’on se souvienne qu’il fit subir plus d’une centaine d’heures de pose à Ambroise Vollard pour finalement suggérer n’avoir « à peu près » réussi que le haut du plastron de sa chemise). Toutes les perspectives de l’expérimentation fonctionnent dans son travail comme un souffle, tous les signifiés de la picturalité, qu’ils soient visuels ou pensables, purement gestuels et formellement dénotés, qu’ils s’inspirent naturellement du modèle ou qu’ils se rapportent à un effet optique et purement sensible produisent en ce sens autant de la créativité que de tenue dans l’équilibre pictural. Ainsi la « Femme à la cafetière »… que l’on regarde le visage du modèle ou le traitement du fond du tableau, que l’on isole la nature morte sur le guéridon ou que l’on considère les réductions tant formelles que visuelles de la robe du modèle, ce qui est partout mis en œuvre sur le tableau semble autant répondre à un genre que procéder d’un état d’esprit autonome. En conséquence de quoi, rien ne semble arrêter le peintre, pas même le risque de dissonances esthétiques, d’erreurs qu’il serait facile de lui reprocher (on sait qu’en la matière, la critique et l’opprobre ne lui furent d’ailleurs pas épargnés). Cézanne-peintre se portraiture, se comporte et se représente comme son seul sujet par toute son activité picturale. Il ne connaît comme auteur, artiste ou peintre aucun repentir en les pratiquant tous, sans s’interrompre, sans les dissimuler. Quel que soit leur degré d’avancement ou de finition, de quelque point de vue qu’il paraisse, chaque tableau égalise les aléas comme les engagements d’une pensée qui intègre contre toute attente les spéculations de la réussite comme les expérimentations techniques.

Il peint sa femme, constamment, parfois son fils Paul, régulièrement ses amis d’Aix en Provence, il peint son jardinier. Il ne les place pas seulement de face, mais face à eux-mêmes, comme s’ils devaient à la fois affirmer qui ils sont et lui permettre d’échafauder son travail par rapport à ce qu’ils sont pour lui, dans ce qui entend comme le vrai visage d’ «un art parallèle à la nature ». Les regards confrontés des modèles et de Cézanne traduisent ce sentiment d’être départagés en va et vient constants entre expression et définition, quand bien même le peintre, était réputé ne tolérer aucun cillement ni changement d’attitude dans les poses. On croit de tableau en tableau pouvoir le surprendre en plein doute devant l’alternance de gestes réciproques d’observation et de traduction. On le devine s’invectivant sourdement lui-même, ou se méfiant de l’intérêt de l’environnement entourant le modèle. Dire que parfois les personnages expriment quelque chose paraît arbitraire, tant le peintre, tenant pour équivalent de représenter des pommes, des personnes ou le tuyau d’un poèle7, s’évertue à donner le sentiment de rechercher leur impassibilité. Certaines postures paraissent faire écho à la timidité mainte fois rapportée du peintre quelque peu porté sur la misanthropie ou à ses rapports tendus avec une société qui ne lui convient pas et dont il répète « Ils veulent me mettre le grappin dessus »8. Dans l’exposition, la question d’un silence méditatif de Cézanne fait corps avec l’épaisseur conceptuelle des tableaux. L’œuvre advient après une succession de faits conçus dans un mouvement lent d’apparition et de formalisation, les décisions sont prises après que les gestes du dessin et la touche fusionnent, indistincts l’un de l’autre. Dans Portrait du jardinier Vallier, la tache ou la touche feront l’affaire. Ensemble dans l’incarnation de pures suggestions visuelles.

L’exposition incite assurément à questionner la pratique de Cézanne autant qu’à le lire. On connaît ses paysages, ses natures mortes, ses tableaux de genre, moins ses dessins ou ses aquarelles. En réunissant autant de portraits, l’exposition permet salutairement un regard cependant spécifique, parfois presque générique. Quelques croquis et quelques carnets de dessins complètent utilement le propos, les mots du pictural s’y répandent avec la même inquiétude pour l’union expressive de sujets d’art, seulement indiqués par des silhouettes et quelques traits humains. Avec Cézanne, faire œuvre tend à imaginer que seul le pictural prime, et, dans le cas d’un portrait, qu’un tableau se charge de sens parce qu’il est aussi grave que sensible et purement visuel.

Bref, allez voir cette exposition intarissable.

