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Des peintures diverses, sinon autres.

20/04/2023

Les expériences de l’atelier et du white cube fusionnés de Danièle Gibrat
    A la fois dessinatrice et sculptrice, dessinatrice et conceptrice d’œuvres in situ, dessinatrice et inspiratrice de collages, chroniqueuse d’une histoire en partie familiale et que sa mémoire résume d’œuvre en œuvre à un narratif émietté, Danielle Gibrat rapatrie et s’inspire de faits sensibles dont elle priorise plastiquement l’entendement. Son art, paradoxalement d’un seul coup réaliste et séquentiel, aussi silencieux qu’implicite, parle d’une région valonnée. On peut ajouter un art discret mais imposant.
    Dans son atelier d’artiste, le blanc radical des murs met en perspective un white cube intérieur dont l’enveloppe par nature est virtuellement chargée de projets à venir. La configuration du lieu avec son sol et le faufil des murs, son plafond aussi, tout fait office de support et chevalet, socle et surface de monstration d’un travail en train ou posé. L’intérieur dont l’éclairage module la concavité et fait évoluer l’architecture de vitrine en alcôve joue un rôle scénaristique. 
    Les œuvres sont partout et à des endroits précis : à hauteur d’œil ou au-dessus et parfois au sol, à cheval entre deux murs, pavées en mosaïque, partiellement superposées ou faussement dispersées en puzzles. Il arrive que l’artiste y mêle des clous, comme des étoiles dans une nuit brumeuse ponctuée de traits d’unions sculptés dans des extraits de charpente, de poutres et de racines d’arbres. On imagine ponctuellement les coupler ou les entremêler comme Il se trouve aussi que des indices à la fois plastiques et sémantiques précisent un motif et le rendent transparent. Danièle Gibrat détermine un peu la composition et l’emplacement de ses études dessinées en fonction d’un paysage en partie mental.
    De toutes façons, les agencements des œuvres conçues à l’insu de correspondances qui troublent l’imagination même de l’artiste, semblent devoir se confondre, émerger lentement du mur blanc ou simplement y avoir été posées pour qu’une histoire s’en dégage peu à peu. Des fils se rembobinent et une aura s’immisce, l’atelier prend des airs de studio de projection ou de salle de théâtre. Danièle Gibrat « opportunise » « son » white cube comme un lieu d’activités pointillistes où l’art peut s’apparenter à un monde décousu de multiples inventions visuelles. Individualisées ou rapprochées jusqu’à être pensées ensemble. Toutes choses par ailleurs égales, les œuvres se prolongent dans la réalité de l’artiste à travers un storytelling imaginaire.
    On ne peut parler que de sensibilité et d’inventivité expressive. Dans son atelier ou dans son white cube, Danielle Gibrat use d’opportunités de recherches esthétiques ou évoque des divagations poétiques intensément disruptives sur la forme plastique du narratif. Au lieu de s’attarder sur une origine supposée réunir les deux lieux durablement, les distances et les directions que la mixité de ses techniques de création et de réalisation favorise, ses manières de rendre les moyens instables ou de laisser planer un doute sur leurs origines artistiques questionnent autant qu’ils captivent sur cette perspective. La mobilité de son art fait œuvre et perturbe l’expression visuelle, au point qu’à propos des palimpsestes ou de l’aperçu d‘un inattendu révélé et plus métaphysique, tout justifie qu’elle persiste à pratiquer une imagination invariablement multiforme.
    
L’expressionnisme conventionnel de Jan van Imschoot chez Templon Beaubourg
    Les œuvres placées sous l’intitulé « Les nocturnes des bonnes vivantes » représentent des scènes dont il est dit que le peintre rend hommage à de grandes figures féminines de l’histoire.  Passé ce programme à la fois réaliste, illustratif, symbolique et culturel, reste la peinture complaisamment abordée dans un esprit expansif et une manière gestuelle connue pour avoir été honorée par d’autres (Soutine, Ensor etc.) ayant eu plus de sens artistique et de talent pictural. 


François Rouan, chez Templon, Rue du Grenier Saint-Lazare
    Rouan revient chez Templon. Pas de dépaysement. Les toiles sont monumentales, toujours conçues/composées selon les mêmes codes plastiques. Ça reste très beau, élégant, décoratif, parfaitement construit. Côté imagination, le peintre assure sa marque.


Megan Rooney chez Thaddaeus Ropac
    De belles et grandes peintures abstraites et informelles, très colorées et très tachistes, gestuelles et lyriques à souhait, qui rappellent les Nymphéas de Monet… sans autant subjuguer ni vraiment déborder comme lui d’imagination expressive. Une production efficace pour apparenter sans risque de beaux appartements à l’esprit moderne, audacieux et artistiques de leurs occupants potentiels.


La nuit américaine de Nicolas Delprat, Galerie Maubert
    « La nuit américaine » sert de titre à l’exposition. Comme on le devine il va être question de cinéma : ses lumières et leurs dispositifs, l’image réelle ou métaphorique de la salle obscure… ; il va aussi être question d’autres images inspirées par les écrans : leurs fantasmagories et les atmosphères qui les entourent ; il va être question de représentation et de vision, voire d’ajustements entre les deux concepts, et il sera évidemment question de temps puisque le cinéma est « l’art du temps ». Nicolas Delprat s’intéresse à ce que fait la lumière au cinéma, mais il le fait ici en peinture.  Marguerite Pilven, la commissaire de l’expo, puise dans la réflexion d’Hans Belting et instille : Nicolas Delprat travaille sur « L’écart entre ce qu’est la peinture et ce qui apparaît comme de la peinture.»* Tout est dans le « entre » (ou l’antre dans lequel la pénombre de la salle obscure peut laisser imaginer une vue en même temps étrange de l’atelier du peintre).
    Peut-on se risquer à préciser que sur la question picturale, le peintre semble quelque peu oublier le travail d’interprétation sensible proposé à l’œil du spectateur ? Conçoit-il que ce dernier a sa culture des œuvres artistiques passées, qu’il a par ailleurs certaines idées sur l’imagination plastique du motif et la question de son expression visuelle ?
    Marguerite Pilven insiste : « au-delà des questions incessantes au sujet de ce qui serait réaliste, figuratif ou abstrait, l’effet produit par le tableau repose sur des conventions auxquelles le spectateur choisit ou non adhérer.» Mais ne s’agit-il que de cela quand les moyens du peintre doivent être autant ceux des sciences de l’art que ceux de la sensibilité dans leur appropriation conjointe ? Quelles que soient ses sources figurales et quelles que fussent ses clins d’œil à l’art conceptuel du photographique, voire les effusions gestuelles tachistes qu’il peut mobiliser, les peintures de Nicolas Delprat multiplient les reprises conventionnelles de la peinture du portrait sans induire de bouleversement pictural. Les œuvres exposées réitèrent souvent le statut commercial du tableau traditionnel, objet dépositaire d’une composition descriptive et illustrative où la peinture paraît n’être qu’un voile davantage qu’un écran possiblement dialectique du 7e art. La question n’est pas qu’elles soient bien ou approximativement réalisées, la question est celle de leur forme seulement spectaculaire dont il ne s’extrait pas ou qu’il n’a pas abandonnée, valeur qui pour cette raison réduit potentiellement les mouvements d’imagination poïétique et artistique.
    L’exposition, bien que surprenante sur le plan des vues et l’envie supposée du peintre à les faire « être la peinture » comme les faire « apparaître comme de la peinture » laisse perplexe. Le désir de Nicolas Delprat est d’entremêler son inspiration à un questionnement esthétique sur l’image : son origine, son environnement et sa perception, voire son début ou son apparition et son apparence, notamment la construction visuelle de cette dernière qui marque le pas et semble parfois inefficace, verrouillée sur un rendu documentaire. In fine, les peintures lissent des images d’objets d’éclairages en les proposant « à frais nouveaux » et selon des codes éprouvés. A ce stade, le cinéma d’auteur ne sert presque à rien.

*Hans Belting, Pour une anthropologie des images, p.298, éd. Gallimard, cité par Marguerite Pilven, La nuit américaine, galerie Maubert. ** Marguerite Pilven ibid.

 