A.Bouaziz, août 2017

Les citations sont tirée de la correspondance de Cézanne. 

Hurlements à peine retenus de Cézanne

18/07/2017

Que dire de moins que ce type a su rappeler qu'on ne fait pas de la peinture en habit d'artiste, mais qu'on fait de la recherche en peinture en armure de créateur. Et que c'est dans ce contexte qu'on arrive à faire dire aux autres qu'on a de surcroit agit en artiste. S'ils comprennent ce que le mot liberté hurle.

Dessins d'Anne Claire Jézequel

10/06/2017

Comment décrire un naufrage quand il s’agit d’une exposition ? Il me semble que l‘exposition qui se tient depuis ce jeudi à la galerie Fournier, rue du Bac, ne mérite pas d’autre qualification. Claire Anne Jézéquel, y expose donc ses dernières créations, en l’occurrence des dessins et des assemblages de grandes dimensions. Très disparates ou diversifiées selon les regards, les œuvres se présentent tantôt comme des montages et tantôt comme d’importants « bas-reliefs » occupant des pans de murs. Aucune des œuvres n’est spécialement intitulée, comprendre que toutes les productions sont « Sans titre ».

Les montages reposent en fait sur des compositions en deux dimensions. En réunissant des taches rouge orangé diffusent sur des papiers et de feuilles de verre transparent chaque ensemble à des apparences de fenêtres aux contours irréguliers ou de vagues de vitraux. Les montages, à la fois tenus et décrits par des cernes gris métallisés semblent, on l’a dit, être de dessins. Très marqué, chaque cerne agit comme en ce sens un contour fait au crayon. Je peine à supposer une clin d'œil au Constructivisme ou à la moindre production de Mondrian… 

Les bas-reliefs muraux sont, quant à eux, composés de sortes de « d’architectures métalliques grises sur lesquelles des pans de papier, eux aussi plus ou moins en aluminium (On voit qu’ils ne sont en fait recouvert que de papier allu.) semblent suspendus à ces barres comme des draps sur des cintres. Le tout est aléatoirement badigeonné/rehaussé de peinture noire.

L’ensemble des productions pourrait avoir été inspirés par des architectures de théâtre, et en cela produire une certaine poésie plastique s’il n’était extraordinairement mal réalisé, au point de paraître sorti d’un cour de maquette en volume. Aucune tension plastique formelle ou subjective ne paraît les animer ou faire sens d'une volonté dans cette direction.

Les contours des montages sont réalisés avec un adhésif gris métallisé. D'une largeure et de longueurs incertaines, ils n’ont que l’intérêt des traits limitant les figures d'un albums de coloriage. Les « taches » diffuses de couleur rouge sont brute de décoffrage, rien n'indique le moindre engagement formel et plastique. Le hasard lui-même semble inaperçu, ininventé. Au demeurant, pourquoi ce rouge ? Voire, plus prosaïquement, du rouge ?) Quels qu'ils soient, leur scénarisations font regretter l’imagination tachiste d’André Masson ou d’Henri Michaud, voire les mondes métaphysiques d’Odilon Redon ou de peintres extrêmes orientaux, compris le travail de l'écrivain/artiste Gao Xinjian. Quand deux surfaces sont décalées et (ré)assemblées, on cherche en vain quel effet préside tant chaque proposition parait creuse (L’artiste voulait-elle impliquer un glissement ? une fracture mise en scène ? Un pan et un écran d’un autre espace virtuel ? Un retournement entre vide et plein ?) Aucune des œuvres n’ayant par ailleurs de titre, rien n’accroche si ce n’est leur faiblesse formelle et spectaculaire. Pourtant, dire qu’une œuvre est « sans titre » est aussi un engagement…qui se perçoit dans une apparence plastiquement fondée. Mais ici, chaque chose semble partout manquer de consistance.

Le texte de présentation ne fait que confirmer le malaise. Laborieux sur les points susceptibles de valoriser la culture plasticienne de l’artiste, son imagination pure, ou simplement « le « métier »… l’intérêt de l’exposition n’apparait nulle part, ni culturellement ni artistiquement. L’argumentation utilisée donne l’impression de chercher laborieusement et sans conviction des arguments pertinents sur la cohérence des œuvres, des réponses fiables quant aux « choix  retenus », des points commerciaux convaincants pour susciter l'achat d'une œuvre d'art contemporaine. Rien n’y fait, le texte se perd en exercice de mode d'emploi. Dans une œuvre une hardiesse visuelle ou compositionnelle m’intrigue cependant, je cherche personnellement à m’informer auprès de l’artiste, et ce n’est que réponse étroite, désincarnée, squelettique, et sans référence. 

J’avoue mon (plus qu’un…)étonnement devant cette programmation d’une galerie réputée pour la rigueur de fond des artistes qu’elle représente, artiste dont par ailleurs je n’aime pas forcément les œuvres, mais dont, en revanche, je ne peux contester ni l’apparente culture visuelle et plastique ni la maitrise technique.

Que conclure de ce voyage si ce n’est qu’il s’agit d’un sale rêve ?

Juin 2017

Traits de caractères

05/06/2017

Tracés, chemins, lignes d’erres*, parcours, itinéraires réels ou supposés, les traits de Laurence Garnesson filent des paysages dont la carte n’est pas écrite d’avance.

Empreintes, marques appuyées du geste, surfaces effleurées, sur chaque feuille et dans chaque œuvre, tout semble initier des histoires, faire palimpseste. Parfois justes déposées ou un temps visibles.

Veines, racines, ruisseaux, rivières ou fleuves, réseaux et canaux, parfois failles et lézardes, par le dessin, par le geste ou un état d’être, à travers l’esquisse d’une direction sur chaque feuille, au moindre lieu de sortie d’un motif taché d’imaginaire, l’artiste semble faire l’expérience plastique des aventures visuelles du tracé.

Passages, cheminements, circuits, trajets apparemment directs ou manifestement indécis, les traits posent leurs conditions d’expositions au jugement. Ni imprécateurs, ni libertaires, ils évoluent au-delà des sentiments personnels, dématérialisant des couloirs, réfutant des murs, rendant les cloisons abstraites. Sortant des habitudes du contour.

Surfaces et espaces signalés par un emplacement investi, lieux délicatement repérés au moyen d’un discret rappel de leurs limites matérielles, la feuille, par sa finesse, rappelle le territoire fragile de l’atelier, son sol à chaque déplacement foulé de long en large. Jamais survolé, peindre n’est pas une mission angélique.

Laurence Garnesson fonde sa peinture en l’interrogeant sur son fait, sur ses prérogatives, qui se trouvent simultanément être aussi celles du fait de peindre, de ce qui s’engage expérimentalement et de ce qu’elle engage pour elle-même, de ce qui est visuellement imposé par l’œuvre réalisée et ce qui se produit aux yeux du public, qui n’a d’yeux que pour ce qu’il dit « voir-en-vrai ». Que de traversées à vivre ! Que de carrefours à assumer, de croisements à négocier, parfois de tunnels dont il faut sortir et de lumières à affronter! Que d’ouvertures à transformer, chemins faisant et d’un trait à l’autre. Et dans l’ombre, tapis au fond de soi, que de renoncements à refuser quelquefois, au nom de soi, à cause du soi.

Manifestement cultivées par passion, ses œuvres ne sauraient par ailleurs être limitées au retour d’un expressionnisme abstrait ou à la résurgence d’une tradition lyrique du geste pictural. L’effet miroir ne tient pas (pas bien !), du fait des multiples interventions directes qui montrent qu’elle conçoit plus qu’elle s’épanche, du fait que ses traits sont si divers que leur inventaire résiste à une gaucherie. C’est d’un paradigme du tracé cheminant et se décomposant pour toujours se réinventer et se refonder que naissent ses compositions. Et si parfois elles semblent disparaître dans un effet de nuage ou dans une vive pénombre, c’est qu’elles sont les rêves de nouvelles traversées mentales ou oniriques. C’est encore un subtil effort d’attention qu’elle conçoit et qui sourd des multiples interprétations des limites des formats, de leur orientation, de leur superficie qui nous éloigne d’une pratique uniquement lyrique de la peinture. Voire, et c’est habile de sa part, de l’usage d’un infini que leurs débordements suggèrent en étant parcourus de partout, autant par superpositions que par creusements colorés, autant par des suggestions d’écran en plans affirmés qu’à compter de concentrations d’effets temporels. La blancheur du support n’est pas en reste comme en témoignent les nuances chromatiques employées dans l’individualisation de chaque œuvre…

Respirer l’intervalle, Marquer l’instant, A posto (A ranger), Moving diary (Journal « en train ») sont autant de titres dont Laurence Garnesson intitule ses peintures. Faire à la fois sens et écho du travail de naissance et d’invention des traits sont ces faits plastiques à compter desquels elle dessine et tente par approches l’histoire aussi concrète que sensible de leurs cheminements.