Des corps quasi décomposés de Georg Baselitz chez Taddaeus Ropac Pantin
    Trois séries de peintures de Bazelitz et un ensemble de huit dessins à l’encre sont présentés pêle-mêle à l’aune d’un hommage et d’une reprise implicites de L’aubade — une œuvre de Picasso datée de 1942— un portrait de sa femme se tenant la tête, et d’autres mélanges d’inspirations puisées dans les techniques d’impression par report ou collage surréaliste, un bleu caractéristique du peintre Lucas Cranach… Chaque peinture est esthétiquement pétrie selon les codes expressifs où on le reconnaît. C’est encore une fois impressionnant, grandiose, et en même temps aussi peu complexe que déconcertant, voir inquiétant dans la composition et des effets esthétiques déjà formellement connus…
    Les peintures exposées à la galerie Tadaeus Ropac Pantin sous le thème « « La boussole indique le nord » reprennent donc les habitudes de composition iconoclaste et le style expressionniste du peintre. Elles marquent son attirance pour les formes minimalistes et/ou traduites comme des vestiges ou superposées en palimpsestes comme des récits visuels. Elles reprennent ses paries sur le gigantisme des tableaux posés comme des pans d’architecture… Il est aussi assuré que le style de l’artiste demeure à la fois figuratif, narratif et onirique. Parallèlement, rien n’est dit ou évoqué sur le dessin davantage traité « à l’arraché » et volontairement approximatif que rapporté à un geste conceptuel, qu’il repose sur une esthétique du désastre de la forme cernée. L’artiste brouille l’affaire de son travail et inquiète en déstabilisant arbitrairement ce qui doit être représenté selon un protocole uniquement formel ; par le remplacement du bas pour le haut, il questionne l’orientation conventionnelle de l’image par principe et parti pris. Ce faisant, il ne saurait empêcher qu’on regarde ses images comme elles paraissent. L’expression conceptuelle des peintures exposées de manière quasi littérale permet qu’on privilégie de les regarder dans le sens où elles se trouvent être.
    On regarde ce que les yeux voient en (très) grande partie. Comme des tombes ouvertes et des corps exhumés. Comme des dépôts humains oubliés et mis à jour au hasard de grattages, puis rassemblés un peu approximativement pour vaguement silhouetter un homme. Comme des tas sédimentés de chairs desséchées et décomposées. Comme leurs fragments plus épars que réunis. Comme les ombres de disparus reconstitués par morceaux, extraits de matières, traces réelles mais innommables et débris inconcevables et pourtant imagés… Les images semblent parler de morts, du moins de ce qui subsiste de leurs corps décomposés et exposés à vue comme en pleine nature. On croit souvent voir des charniers. Difficile de ne pas autopsier par rémanence des intentions ou des souvenirs historiques pour le peintre allemand.
    Partant, le drame des peintures me semble davantage tenir de leurs couleurs que de leurs formes. Ici ou là, les interprétations font dévier les sensations éventuellement morbides vers des aperçus sans autre histoire qu’une relation esthétique personnelle. Sur certaines toiles les tombes et les images de corps s’ouvrent sur des sites roses et bleus, doucement enluminés comme des moments charnels, sur d’autres le portrait de l’épouse du peintre est éclairé comme un paysage presque bucolique ; partout les apparences d’empreinte par report résonnent d’une plasticité expérimentale, parfois intuitive.
    Les peintures exposent ce qu’on peut y repérer, ou ce qu’on ne peut que voir de ce qu’elles montrent. C’est à l’insu du peintre que ce qu’il compose se détourne de lui ou le contourne : « tu as voulu peindre comme ça, eh bien vois ce que ça fait au motif peint et mêle toi de ce qui t’occupe ». La beauté expressionniste des œuvres peintes de Bazelitz ne permet pas de feindre l’oubli d’analogies contraires.

 

Frantz Lecarpentier œuvre à la galerie Fabrique Contemporaine
    Seul le tableau compte, le fait d’imaginer son œuvre pour mieux la concevoir en peinture. Frantz Lecarpentier pratique un style matiériste abstrait ou semi figuratif proche de Nicolas de Stael et ne cache rien des sources artistiques qui le poussent à exprimer le plus sincèrement et la plus abruptement la conception de son art. Il veut faire gagner la peinture comme pratique. En marge de sa méthode et de sa production actuelle volontairement plus sensible que froide et distancée, il creuse à sa façon ce que, dans tous les sens du terme, le motif fait à la peinture.
    Dans la galerie, les peintures reflètent des époques différentes de l’activité du peintre. Des productions intimes sur des formats très petits concurrencent avec bonheur des compostions murales. Ailleurs, une série d’œuvres récentes de dimensions intermédiaires peintes sur papier brun est attachée à d’autres études. Toutes sont peintes avec la même véhémence mais sous une nuance remarquable : on devine l’artiste taraudé par l’écart qui lui permet de passer d’un univers uniquement plastique à l’évocation d’un pan de peinture pure fusionné au signe plastique d’une fenêtre. Le regard s’intrigue de la manière dont le peintre excelle dans les deux programmes.
    Les caractéristiques plastiques des peintures actuelles retiennent l’attention. On sait que le débat sur la composition et sur l’acte de peindre existent depuis la Renaissance, qu’il entremêle les paradigmes du pan de peinture pure et de la place du peintre à son travail, sinon celui du spectateur face à l’œuvre ; on sait qu’il questionne le modèle de la fenêtre à la fois subjectile métaphorique du tableau et cadre dont le bord inferieur peut coïncider avec un socle admoniteur et in fine l’intérêt de l’image à venir. On repère dans les œuvres exposées de Frantz Lecarpentier que ces divers propos taraudent ensemble son envie de peindre. In fine orienté par son format, un effet miroir qui ne se cache pas d’en être, et l’orientation verticale de l’image, le peintre ajoute entre analogie et index du mouvement de l’œuvre à faire au paradigme du tableau-fenêtre un dispositif sensible de portrait. Une manière de filigrane instille ici une attitude du peintre potentiellement critique devant l’interprétation en peinture.
    Frantz Lecarpentier a donc peint une série d’œuvres flottant entre composition libre sur un thème donné et natures mortes dans un style expressionniste. Les moyens sont au rendez-vous en fonction des références artistiques qui inspirent la passion de l’artiste : des couleurs massives, appliquées et surfacées, crues ou nuancées par des chevauchements irréguliers, une pratique visible et assumée. Le sujet fondu dans la composition flotte entre les sources d’interprétations et on voit bien que le peintre a cédé émotionnellement à leurs richesses confuses. Sur les cimaises, les peintures portraiturent en même temps un itinéraire de peintre et les strates d’observation où la passion d’être artiste ne fait pas mine d’exister.

Voyages en deux temps et deux mouvements imaginaires bien stylés.

03/04/2023

André Guenoun et le mouvant fluidifié des images, galerie des éditions Caractère
    Les encres multicolores d’André Guenoun étendent leurs coulures et s’entremêlent en suggérant des mondes aussi réels qu’imaginaires de visions infinies. Les étapes et les mélanges improvisés aidant, des effets de matières apparaissent ou émergent en même temps que les couches deviennent évanescentes, réduisant le temps à l’apparente lenteur du peintre accomplissant son projet au dépourvu d’un support dont la surface, instillée au hasard des progressions, devient erratique.
    Visage et tête aux contours brumeux, ou vallée et plage de couleurs associées à des torrents d’images informelles livrées à la subjectivité du regardeur, un paysage ou un animal fantastique, tous surgissent sans prévenir. A d’autres moments, André Guenoun s’étant attelé à assembler fortuitement plusieurs encres diversement contrastées ou regroupées dans des compositions aussi fluides qu’étrangement pavées en mosaïque, le rêve s’élargit, hallucinant d’âmes en nuages et ciels ou territoires et contrées lointaines. Et si par rémanence on peut songer à Odilon Redon ou Max Ernst, c’est bien que l’artiste lui-même y ayant probablement puisé dans les mélanges de ses nuits a perçu des potentialités dans le hasard des formes et des couleurs surgissant en un certain désordre parfois préféré.
    Rien n’est laissé au hasard dans cette pratique qui entend échafauder et entremêler sans contrainte ni règle la rationalité avec l’apparence : l’air qu’a la peinture d’être recherchée et celui d’avoir été accidentelle, le  fait d’avoir été préparée et l’illusion sans paradoxe de l’avoir été aussi peu que possible. Les peintures d’André Guenoun réfutent toute focalisation et le moindre cadre, les tableaux sont en conséquence conçus dans un débordement en même temps qu’ils doivent être concentrés sur ce qui se produit. On entrevoit l’artiste attentionné aux flux qu’il impose à son travail en train et captif des instants qu’il peut juger intéressants ; on le devine relâchant son action et on le surprend conduire sa bascule dans une vision disruptive.
    Reste pour le peintre à préférer qu’à un certain stade de leurs accomplissements, les encres colorées deviennent une matière liquide en fusion tout en devenant aussi le substantif d’un rêve, ou encore feignent de n’être qu’un véhicule esthétique. André Guenoun a la finesse de conceptualiser l‘improbable pour le rendre possible, la conviction qu‘on peut définir le  beau par l’idée d’une création mêlée d’efficiences multiples et hypothétiques, mais à ses yeux aussi intéressante que belle.

 

Les reflets dans l’ombre de Catherine Benas à La Ruche
    Catherine Benas dit de ses peintures en noir et blanc et la plupart du temps abstraites qu’elles sont inspirées de la photographie argentique. Premier paradoxe, alors que la photographie évoque par nature des images figuratives, les peintures sur lesquelles l’artiste adosse sa créativité visuelle semblent devoir tenir à distance tout rapport direct avec la réalité. Second paradoxe, sur les murs, la dispersion pointilliste des œuvres semble par ailleurs avoir été conçue pour remémorer symboliquement un touché technique, de sorte que l’ensemble des peintures intitulé « Microscopie » résonne poïétiquement avec l’in situ de son installation imaginaire. L’art de Catherine Benas consiste t-il à sublimer des effets sensibles des tirages photographiques pour instiller de près comme de loin des traversées et des divagations entre les aperçus retenus par la chambre claire ? L’esthétique plastique et le style des œuvres, bien que chaque fois affirmés par l’artiste ont de quoi étonner et devenir étranges pour le regardeur.
     Plutôt que parler d’œuvres peintes en noir et blanc, peut-être convient-il d’évoquer des ambiances nocturnes où la peinture d’une silhouette exprimée par une lueur surprend. La révélation atmosphérique des motifs à la fois luminescents et aussi irréels qu’un peu surnaturels perce chaque fois dans un clair-obscur rappelant par rémanence quelques scénarisations remarquables de l’esthétique ténébriste où la pénombre assourdissante du noir reprise de toile en toile sert d’index pour impressionner, différer ou repousser des images. Contenues par leur imposante nuit et le théâtre un rien fantomatique des compositions, les peintures entremêlent à cette fin des masses opaques où des détails défient le perceptible en même temps que la surface ombrée des toiles sourd partout comme un reflet inversé du regard. In fine, les motifs paraissent tantôt se dématérialiser et tantôt devenir phénoménologiques. Dans ses assour-dissements, l’avancée du travail plastique apparente la recherche visuelle à celles empiriquement prisées par les peintres romantiques pour les contes oniriques, les incarnations singulières voire leurs propensions à initier des hallucinations réelles. Toutes choses égales, l’artiste cheminant entre impénétrabilités supposées et pénombres de théâtre fait de l’obscurité une lumière. Chaque motif symboliquement fantasmé comme une apparition défie la petite taille des tableaux enténébrés comme des micro-mondes intérieurs. 
     Il faut pour ces raisons s’attarder et en même  temps bien regarder chaque œuvre de près comme de loin, laisser filer les focales ou abandonner les points de fuite uniques. Il faut s’y laisser absorber, tenir leur sobriété à rebours de la simplicité formelle. Aux dires de Catherine Benas, les peintures doivent d’abord être apparentées à des sortes d’univers invisibles à l’œil nu, un rien secrets et résistants à la lumière physique… on songe aux propos sur la peinture de Caspard David Friedrich. Peinte selon la technique du all over, chaque composition déborde de ses limites, rejoue et désincarne l’espace de son support, ou suggére des étendues incommensurables en même temps qu’un présent vérifiable grâce aux codes plastiques mobilisés. L’attention aux œuvres se pose sur leurs surfaces où les représentations deviennent aussi ponctuelles qu’incertaines et vaguement provisoires, voire purement spéculatives à cause de leur abstraction formelle. 
      Faut-il étudier la possibilité que Catherine Benas lie l’art de peindre à une rencontre à la fois métaphysique ou transcendantale avec la peinture? Ou entendre que sa pratique devenue indistinctement réaliste et non figurative intègre des marges impos-sibles à déterminer ? Bien qu’elle souhaite étrangement opposer l’indéterminé avec ce qui est ou paraît lumineux, l’artiste, préférant initier des visions oniriques plutôt que d’illustrer un propos, semble de toute façon ne vouloir privilégier ou ne méprendre aucun cheminement. Sur le mur, les peintures de Catherine Benas instaurent de toutes manières d’immenses microcosmes. Leurs multiples traversées formelles et imaginaires avec la photographie argentique font la part belle à l’éventualité que le travail artistique puisse, en passant, s’apparenter à une introspection méditative sur l’art singulier de toucher la peinture. 