Gisèle Bonin œuvre

03/06/2017

 

Après des études approfondies en musique et en littérature, Gisèle Bonin est définitivement passée au dessin et à la peinture. Encore que… !

Sa passion artistique à la fois réaffirmée et réinventée, elle consacre ses recherches à la représentation du corps et à la corporéité de l’œuvre visuelle en faisant (à propos) résonner entre elles les expérimentations technique, sémantique et plastique. L’image ou la vue du corps vs le référent corporel constituent donc la base de son inspiration tant pour ce qu’il est, que ce qu’il sublime à la fois comme tact et de l’extérieur, à la fois à vue de peau et de surface, si on peut dire. Instillé par la mise en scène du travail, l’image du corps ou ce qu’il peut suggérer par un détail morphologique ou d’un fond, devient paradigme visuel à travers la dextérité des dessins de l’artiste. Ou la dextérité de l’artiste dont l’expression de ses dessins est plus riche que leur technique apparente.

Le corps à découvert est son inconothèque ai-je écrit il y a quelques temps, convaincu que ce propos travaille sa production. Elle y puise images et questionnements sur ses moindres vues et entendements, éclaire de ses études la présence de détails morphologiques subtils comme les empreintes à la fois comparées et contrastées de deux nombrils, la force ou la gracilité apparentes de mains ou de pieds en partie révélés par leurs morphologies, la vue très rapprochée d’un lieu anatomique symboliquement fort… Parfois, vues et mémoires d’images obliges, c’est un message profane ou biblique de gestes réduits à l’opportunité d’une rime possible avec l’Art ou une actualité photographique qui (re)fait signe et se remet à conter.

Qu’i s’agisse d’un sujet direct ou que ce soit par le truchement d’une traduction plastique, la créativité de Gisèle Bonin abonde dans la libre subjectivité : le relief d’un téton plus ou moins environné de poils, l’ouverture d’une poitrine dénudée ou un flanc droit ou gauche, un fragment de peau caractéristique, la verticalité d’un dos discrètement genré, des doigts rassemblés sur une action, il n’est chaque fois question que d’auteur. Dans un cadrage apparemment resserré, la mise en perspective de proportions d’un sujet vient faire sens de la place laissée aux marges, le « foncé » général d’une image par rapport à la couleur du papier susurre l’émergence d’un relief signataire… Dans son travail, la sagacité humaniste des faits quotidiens imprègne la mise en tension des incarnations et emporte comme elle interpelle le fil des représentations à travers leurs origines documentaires. Dès lors, passés par une fenêtre et un écran conventionnels, les décalages d’une étude clinique et paradigmatique du tableau priment distinctement, faisant que le grain, la coloration quasi monochrome des matières ajoutent aux œuvres une aura de radiographies plus imaginaires que cliniques. En cherchant à produire une ouverture vers une poésie concrète dans chaque dessin, le travail de Gisèle Bonin passe, dès lors, du réalisme au subjectif, comme des descriptions deviennent allusivement oniriques et métaphysiques en étant suspendus aux regards déconnectés de visiteurs mystérieusement allégés.

Leur apparent naturalisme foncier fait encore des dessins de Gisèle Bonin une limite de l’irrationalité visuelle qui lui permet aussi de symboliquement coller à la vision objective comme la pratique du dessin apprécie dans l’oxymore une aporie de la définition et de l’apparition. De sorte que tout semble clair alors que tout est aussi imprécis que mystérieux. Par leurs envois implicites à des images autres ou parfois inverses, mais aussi tout à la fois mentales et corporelles, illusionniste et référencées, les apparences photographiques auxquelles se chargent par disjonctions et disruptions sémantiques d’une lisibililité créatrice imprévue. En l’agrandissant et en le réduisant virtuellement, en multipliant les irréalités par des découpes spéculatives et par des histoires mises en scènes, Gisèle Bonin regarde la morphologie du corps comme une aventure contextuelle. Les énergies sensibles de trouvailles graphiques subtiles qui soufflent comme un micromonde personnel les structurent distinctement des rapprochements d’auteurs. Au lieu d’être une sélection, chaque présentation décline t’elle la concentration de ses regards sur l’affleurement du désir ou sur son report quand l’image se veut presque aussi claire que son support ? Est ce de pure imagination, aussi bien désirable que retenue quand par de fines incitations tactiles, que chaque vue fait écho avec l’aura du moment où tout bascule ?