Peindre ou dessiner et voyager artistiquement en trois services bien contrastés…

01/03/2023

« Gribouillages /Scarabocchio : de Léonard de Vinci à Cy Twombly » aux Beaux Arts, Quai Malaquais.      

       L’assemblage des mots français et Italiens dit l’essentiel des entendements et intelligences à la fois vulgaires et théoriques de cette magnifique exposition conçue par l’Académie de France à Rome et actuellement présentée aux Beaux Arts, quai Malaquais. Le ton d’excellence poïétique de son commissariat est confirmé par un cartel qui suggère sur le mur d’entrée d’une des salles : « Sur les marges, lieu de licence mais aussi orée du chaos, la suspension de le concentration donne lieu à un carnaval graphique »…

     Moment récréatif littéralement zonard, le gribouillage rassemble des occupations dilettantes, anticonformistes et temporaires ou présumant un intérêt pour quiconque le pratique régulièrement ou de façon intempestive. Les artistes qui s’y adonnent en feignant l’abandon n’y sont évidemment pas étrangers. L’exposition explore à ce titre diverses formes d’une activité parallèle et aléatoire dont le caractère (apparemment) détaché montre des manifestations qui, bien qu’épisodiques ou paradoxalement répétées, font de chaque manifestation une étape dans l’élaboration d’expressions visuelles inédites et ingénieuses ou des styles de compositions artistiques aussi personnels que déroutants ou agiles. En parcourant les salles et leurs thématiques particulières, on s’attentionne pour l’originalité des manières de concevoir les sciences de l’art et l’instauration immédiate ou programmable d’une vision en image par Léonard de Vinci ou Cy Twombly. On se captive pour les apparences trompeuses de relâchements de Carracci ou Rembrandt, un dilettantisme d’Ingres ou des dispersions de Basquiat. On sort confirmé par des sous-entendus de choix esthétiques de Jean Dubuffet pour un art du dessin « sans culture », comme on retombe sur la finesse de Léonard de Vinci évoquant la disruption créatrice des « compositions incultes ». Si bien sûr aucune exposition thématique ne peut tout rassembler et qu’il faut caractériser des orientations et des choix, on peut tout de même s’étonner que, s’agissant des perspectives du gribouillage comme délassement ou comme désaliénation si ce n’est comme culture revendiquée, ni horizons de Victor Hugo ou d’Alexander Cozens et pas davantage ceux d’André Masson ne soient cités… Sériés par la diversité d’un vocabulaire nuancé, les aperçus du gribouillage filent cependant les nuances décomplexées de manifestations  tactiques claires de sorte qu’ils soient graffitis, « grabouillages », notes irréfléchies ou sous tendues par des palimpsestes mémoriels, on guette l’affut du gribouillage à l’aune d’une envie et d’un moment d’égarement créatif de chaque artiste représenté.

      Un catalogue fortement documenté accompagne cette belle et indispensable exposition qui renoue et prolonge l’attention due à l’imaginaire paradoxalement spécifique et technique des pratiques d’expressions artistiques.**  * L’idée suggérée en parallèle que ce dernier a investi la toile d’un statut de « surface urbaine » et le où le graffiti le nourrir des marges du gribouillage est d’une justesse esthétique imparable.

** Les expositions sous l’égide de la RMN site du Louvre : Repentirs (1991), Le bruit des nuages (1992, Largesses (1994) Traité du dessin (1995), Réserves, les suspens du dessins (1995)… furent, chacune à sa façon, une formidable fenêtre sur les mouvements d’instaurations poïétiques inévitablement techniques et aventuriers de la fabrique du dessin en art.

 

Djamel Tatah chez galerie Poggi

      L’exposition vient en contrepoint d’une rétrospective du parcours de l’artiste actuellement au Musée Fabre de Montpellier. C’est aussi la troisième de Djamel Tatah que la galerie organise…

     L’esthétique et les codes techniques mis en place par Djamel Tatah se maintiennent : des silhouettes de personnages immobilisés dans une attitude particulière sont peints seuls, en duo ou en groupe sur un fond uni de tableaux en tableaux. Excepté quelques effets de composition essentiellement dus à l’emplacement des personnages sur la surface de la toile et quelques façons d’anonymiser formellement les visages, le style visuel à la fois descriptif et allusivement narratif comme la manière de peindre, répètent sans surprise les mêmes formes de présence. D’autres effets stéréotypés, ceux là de dessins linéaires, ajoutés semble t-il pour préciser une situation ou apporter quelque apparence de relief aux aplats ou conçus comme compléments descriptifs aux silhouettes font étrangement songer à des feux follets. Réduits à des compositions sommaires et schématiques, à des choix de couleurs assourdies, passées sans nuance la plupart du temps, les tableaux dégagent des sensations de distance et d’abstraction où l’artiste semble vouloir focaliser le regard sur la peinture comme process.

      Qu’elle soit narrative ou symbolique, l’interprétation suggérée des œuvres dans un texte de présentation de la galerie bute en même temps sur un travail plastique plus simplifié et formellement chargé d’un contenu visuel suffisamment fondé au delà de l’illustration pour provoquer l’étrangeté qu’il revendique. On reste étonné sinon perplexe devant le peu d’agilité technique d’une production répétant les même apparences esthétiques avec, comme avant goût, l’empreinte d’un choix de style personnel.

       L’extrême sobriété des images et la volonté manifeste du peintre de raconter à travers chaque œuvre une brève histoire frappe par les aspects glacés d’une plasticité sans orientation conceptuelle induite. Les œuvres paraissent sans incertitude expressive, peu tentées par l’expérience technique et maigre d’imaginaire factuel. On reçoit ça comme un style d’artiste logotypé tel un produit de marque ou de façade. Des questions se posent quant à l’intérêt de l’anonymat et du silence formel du peintre sur ses images : faut-il parler de force esthétique ou plus prosaïquement évoquer des réminiscences artistiques de créateurs connus pour leur radicalité ? On s’interroge par ailleurs sur un travail de variation qui, en ne différenciant les œuvres qu’en surface, oublie de subjectiver en profondeur leurs divergences. Quelles que soient les estimations narratives ou plastiques des œuvres décrites par le texte diffusé par la galerie, l’ennui et une impression de travail approximatif l’emportent sur l’envie de justifier un cheminement pictural.

 

Astrid Delacourcelle à la galerie Fabrique contemporaine

      La lumière polymorphe peuple l’essentiel des peintures de l’artiste à la recherche non pas d’atmosphères, comme par exemple Monet, mais de certaines images spectaculaires. Repérer son miroir dans l’eau (de la Seine proche de son domicile en banlieue), comprendre sa composition dans un recoin de l’atelier ou silhouetter son champ à partir d’une ombre, l’éclat et la géographie qu’elle dessine dans un paysage, tout cela et bien d’autres manifestations discrètes ou spectaculaires mobilisent dans son travail une quête de leur meilleure image réaliste et poétique possible. Partant, au delà de leur apparence photographique, l’efficacité des sites de lumières peints par Astrid Delacourcelle convainc d’autant plus que l’artiste les présente esthétiquement en s’appuyant sur une technique picturale aussi efficace que modeste et poétiquement inattendue. 

Impressions d’arts en trois expositions…

21/02/2023

Vincent Hawking : Planets & satellites à l’Ahah        

     Dès l’entrée, de grandes étendues monochromes sur papier plié/déployé attirent l’attention par leur présence à la fois picturale et sculpturale. En étant dépourvue de cadre, chacune déploie sur le mur blanc une silhouette erratique, à la fois un peu molle et en même temps rassurante grâce à une relative géométrie qu’on peut apparenter au dessin d’une architecture et d’un territoire fictifs. On se demande immédiatement en quoi l’environnement du mur y tient un rôle, alors que l’artiste semble en même temps chercher à s’en dispenser, du moins minorer ou éluder son enjeu plastique.    

      On dirait aussi des pièces d’étoffe évasivement détaillées dans des patrons oubliés. Partiellement repliée, rabattue et retournée, chaque composition problématise la superposition de l’avers et de l’envers, fait songer à une sculpture en très bas relief. On se rappelle avoir déjà vu des travaux de ce type chez les aventuriers du groupe Supports-Surfaces dans les années 70 en France ; on réentend leurs discours matérialistes sur l’art et ses conditions de production formelle. Des théories déconstuctivistes accompagnaient et tentaient d’annoncer, formaliser voire convaincre des fondements de nouvelles études techniques, de nouvelles pistes créatives et/ou de nouveaux ressorts imaginatifs. Réminiscences…    

      Sur d'autres murs, d’autres œuvres de dimensions modestes sur châssis et toiles traditionnelles présentent des motifs de peintures autrement abstraites. Un motif non figuratif apparenté à une tache informelle disposée sur un fond innommé et là encore globalement monochrome y tient lieu de sujet artistique. Les traces du geste de l’artiste empoignant son travail sont brutes ou très peu estompées, comme s‘il avait cherché à restituer avant tout l’action du travail en train. On regarde une aura accomplie en même temps que l’image finale paraît virtuelle. Faut-il se suffire de l’esthétique approximative et vaguement allusive de chaque tableau pour mesurer que la pratique de l’artiste repose sur une aporie de ses mouvements d’instaurations, et que si assumé que le peintre semble vouloir être dans l’informel, il « paraît ne rien chercher d’autre que vouloir confirmer une relative absence de motif  »? Chaque tableau fait qu’on s’interroge sur les perspectives d’un regard, celui de l’artiste ou celui du spectateur, (voire ceux des galeristes) : le vertige atteint ceci de salvateur que précisément rien d’autre que ce qui est peint n’est à remarquer : on  se retrouve à nouveau avec des préoccupations factuelles quant au fait de peindre « artistiquement » voire répondre à son aporie. Le peintre compte sur le « donné » à imaginer de tableaux où l’étonnement percute l’abstraction formelle sur le mode de l’« infiguré » vs l’inimaginable : à la lettre.     

      Une troisième série d’œuvres engage de nouvelles recherches à la fois allusives et toujours en partie informelles avec des images apparemment inspirées par la nature. Encore peintes sur toiles dans un esprit à la fois gestuel et matiériste, elles rappellent cette fois des peintures de paysages abstraits composées autour des années 50 par des artistes comme Alfred Manessier, Roger Bissière ou Jean Bazaine ou font songer aux tentatives d’essais critiques de Michel Tapié sur l’art informel. Sans parvenir à trancher entre figure et évocation sensible, composition libre ou suggestive, et bien que les tableaux soient actuels, on ne peut s’empêcher d’y présumer le peintre se souvenant et orchestrant des retours artistiques aussi évocateurs.    

       L’exposition a t-elle pour objet une sorte de rétrospective ? On s’interroge en supposant que les trois accrochages semblent référer autant de cheminements datés de l’artiste. A moins qu’apparemment inquiet des sujets qui l’intéressent, l’artiste veuille initier en trois formules un épicentre conceptuel autour de la question prioritaire du motif plastique au double sens d’une intention et d’une illustration ? Que vaut le choix de l’abstraction dans sa recherche ? La forme des œuvres et leur(s) support(s) peine à faire signe d’un travail d’instauration plastique en mouvement continu ou selon un paradigme créatif en constant approfondissement. Les hésitations autant que les incertitudes sur les références artistiques vs les styles épaississent le trouble : Supports-Surfaces ne suffit pas, les revendications de l’art informel naguère cerné avec agilité par Michel Tapié ou les faveurs d’une reprise de l’abstraction lyrique peinent à convaincre, tout comme une sorte de retour sur le paysage abstrait en France au milieu du siècle dernier manque d’éloquence dans le renouvellement visuel. In fine, le paradoxe comme la controverse des pratiques et des œuvres entre elles ne paraissent pas se nourrir et se densifier en se refondant dialectiquement.     

       Qu’est ce que l’exposition veut alors faire surgir sur ces murs où le peintre floute des recherches et un travail d’incarnation de la plasticité sur la forme visuelle de son travail? Compte-il rapporter poïétiquement l’espace de la galerie à une métonymie de sa table de travail ou aux murs de son atelier? Imagine t-il les fondre dans une relecture esthétique de la feuille ou de la toile blanche et, en se lançant dans un élan d’équilibriste pour nous inviter à apprécier ses œuvres à l’aune de leurs limbes, voir ce qui perdure à évoluer en même temps que le travail d’instauration plastique avance ? Dans l’exposition, on  passe d’une tactique picturale ou d’une période esthétique et d’une œuvre à l’autre sans être piqué de curiosité ou d’envie de s’inquiéter sur des apparences qui, à défaut d’être durablement nourries d’effets et d’intention plastiques ou simplement de stratégie esthétique suffisante, n’en paraissent décidément pas. 

 

Stéphanie Saadé chez Anne Barrault      

      « Un mot sur tant de bouches » est le titre et le fil conducteur de cette exposition dont l’ensemble des œuvres rappelle l’art du Ready Made initié, engagé et conceptualisé plastiquement par Marcel Duchamp, puis repris depuis dans d’innombrables œuvres la plupart du temps sans autre intérêt que « surdimensionner » un égo ou alimenter ponctuellement le marché de l’art. Si parfois des œuvres s’avèrent heureusement associées à une scénarisation et une distance critique, ou certaines impliquent des perspectives créatives disruptives, il arrive, comme pour les propositions ici livrées que l’imagination traîne la patte et que l’intérêt esthétique soit évanescent.

 

Fabrice Hybert chez Fondation Cartier    

      « La peinture doit être un enseignement » proclamait Cézanne. Imaginons Hybert renouvelant l’aura du peintre d’Aix au double sens d’une conception artistique approfondie et pédagogique et d’un style exemplairement incarné. Quelle que soit la manière dont l’exposition performance et installation de la Fondation Cartier se voit, se parcourt ou se retient, le propos de Cézanne semble gager l’opiniâtreté de la recherche d’Hybert à faire entendre que, précisément, son travail et ses œuvres affirment un engagement esthétique d’auteur résolu. Dans chaque œuvre, quelle que soit sa compréhension de « La croissance organique du vivant »*, sa production plastique entrecroise et élargit à peu près tout ce que l’art de concevoir, rendre visuel, suggérer, marquer, tracer, esquisser ou dessiner autorise. En « incorporant tous les domaines de la vie, de la biologie aux neurosciences, en passant par l’histoire, l’astrophysique, mais aussi l’amour, le corps et les mutations du vivant »** (son monde personnel à travers le narratif de son paysage intellectuel et sensible), il conçoit des tableaux d’école imaginaires destinés à être à la fois comparés à des tableaux artistiques et à principes de compositions plastiques diversement graphiques et colorées et pour servir de supports fictivement pédagogiques. Organisée comme un ensemble de salles de classes, l’exposition s’appuie sur la fiction d’un face à face élève/conférencier comme une métaphore où chaque œuvre, assemblant de multiples formes de notations, de descriptions supposées rapides, d’architectures et de comptes rendus métaphoriques, d’analyses et de faux rébus ou de résumés en images, peut librement se confondre comme une synthèse de cours. Prodigieusement habiles et toujours ponctués d’humour et de proximité, le parcours et la visite s’animent comme un voyage intellectuellement jubilatoire et sensible sur l’art.

*Fabrice Hybert. **ibid.  

 

Benoit Géhanne, le temps d’un week end chez Moments Artistiques    

       Benoit Géhanne peint des compositions d’apparences synthétiques ou des assemblages entre silhouettes et abstractions. Lui-même se dit marqué par le Pop Art, spécifiquement certains de ses continuateurs regroupés dans la figuration narrative. L’intitulé « Retenue » des œuvres exposées réunit des tableaux peints sur une surface métallique partiellement réfléchissante (de l’aluminium). Chaque tableau présente un motif complexe ou s’entremêlent, se côtoient ou se superposent diverses parties d’origines photographiques, des reprises en reflets des unes sur les autres ou une ombre portée imaginaire. Chaque fois, il y a, pèle–mêle, une composition purement plastique, des effets simultanés de décomposition ou de dispersion et de combinaisons purement visuelles, une orientation représentative et une interprétation plastique transgressive voire , comme un écho à la Figuration narrative, une réduction formelle abstractisante par rapport au réel. L’ensemble donne une impression de liberté récréative où l’humour des situations visuelles point comme un imprévu.        

     Cette inventivité semble paradoxalement buter sur des détails et des effets d’origines académiques sans utilité expressive : les motifs sont isolés dans le périmètre des tableaux, ils ne se dégagent ou « s’emmêlent » avec leur support que par la réverbération naturelle de l’aluminium, chaque composition détache l’image subliminale d’une exécution formelle plus fidèle qu’incarnée… Bien qu’il justifie sa démarche par une dose de suggestion et d’illusion créative à partir d’intuitions imaginatives, toutes les œuvres affichent une cohérence maîtrisée au double sens de règles et de révisions conformes à leur intitulé. De fait, « Retenue » devient un motif de reconnaissance ambigu de travail.    

        Partant, une impression de mystère aporétique plane sur ces œuvres dont les équilibres doivent, à entendre l’artiste, se tenir à l’écart de procédures disruptives ou hors circuits, vs capables de témoigner arbitrairement et symboliquement d’une déconstruction imaginative. Pour le spectateur, les œuvres sont techniquement bien réalisées, aussi spectaculaires sur leur fond métallique qu’esthétiquement surprenantes. L’aura artistique de leur création les incarne autant que leur apparence affiche une complexité plastique/plasticienne indéniable. Restent les dires transparents des œuvres prises dans leur intitulé générique, échos implicites qui déroutent.

Quelques expositions convaincantes et d’autres peu.

26/01/2023

Christian Marclay au centre Pompidou.    