En même temps qu’elle échafaude chaque image, comment Gisèle Bonin médite t’elle à chaque exposition future de son travail ? Des correspondances avérées avec le souhait de théâtraliser leur plasticité fait la place à des transgressions où la sérenpidité du travail s’exporte occasionnellement par une autonomie créative qui ne se cache pas. Le passage entre le paradigme de la « pure » représentation et celui de la libre suggestion marque assurément de la part de l’artiste une conception intellectuellement élargie de l’image référentielle, celle d’un dessin, par convention, parfois préliminaire ou inaugural, comprise. Il semble s’agir d’un entre-deux volontaire de l’œuvre et de l’artiste où parfois, aussi, se révèle un conflit supposé toujours latent du travail et de son rendu. Il est ici précisément question du mouvement et du temps déclaré du travail. A travers ses manières d’éprouver tous les paradoxes de leurs ressorts respectifs, Gisèle Bonin ne donne t’elle pas au fond le sentiment de vouloir vérifier l’origine des codes qui les animent vs le bien fondé de leurs deux territoires d’élection et d’application ? Ne faut-il pas en effet concevoir dans l’exposition (préparée-mais-quand ?) de ses dessins, à travers des installations in situ comme des tentatives d’inversions de l’exercice documentaire et du pur travail de création plastique, ce dernier informant de ce qui est produit par une vérité d’artiste plus que par ce qui est montré ? Sous quelle bannière est-il pensable de dialectiser le rendu et l’invention visuelle ? Avec ses manières particulières de réinventer et de renouveler les perspectives de l’hyperréalisme et la pure correspondance du support avec la fonction d’écran, chaque exposition de ses dessins invite en tout état de cause à une réflexion in-humaine de l’incarnation de son projet artistique pendant son processus d’élaboration. Avec sa transparence occasionnelle acceptée, chaque œuvre émane, quoi qu’il en soit, d’un corps autre. In fine avec l’inversion magique du travail isolé avec l’exposition, ses images, mues en sublimations du regard, deviennent un temps la peau d’un existant de passage.


Pour le spectateur, le travail de dessin expérimental de Gisèle Bonin suppose et suggère effectivement plus qu’il détaille. Discrètement mais avec opiniâtreté, l’artiste œuvre à brouiller les références, entremêler les angles de vues, confondre les distances, instaurer toujours un biais d’artiste. Il faut que prospèrent les questionnements, suggestions et inventions référentielles, que divergent plastiquement les « formes de l’intention »* ; d’un mot, son travail se veut toujours  plus imaginatif que servile. Ce n’est pas de réalisme que se préoccupe Gisèle Bonin, c’est de « semblance », pas d’immobilité mais d’apparence et d’allure passagère, d’invitation. Pour elle, seules importent les dérives conjointes de l’image et de sa facture, les impressions particulières découlant de leur entente et les petites musiques intimes qui résonnent, seule vit l’idée de digressions possibles autour de l’origine des représentations telles que le langage de l’art les incarne esthétiquement. Ses vues, presque infiniment détaillées sont faites pour s’estomper comme un aperçu intertextuel de Lacan invite à éclaircir un discours en l’allégeant par des combinaisons nécessaires et inattendues. C’est de la capacité du dessin à « Faire le regard » que Gisèle Bonin juge l’avancée de son travail de création. Qu’il soit de purement technique ou incidemment pictural, associé à exposition et une installation in situ, elle entend requestionner avec insistance l’identité foncière des supports d’expression tant matériels qu’immatériels où le dessin s’active, les surfaces et temps d’expérimentation tant opportunes qu’accidentelles qui contribuent à sa toujours possible autonomie. En cherchant en toute circonstance à réinventer le fil des histoires de peaux visuelles pouvant simultanément être enveloppe et perspective, incarnation et tissu diaphane, empreinte et territoire,  son travail se forme de ses propres méditations iconiques. Confins de cette oxymore de la réalité avec ses conceptions métaphysiques de l’image.

Et au-delà, une empreinte aérienne.

Alain Bouaziz, juin 2017

* Formes de l'intention. Sur l'explication historique des tableaux, Michael Baxandall, Jacqueline Chambon, Paris 2000.