     Musicien inspiré par l’avant garde américaine des années « Black Moutain Collège » et artiste multicartes, Christian Marclay monte des projets d’œuvres variées et produit des objets d’art moderne en quantité. En ce sens, l’exposition fait montre d’une activité inlassable autour du paradigme de la musique : ses instruments, ses orchestrations et leurs supports, ses acteurs, sa scénarisation… Sa production est débridée, souvent distrayante et se veut apparemment aussi conceptuelle en puisant indifféremment dans les cultures surréaliste, dada, pop, punk, ou « new wave » etc. Toutes choses étant cependant pour lui à peu près égales, la pratique artistique de Christian Marclay apparaît en même temps plus « trouvailleuse » qu’innovante, et davantage changeante qu’inventive.    

     Sans guère creuser le sens et la forme, son travail vit d’une allure esthétique, chaque idée est toujours développée de façon littérale. Christian Marclay fait approximativement œuvre d’à peu près tout ce qui se présente dans un style qui, ayant été artistiquement incarné et apparenté avant lui par d’autres, finit par n’être que spectaculaire. L’exposition bluffe comme un amas d’objets où des gadgets clinquent et illusionnent.

 

« Plus, mieux – Jeux idéaux » au centre d’art contemporain les Sheds à Pantin.    

      L’exposition organisée autour du thème de l’enfance a été imaginée par Philippe Marcus et Ninon Hivert dans le cadre de la résidence de l’association Art Mercator au centre d’art. Y participent, les artistes : David Bartholomeo, Echo, Ninon Hivert, Marie Cécile Marques, Philippe Marcus et Guillaume Mathivet.     

     « Plus, mieux – Jeux idéaux »  se déploie dans l’ensemble de l‘espace du centre d’art comme une scénographie et un terrain vague où le public peut se promener à son gré  d’une œuvre à l’autre. Le caractère à la fois ludique de l’enfance et l’idée de dépasser la « bricologie » de l’accrochage artistique servent de programme pour des pratiques, des œuvres et leur approche à hauteur de rêverie, de monde fantasmé et d’éclosion imaginative.    

      Certaines œuvres sont conçues pour flotter dans l’espace ou apparaître comme un plateau de jeu, d’autres se déploient sur des murs peints fictifs, ou en fresques assorties d’éléments déplaçables comme dans un jeu de (dé)construction. On trouve aussi des œuvres élaborées comme des mini-théâtres entre peinture, sculpture et installation in-situ. Si évidemment on peut ne pas être personnellement conquis par toutes les œuvres, je me dois de dire l’intérêt esthétique des réalisations de Philippe Marcus, peintre et orchestrateur d’une fresque aux accents pop et à l’incomplétude réjouissante, de Guillaume Mathivet, astucieux concepteur d’un mur associant plastiquement des graffitis à une reprise de l’environnement urbain du centre d’art dans un esprit un rien cubiste, et de Ninon Hivert, habile scénographe d’un cold case de corps humain en forme de bas et haut relief d’apparence hyperréaliste. Sur le mur, tout parait à la fois étrange et onirique, les diverses parties du corps encore enveloppées de leur habit appellent un puzzle imaginaire et rémanent…

      Il est réjouissant de remarquer l’importance et la surprise que chacun(e) des artistes donne à l’instauration plastique d’une expression et d’équilibres formels en tension avec un intérêt esthétique auquel il aspire et qu’il cherche à partager avec force.

 

Raphaëlle Ricol galerie Patricia Dorfmann    

      L’exposition a pour intitulé : Affranchi. L’artiste souhaite attirer l’attention sur la singularité voire l’opposition stylistique des œuvres entre elles, quitte à ce que les tableaux «  s’entrechoquent » et qu’une apparente cacophonie déconcerte ; l’ensemble des œuvres traduit ce préalable avec soin. L’apparente cohérence du thème des tours de cartes (l’artiste écrit être familière de techniques de cartomagie) et un certain savoir faire pictural permettent en même temps de s’attarder sur certaines peintures, par ailleurs directement inspirées d’œuvres historiques (Le tricheur à l’as de carreau peint par Georges de la Tour ou Les tricheurs peint par Caravage). Une interrogation demeure sur l’ensemble de l’exposition et les procédés plastiques ou les démonstrations techniques de l’artiste : pourquoi bâcler autant l’envie de faire semblant de « d’à peu près » peindre à partir de l’expressivité du geste spontané et tout « en pourrissant » les efforts de certains artistes réputés sur ces tactiques d’apprivoisement de la nonchalance ou de la désinvolture feinte (la sprezzatura en Italie eu 16e s.), ou bien, plus proches de nous, des manières « relâchées » d’Otto Dix, Matisse ou Francis Bacon) ? Davantage choquantes qu’entrechoquées, des œuvres déroutent par leur médiocrité plastique plus que par leur esthétique. De sorte qu’avant de retenir peut-être une leçon d’ « Art modeste », on ressort avec le sentiment de propositions sans perspectives.

 

Abdelkader Benchamma à la galerie Templon rue Beaubourg    

    L’artiste s’appuie sur l’esthétique formelle du kaléidoscope (miroitements, réplications vs duplications, symétries, décalques, répétitions, dispersion etc.) pour scénariser, tantôt à plat sur papier marouflé sur toile, tantôt dans l’environnement, des compositions purement visuelles (et optiques). La démarche, essentiellement technique et conditionnée par l’envie de produire un spectacle est largement préemptée par ses procédés. L’image d’ensemble est certes saisissante mais largement superficielle : les apparences d’installations in-situ  présentées sont approxima-tivement sculpturales ou environnementales, et vaguement théâtralisées ; chaque œuvre peine à exister aussi bien formellement qu’expressivement. Comme en 2019, on garde l’impression d’un bluff créatif et d’une production plastiquement sans intérêt.

 

Jeanne Vicerial chez templon, rue du Grenier Saint-Lazare    

         Jeanne Vicérial est ce qu’on appelle une designer textile. Sa maîtrise des codes de son métier et l’exposé qu’elle en donne avec cette présentation est impressionnante de créativité technique et formelle. Il est indiqué qu’elle collabore avec des chercheurs en robotique (Paris Tech) et, d’une façon ludique et artistique les milieux du théâtre et du spectacle. Sans être accessoire, son engagement social est patent de par l’honneur fait au corps féminin ; c’est peu dire qu’en ce sens, la volupté et l’élégance noire de ses compositions plastiques/textiles parlent d’une liberté d’imagination naturelle. Reste la présentation de l‘exposition prosaïquement trop démonstrative et un peu « surexposante » quant aux preuves de compétences techniques déjà avérées. N’était-ce une belle installation murale en forme de cabinet de curiosité sur le thème d’un « sex voto » réjouissant de poésie, et à l’inverse, une sculpture inutile mais disruptive en partie constituée d’un robot esthétiquement lourdaud, la créativité de l’artiste et le monde sculptural évoqués dans la notice de présentation paraissent gelés dans des visions de vestiges et de statuaires désincarnées.

 

Laurence Papouin au Bon Marché vs la salle du restaurant Primo Piano    

      L’essentiel des œuvres appartient à l’ensemble présenté initialement à la galerie Richard en octobre dernier. A cette occasion, j’ai, écrit le bien qu’il faut en penser, tant sur le plan esthétique que sur le fond des recherches plastiques.    

       Dans leur format réduit, les nouvelles compositions exposées mobilisent encore l’attention sur l’usage réel, suggestif et simultané de supports et de matières diverses. L’attention de l’artiste est d’apparenter sa pratique plastique à une abstraction et un tachisme, un collage et des apparitions ou des disparitions progressives de formes, des atmosphères parfois vides ou évanescentes pour in fine dématérialiser allusivement à vue son travail visuel au profit de sensations également temporelles. L’œuvre orientée vers une expression visuelle aussi intimiste que factuelle et mémorielle tend à apparaître sans cesse. Dans la salle du restaurant Primo Piano, en condensant subtilement l’intitulé de chaque image sur un narratif imaginaire autour du portrait : « Sonia#bd, bj ou be… », voire dans une action toute aussi fictive : « Dancing in the kitchen », Laurence Papoin diffuse des inspirations que l’espace spécifique de la galerie première couvrait accidentellement.    

       La présentation en avant-première de deux nouveaux collages complète l’exposition et témoigne d’autres perspectives de recherches de l’artiste. S’il est encore trop tôt pour prédire la les développements d’une recherche qui s’annonce déjà prometteuse ; ceux qui sont visibles arguent l’intérêt de Laurence Papouin pour l’empreinte ou la trace dans la matière visuelle.    

     L’artiste, présumant la difficulté de valoriser son travail dans le contexte, use avec talent de l’espace disponible. L’esthétique monumentale et discrètement antique étend par métonymie les recherches plastiques instauratrices à l’origine des œuvres. 

 

Paul Collins, peintre chez « Moments artistiques » rue de Turenne…    

    «  Dans un appartement du Marais, à Paris, depuis 1999, chaque troisième vendredi du mois et les jours suivants, un artiste est invité à exposer ses recherches et travaux. Un contre-événement lui répond. »…Paul Collins est l’invité de ce mois de janvier 2023.    

      Peintre féru de techniques graphiques d’impression autant que d’expression plastique, Paul Collins y a réuni un ensemble de recherches picturales sur le thème « Marginalia ». Les peintures ont l’aspect de compositions abstraites de tendance géométrique et paraissent en même temps narratives à travers des vignettes réalistes ponctuellement tamponnées comme des signatures ou comme des graffitis humoristiques fortuits.     

      La prégnance de techniques apparentées à des collages, des reports et des surfaces d’impri-mées frappe le regard. Chaque peinture est ainsi faite de diverses manières de découper ou d’architecturer la surface des toiles en réseau de plans multiples, puis utiliser et détourner ou déconstruire le principe graphique des trames généralement utilisées pour restituer les nuances de couleurs et de teintes. Issus des décalages apparemment accidentels, des motifs apparaissent par moirages qui transforment alors les surfaces en zones optiques et vibrantes. L’artiste semble à fois se concentrer sur la conception formelle et visuelle de ses tableaux et « en marginalia » sur l’humour procédurier qu’il scénarise en « accrochant » ses vignettes aux compositions avec une désinvolture amusée. Sa connaissance de l’histoire de l’art est aussi approfondie et sensible que décontractée. En échangeant avec lui, j’accepte sans difficulté sa proximité intellectuelle et complice avec celle, parfois sarcastique d’Ad Reinhardt. Toutes choses qui interrogent la réciprocité teintée d’ironie qui fonde le paradoxe disruptif de leur association. 

Trois expositions bonheuresques…

29/11/2022

"Célébration du 0m" par Paul-Armand Gette, galerie Satellite.    

     Paul-Armand Gette poursuit son exploration de l’intime et de la botanique. Comme on peut s’y attendre, l’imaginaire de l’un et l’autre des deux univers étant aussi suggestif que subjectif, l’artiste les incarne en les faisant bruisser à travers les deux thèmes de la distance et du temps opportun dont ils se complètent par ailleurs. Partant il érotise à sa façon l’ensemble.    

      Les propositions artistiques créées par Paul-Armand Gette affichent en écho une plasticité subtile et esthétiquement humble. Les manières à la fois amicales et formellement paradoxales qu’il a de forcer l’imagination frappent à la fois par leur radicalité et par la retenue de leurs instaurations visuelle.

      L’exposition a donc été conçue en deux séquences : comme un film et comme une installation en images. La première a consisté en une lecture de Paul-Armand Gette et de la performeuse Wenjue Zheng au cours de laquelle l’auteur et son accompagnatrice ont interprété un court récit autour du thème « 0 m » (Zéro mètre). Présenté comme un commerce et une métaphore autour de l’idée de commencement, dont Paul-Armand Gette assure qu’il est invariablement porté par un récit à la fois intime et inconnaissable mais toujours « avenir », le « O m » n’est illustré qu’à partir de signes scénaristiques, d’évocations poétiques et d’entrevues sensibles.

     La seconde séquence a l’aspect d’une exposition photographique. Les œuvres, généra-lement composées d’un duo d’images de même grandeur placées l’une sous l’autre, sont imaginées et à la fois associées comme les épisodes d’une chronique aussi brève qu’un haïku visuel et comme un récit autonome. Comme on le devine, Paul-Armand Gette a subtilement entremêlé chaque contenus de sorte qu’à la succession des images exposées résonne chaque instant de la première séquence.      Dans l’exposition, un beau texte de Paul-Armand Gette reprend en partie le fil d’un entretien qu’il eut avec Bernard Marcadé intitulé « Puis-je vous toucher ».* Il y est un moment question  de perspec-tives d’interprétations formelles ou et/ou poétiques, voire les deux, évidemment ! « La gamme des médiums a été parcourue permettant aux images de passer de l’icône à l’indice tout en traitant le même sujet, et là encore il est question de distance…mes recherches, intitulées “Contribution à l’études des lieux restreints” restent fidèles dans ma pratique du “Regard rapproché”, où l’aptique devient le prolongement de l’optique pour peu qu’il soit désiré » L’exposition vire à une allégorie en acte de l’art instaurateur. On ne peut qu’être touché par la pudeur suggestive des compositions, leurs histoires et les fictions réelles et fictives qui les traversent, la délicatesse et la retenue des instants qui y sont imagés et qui demeurent silencieux comme des images. On  s’est tout autant captif de l’humour discret que l’auteur donne au sens du toucher « à 0m près ».    

     Paul-Armand Gette fait vivre ses rêves en scénarisant avec ironie leur intimité à travers une érudition sans pareil. Le temps passe, à la fois lent, stationnaire comme une respiration intérieure précipitée comme une effusion. Les sources « sacrées ou pas furent diverse et variées » comme des allusions affleurent par étapes ou pauses. En même temps les compositions semblent de tendres interstices entre agencement et forme poétique. L’art de Paul-Armand Gette procède d’un souffle puissamment doux.

*Bernard Marcadé/Paul-Armand Gette, « Puis-je vous toucher » entretien, in Artpress n°99, janvier 1986. ** Paul-Armand Gette, « L’actualité 0 m et ses rapport avec le petit linge », texte de P.A. Gette présenté parallèlement aux œuvres dans l’exposition.

 

Pascal Casson, "L'inventaire complet" au musée d’art contemporain de Caen.

       L’intitulé de l’exposition a des résonnances ironiques. Qu’est-ce à dire ? Un inventaire est par définition complet puisqu’il énumère exhaustivement des éléments qui le constituent tel qu’il se trouve. Dire qu’il serait incomplet reviendrait à y supposer des manques en partie déjà connus de leur « comptable ». Autant suggérer que Pascal Casson n’aurait d’yeux que pour les évaluations indéterminées, qu’il serait davantage attiré par les aventures qui continuent que par celles qui se terminent. Dès lors, l’infini supposé (ou suggéré) de l’inventaire devient l’élan par lequel il devient illusoire sinon inutile et Pascal Casson invente l’argument qui nous pousse à déjà penser que l’exposition de ses œuvres est non seulement sélective mais qu’en plus il aurait lui-même en tête de rendre inconcevable l’exhaustivité esthétique même de ses recherches. Autrement dit, Pascal Casson inventorie ce qui le pousse à élargir, augmenter ou redéfinir sans cesse ce pourquoi sa créativité artistique n’aura de cesse d’explorer de nouvelles formes d’expressions.

       Dès son aperçu depuis un grand assemblage mural précédent la salle principale de l’exposition, la peinture de Pascal Casson stupéfie par son inventivité technique et plastique, voire son imprévisibilité : elle apparaît à la fois radicale et nuancée, d’une expression résolue et en même temps ouverte à sa propre diversité d’inspiration culturelle, abstraite sans être aforme ou dogmatique vis à vis de l’image. Catalogue à la fois analogique et suggestif de paysages qu’on devine réels et mémoriels, les peintures égrainent aussi en miroir des apparences qui semblent autant de passions ironiques de son créateur pour l’expression visuelle.

    Plus que de peinture, davantage que d’œuvres, il vaut d’ailleurs mieux parler de projet d’esthétique picturale, car c’est de cela que l’artiste creuse son art : il s’agit de concevoir et d’imaginer une recherche artistique générale. Le paysage des œuvres qu’on conçoit sur le seuil et qui continue dans l’exposition principale donne une impression diffuse de constance et de questionne-ments renouvelés.Visible jusqu’en février 2023 au musée des beaux arts de Caen, l’exposition gratifie ce genre de bonheur dont on garde une trace émue tant la cohérence et l’intelligence de l’univers créatif qu’on découvre en vrai sont aussi bien mis en valeur.

      Les tableaux de Pascal Casson sont faits de vastes assortiments de formes, de couleurs et d’effets de matières en un certain ordre dispersés*, d’amalgames bizarres, de regroupements, de rapprochements, d’accolages et de constructions baroques de surfaces et de tracés, d’associations d’improbables silhouettes ou de motifs aux dehors géométriques… Pas d’ordre apparent, sauf à remarquer que l’artiste semble vouloir sublimer l’espace disponible de son support en le débordant ou en soulignant ponctuellement une limite. Les couleurs souvent évocatrices de teintes semblent inspirées par la nature, et le geste du dessin est à la fois tranquille et spontané. La touche du pinceau est posée et mesurée comme celle de Philip Guston, sensible comme une esquisse visuelle d’Hervé Télémaque. D’une dimension importante ou limitée au format de cahier d’écolier, les œuvres paraissent esquissées, relevées comme des empreintes, parfois révélées comme des vues émergeant dans un laboratoire photographique.

        Pascal Casson peint sur des papiers de récupération, des cahiers inutilisés et oubliés. Depuis peu, il utilise aussi de grandes feuilles de yupo**, support synthétique à la fois lisse et non poreux. A son contact, l’artiste se tient prêt à réagir à ses variations et à son rythme irrégulier, l’intuition redouble d’intérêt. On l’a dit, le geste spontané ou glissant compose avec la visualité expressive des motifs tantôt expressifs, tantôt incontrôlables. Des formes inspirées par réminiscence de la nature subliment des compositions suspendues aux frottements sensibles de l’artiste aux prises avec l’action prégnante de son travail en train. L’avancement est énigmatique, il fait cohabiter plusieurs sources d’inspirations dans des sortes de rebuts plastiques et l’œuvre fait songer à un paysage archéologique ou aérien aux accents minimalistes et conceptuels. L’œil agence d’autres fois des signes en apparence abstraits, silhouettés de leur seule tache sur l’étendue du yupo. On se surprend à trouver entre eux une origine ou des liens. In fine, l’idée d’un paysage mental  et poétique gagne du terrain.      

        L’exposition se visite comme on vient voyager avec l’artiste absorbé par son entreprise créative. Sur les murs, des paysages d’horizons imaginaires sont cartographiés. Répartis sous d’autres aspects dans des vitrines à travers des séries d’études sur feuilles uniques aux intitulés évocateurs, tout incite à la contemplation. Pascal Casson agit, parfois il pense en compositeur sonore. Chaque œuvre témoigne des actions subtiles empiriques ou intentionnelles qui l’ont fait passer de l’ouvrage au tableau, et qui, entre formations et transformations visuelles l’ont spectaculairement changé en art libre. Pour le spectateur, ça confine parfois au monument ou à l’échange complice : ça parle modestement, mais ça parle en profondeur. Pascal Casson l’a inventé et produit comme Walter Benjamin a défini l’aura du travail visuel par son moment temporel d’instauration. Dans leurs vitrines respectives, sur chaque mur, le travail artistique de Pascal Casson pulse du temps qui le conduit à faire vivre son indéniable pouvoir de poésie picturale.

* J‘ironise volontairement sur une expression aujourd’hui dépassée du peintre Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Maurice Denis in Art et Critique, 1890  ** A l’inverse des papiers fabriqués à partir de fibres végétales, le papier Yupo est un papier synthétique élaboré à partir de matières plastiques (propylène).

 

Anne-Sophie Tschiegg, "Inventaire", à la galerie Sabine Bayasli.

     On voit d’emblée que ses tableaux sont d’une épaisseur esthétique particulière, dense et aérienne, quasi ontologique d’une activité irréductible à l’histoire de son art. On se convainc  que ce qui est  peint s’oppose à toute objection, qu’on est face à une artiste autonome. Anne-Sophie Tschiegg peint des motifs allusifs où on peut identifier une silhouette humaine et un bouquet de fleurs, les éléments d’un paysage imaginaire ou un univers visuel aux confins de l’abstraction, réinventé ou retrouvé ? Peut-être ? Jamais littérale, sa peinture impose une matérialité sensuelle, perturbante de profondeur technique et de simple humanité.

     Généreusement composé par couches successives plus ou moins transparentes, de formes variées vivement dessinées et colorées en direct, chaque tableau montre que l’envie de peindre emporte tout. De multiples indices d’ébauches, de marques d’hésitations et d’apparences encore intermédiaires montrent qu’intuitivement tout s’ordonne par rapprochements et fusions d’effets de présences et de constructions imaginaires. Le rectangle comme la surface du subjectile ne sont jamais oubliés ou en reste : Anne-Sophie Tschiegg questionne leurs bords respectifs dont les limites rarement couvertes remontent ça et là comme des traits de lisières subtiles. On voit encore que bien qu’intimement emportée par son activité résolue, l’artiste par ailleurs affairée à une conception prioritairement sensible de son travail artistique a cherché à faire que les tableaux ne se bornent pas à l’exercice d’un expressionnisme individuel. De multiples détails structurants et des aperçus finalement conservés montrent en effet qu’Anne-Sophie Tschiegg se réapproprie des intellections picturales historiques.

        Qu’est-ce qui la pousse à se rendre artistiquement si sûre qu’elle ne cédera rien au spectacle de réussites rentables, qu’elle ne veut rien craindre du travail plastique nécessaire pour faire valoir un choix esthétique personnel ? Quel destin personnel la force à ne pas s’imaginer autrement qu’en peintre libre ? Croit-elle d’ailleurs à un autre monde possible, sinon pensable, que le sien ?

     Bien de précédé par l’intitulé « Inventaire », aucun tableau n’est titré, il n’y a pas même l’indication « sans titre » ; reste un art singulier de peindre, de s’aventurer à vouloir réaliser un tableau, surtout d’en montrer la recherche aventureuse et incertaine. Qu’elle soit imposante par sa taille ou presque de poche et intime, chaque œuvre capte cependant l’attention par des forces sensibles qui semblent vouloir surpasser l’impossible par des influences affectueuses. Et en confiance avec ces horizons, l’artiste veut rendre toute sa chair à la peinture, l’image à ses étonnements, veut prolonger l’accès au pictural par des expériences d’étape, méthodiquement et intuition après intuition. La vie du tableau l’intéresse : sa forme doit surprendre. Les nombreuses reprises remarquables dans sa peinture informent qu’Anne-Sophie Tschiegg est attachée aux rappels et aux souvenirs irrévocables de son engagement ; s’y contraindre par désir, comme une évidence, jusqu’aux confins de l’injustifié, montrer qu’on s’en détache en acceptant le tableau tel qu’il sera assumé. Anne-Sophie Tschiegg pense sa vie de peintre comme une incarnation à  la fois possible mais aussi toujours imaginaire : elle lui a confié à égalité son existence et celle de ses peintures. Je vais me replonger dans la lecture du « Chef d’œuvre inconnu ».

Des expositions enthousiasmantes et parfois bof !…

09/11/2022

Jérôme Zonder « Sans issue » (sic) chez Nathalie Obadia    

      Il est indiqué que la thématique de l’expostion est un portrait de Pierre-François, personnage-acteur cinématographique de Marcel Carné dont le dessinateur creuse l’expression visuelle depuis plus de dix ans. Jusqu’ici fondées sur des descriptions réalisées à la peinture en utilisant des traces d’empreintes du doigt en noir et blanc, les images montrent, cette fois des sortes de collages photographiques reproduits in extenso au crayon noir au centre de vastes feuilles. Chaque motif d’assemblage préalablement « composé » au centre semble tantôt absorbé et tantôt émergeant sur le fond couvert d’un noir intense et monochrome. Il faut forcer l’interprétation sur les nuances de teintes et les zones blanches avant de discerner un réel travail sur la lumière.    

        Jérôme Zonder redessine des assemblages faits d’images qu’il reproduit in extenso à la mine de graphite sur papier. Traité dans un style proche de l’hyperréaliste, chaque sujet est la plupart du temps centré sur un fond noir au centre de grandes feuilles rectangulaires. L’essentiel des œuvres exposées rappelle l’esthétique pointilliste « du touché du doigt » et peuvent faire songer au travail de certains portraits de Chuck Close ou encore à des compositions de Erro (mais en moins conceptuelles et moins ironiques) voire des essais d’interprétations documentaires d’un modèle donné. S’il ne s’agit pas d’assemblages préalables, les autres œuvres semblent se limiter à des images photographiques reproduites à l’identique en noir et blanc au crayon de papier.    

        L‘esthétique des œuvres questionne, tant l’ensemble de la recherche plastique paraît mince. La répétition d’indices d’inexpérience technique ou de diversité dans l’expérimentation plastique alourdit les œuvres et interroge quant au travail d’incubation créatrice fondamentalement liée à l’invention vs l’engagement sinon la recherche d’instauration artistique. La faiblesse récurrente des compositions où le centrage du motif n’active chaque fois aucune force visuelle particulière, la banalité graphique et l’absence d’imagination sensible du geste du dessin exécutant sans autre ambition de facture qu’un effet de trame supposée tout cela stupéfie d’inintérêt et fait que l’imposant labeur de l’artiste paraît se cantonner à un exercice scolaire, sans lumière critique ni singularité technique voire d’articité. De sorte qu’en dépit de l’étendue imposante de leur format, chaque dessin ne répond que de solutions d’exécutant où rien n’évoque une trouvaille ou un élan disruptif d’interprétation plastique.

 

Fabienne Gaston Dreyfus chez Galerie Fournier    

      « Voyager léger » est le titre ou le thème de cette nouvelle exposition de Fabienne Gaston Dreyfus. L’artiste excelle dans la conservation d’un style et d’une technique (ou une manière) dont on ne comprend pas bien si elle compte principalement s’exprimer à partir d’un geste du pinceau, d’un débit de couleurs crues ou d’un paradigme de composition où l’addition et la superposition des formes est la règle. On se demande encore si la question poïétique de l’avancement de l’œuvre à faire l’inquiète, tant chaque objet pictural semble apparemment déjà arqué sur un paradigme établi. Quelle que soit l’œuvre le spectacle d’une peinture facile à regarder s’impose ainsi sans réserve. Mon sentiment à la vue des apparences perceptibles en 2019 demeure : ça reste original, peu subtil sur le plan technique, d’une polychromie aussi éclatante et chatoyante que sommaire… C’est agréable à regarder, d’un commerce sympathique avec l’abstraction. On se lasse toutefois assez vite d’une production d’agrément à chaque œuvre et peu dérangeante sur la recherche plastique… mais ça reste joli et plaisant. 

 

Jim Dine chez Templon, rue du Grenier Saint-Lazare    

       Dès l’entrée dans la galerie, c’est la claque. Le spectateur est saisi par une émotion esthétique intense devant un grand tableau, immense d’engagement pictural. On est face à un mur à la fois à l’état brut (on peut imaginer la paroi d’une grotte), un mur réinventé et empeint (on peut y surprendre le plat frontal du tableau) et un lieu peint (on peut le concevoir à l’aune d’une captation de street artiste). Face à un arrangement visuel simultanément en deux, trois et poétiquement en quatre dimensions, le regard flotte (ça tombe bien, Jim Dine y a inséré en plus un motif linéaire informe). Plus encore, la vie d’une œuvre en train de presque s’autoproduire suggère l’idée d’un mouvement créatif initié autant par la contemplation immobile que par l’enregistrement d’une mobilité simultanément in motion et brièvement pausée. Plus encore, avec sa manière de réinvestir le centrage formel d’un sujet par la rigidité de son emplacement, en s’inspirant des apparences possibles de la matière, de la lumière ou des silhouettes, en déjouant le risque de clore plastiquement le tableau, l’artiste parvient à rendre poétique l’idée inverse d’un déploiement à la fois formel et narratif de ses dispositifs. De sorte que partout dans l’exposition, qu’il s’agisse de sculpture ou d’installation suggérée, en s’appropriant avec ironie l’idée d’un trouble sensible depuis les signifiants plastiques à fois conventionnels et personnels de sa pratique, Jim Dine disrupte avec  le confort d’un regard et d’une œuvre finie. 

 

Hoda Kashiha chez Nathalie Obadia    

        « I am here, I am not here » thématise et guide l’essentiel des compositions des divers tableaux exposés. On perçoit sans difficulté beaucoup d’influences et de sources d’inspiration : l’iconographie BD et une esthétique « cartoonesque », des réminiscences de pop art et du cubisme, quelques partages avec des engagements « philosophico-sociaux » et quelques discours formalistes sur le caché et le dévoilé, le révélé et le censuré formalisés et scénarisés par l’art plastique conceptuel des années 70… On remarque en même temps qu’à chaque composition sont ajoutés et entremêlés des gestes de dessin narratif. L’artiste d’origine iranienne, à la fois sensible et coutumière, colle, superpose et combine ainsi ce qu’elle a extrait par plans dans des compositions hétéroclites où le fragment semble à la fois faire loi et servir de guide de compréhension esthétique. Partant, chaque opportunité d’évocation trouve son style dans les manipulations habiles de toutes sortes de techniques d’expressions visuelles : techniques simultanément graphiques et picturales, apparences photographiques et parfois trompe-l’œil cinémato-graphiques, effets optiques… L’artiste engage par ailleurs son opinion sur les normes sociales et les codes sociaux dans  ses peintures, notamment celles du genre. Partant, on devine que son art plastique des collages et des plans de montages, sa faculté à mobiliser les débordements ou les passages des formes les unes par rapport aux autres expriment allusivement un point de vue autonome sur la fluidité des choix de vie possible. En marge de son esthétique particulière, chaque peinture s’avère à la fois translucide et cryptée. 

 

Tudi Deligne galerie Mariska Hammoudi    

        Il s’agit exclusivement de dessin à la mine de graphite ou au crayon fusain sur des feuilles de grandes dimensions. Réunies sous le thème « Disputes académiques », Tudi Deligne soumet des œuvres picturales d’artistes réputés à leur réinterprétation onirique. Revue, repensée et ré-imaginée au moyen de techniques numériques, chaque œuvre a servi de prétexte à des mélanges, des torsions et des transformations visuelles et stylistiques. Prise à partie et soumise à l’imagination débridée de l’artiste, les peintures d’origine semblent à la fois dématérialisées et remuantes dans une ambiance gazeuse d’univers fantasmatiques.     

        L'excellence technique du dessinateur dans la description des formes, l’expression lissée des lumières et des ombres frappe d’emblée le regard. L’espèce de neutralité photographique du geste constamment fondu jusqu’à l’effacement dans l’image recherchée est le second aspect qui retient l’attention. Le regard se fige et tout semble quelque peu gelé dans ces productions où le perfectionnisme du savoir faire confine à un fabriqué plus artisanal que projectif. Confronté au laminoir d’un désir de perfection analogique, on reste, du coup, en attente devant un travail dont l’instauration se glace sur la fin d’une apparence plastique.    

         En marge de ce qu’il présente comme des études en devenir, l’artiste a affiché un texte d’esprit philosophique sur sa démarche. Dans un vocabulaire riche et documenté sur la recherche esthétique, son argumentation use des référentiels comme une grille magique. Autre manière de poser que l’œuvre qui s’y photographie peut s’égarer dans le spectacle d’une intention théorique en oubliant parfois d’être techniquement légère.

 

Philippe Ramette chez Xippas    

      La galerie indique, ou du moins prévient comme dans un lapsus révélateur : « Dans la conti-nuité des œuvres précédentes… ». Si, précédemment, les œuvres de Philipe Ramette pouvaient paraître ironiques et gentiment surréalistes, cette exposition sans autre imagination que celle qui consiste à reproduire à grand frais des gags éculés d’esprit Dada ou Panique sent le sapin.

 

Côme Mosta-Heirt galerie Eric Dupont    

       « Mon activité première est le travail de volumes peints dans l’espace ». Côme Mosta-Heirt poursuit son travail conceptuel sur l’alliance du dessin et du volume. La scénarisation est teintée de théâtralité des œuvres : des sortes de stèles imposantes mêlant des blocs de verre « tachés » de couleur et de bois brut, des constructions en bois « distraitement » cubistes posées à même le sol, des assemblages de petits tasseaux en bas reliefs « hasardeusement » peints, tout a une apparence apparemment ponctuelle et semble évoluer comme des fantaisies. En un sens Côme Mosta-Heirt badine avec l’instauration combinée des échelles, des surfaces et des masses, il ironise avec les socles, trouble en frisant avec esprit la monumentalité. A travers ses références avec le cubisme, le Minimal Art et l’Arte Povera – voire, prosaïquement, l’art abstrait – son travail n’est pas seulement plastique et prospectif, il feinte cette une fausse légèreté que créer demeure une aventure à risque.

 

Jean-Baptiste Boyer, « Les portraits d’âmes », galerie Laure Roynette    

        L’anachronisme est difficile à accepter pour beaucoup d’artistes. Par « mal accepté », je veux dire qu’ils l’ignorent quand, par « mégarde », il pointe son nez et prend l’aura d’un laspus, ou quand ils expliquent doctement y échapper grâce aux thèmes qu’ils exploitent, aux références culturelles qu’ils disent dépasser, au mieux que leur art traverse l’histoire de l’art en restant actuel, voire qu’il est « d’avant-garde »…mais sans amnésie. A travers sa personnalité flamboyante et sa créativité ironique, Picasso a toujours été un contre exemple positif du risque d’être ou d’oser être inactuel.     L’idée que sa peinture est surannée jusqu’à la caricature n’affecte pas Jean-Baptiste Boyer. L’artiste produit avec sérieux ses antiquités dans un style ténébriste qu’il croit être celui du Caravage, il met en scène des allégories littérales qu’il pense actuelles et in fine produit des peintures pour « Demeures et Châteaux ». Rien à apprendre de cette exposition datée au point d’être ennuyeuse, rien à imaginer à partir de ces peintures férues de technique et réalisées à la manière de… mais qui, dans le détail, s’avèrent bien minces et sans relief quant au dessin et au coloris. 

 

Adel Abdessemed, « Out, out, brief candle » (Eteins toi, éteins toi, court flambeau) chez Continua      

       Adel Abdessemed aime l’expression théâtrale et ne recule devant aucune possibilité de cons-truire son travail plastique comme s’il devait toujours tenir d’une alliance instruite faite d’actualité, d’engagement et d’expression artistique personnelle. Rien de ce qu’il produit ne s’écarte ou ne se détache de l’insertion de sa pratique dans l’inspiration venue du monde. On est donc sur du narratif et du symbolique, de l’allégorique et du concept d’illustration. Il faut avertir ou dénoncer par l’installation, proposer une relecture ou encore la re-présentation et l’assemblage métaphoriques : la noirceur de l’actualité et plus largement du monde inspirent chaque œuvre d’une couleur noire effectivement monochrome.    

        La diversité des moyens plastiques et des réalisations que se donne l’artiste mis hors de cause, on observe en même temps que l’expression ou la composition générale des œuvres peinent a échapper aux conventions académiques du sujet focalisé et centré dans un cadre. De sorte qu’allégorisée et traduites en bas relief ou interprétée en sculpture, chaque composition plastique reste confinée à la « réglementation. » Au bout du compte, bien que se présentant comme moderne et éclectique dans ses choix de conception et d’expression formelle, l’artiste s’en tient à des normes. Ne parvenant pas à arriver à questionner en profondeur l’étendue des moyens plastiques d’expression à sa disposition en se limitant à l’analogie, que ce soit du point de vue de leur thème ou de celui de ses potentialités d’évocation (sa sculpture du "Coup de boule de Zidane" concurrence avec brio l'inintérêt et la sottise olympique des "Balloon dog" de Jeff Koons), chaque œuvre bute sur les finesses suggestives qui font signes d’un usage sensible et nécessairement complexe de l’allégorie. En gros, si la ressemblance avec le sujet traité y est, néanmoins la mise en forme apparaît banale et peu créative.

 

John Chamberlain chez  Karsten Greve    

      Nouvelle présentation de sculptures de John Chamberlain par la galerie avec laquelle il a collaboré dès 1970. La force créative du sculpteur stupéfie et fascine dans chaque œuvre. A travers son sens des silhouettes « informes », sa pratique personnelle du volume peint et sa sensibilité particulière, l’espace, la lumière et le dessin des rythmes, le métal dont il s’est approprié la matière d’expression s’expriment chaque fois dans un élan et un souffle d’auteur incontestables. 

 

Alice Neel à Beaubourg    

       C’est peu dire que sa peinture est politiquement et socialement engagée, revendicative et véhémente. C’est peu dire encore que sa conception du travail pictural, la plasticité que ça peut mobiliser, tout cela lui semble sans intérêt. Alice Neel cultive sa manière descriptive rudimentaire par un dessin analytique souvent bâclé, régulièrement réduit à des cernes gras autour des formes, appuyés pour décrire littéralement. Conforme à sa vie militante féministe de gauche, l’artiste déploie un art essentiellement dénonciateur des injustices (racisme, pauvreté, machisme etc. dans son pays, les USA).    

         Avec sa plasticité misérabiliste, son style quelque peu naïf et décomplexé, Alice Neel excelle en même temps dans des compositions qui, au début de sa carrière d’artiste, rappellent les caricatures politiques de Georges Grosz ou Otto Dix. Dans une seconde partie de vie dévolue au portrait, rien ou presque ne change. Qu’elle portraiture les habitants de la Factory d’Andy Warhol (et Warhol lui-même dans un portrait charge hallucinant) ou ses amis de passage, la même désinvolture, la maladresse sinon l’ironie face à l’excellence technique servent fréquemment d’alibi pour incarner les corps physiques dans des images toujours plus crues et moins conventionnelles.    

        On ressort de l’exposition à la fois troublé et dérangé, ne sachant que penser de cette pratique ou cette esthétique sans reconnaissance. Alice Neel emporte l’empathie par ses sujets et ses engagements de femme et de citoyenne. Sa peinture où la recherche plastique se borne à des descriptions à la fois réductrices et littérales laisse parallèlement perplexe quant aux limites expressives que l’artiste semble vouloir poser comme un préalable à leurs images. Par ailleurs, on est ça et là déstabilisé par des prouesses plastiques sidérantes : la restitution et l’expression dessinée des mains ou de certains gestes de ses modèles surprend parfois par les qualités anatomiques et suggestives de leur dessin. Et parfois encore, on ressort convaincu par un style incarné et sans complexe qui s’affiche comme une vérité arbitraire d’auteur.

Des expositions variées, parfois inattendues voire dérangeantes.

02/10/2022

Laurence Papouin et l’intimisme du travail à la galerie Richard 

        Pas de support clairement délimité, ou plutôt la superposition de plusieurs espaces de travail simultanés, chacun présumant un temps de perception particulier. Pas de support unique (ou exclusif) et pas d’espace homogène (ou allusivement homogène), à la fois borné par un cadre parfois même hypothétique, ou un territoire naturellement assigné à une matière. Chaque subjectile est fait d’un assemblage opaque de feuilles de papier blanc superposées et de feuilles de calques polyester. L’ensemble surprend par des allures de monde céleste.    

         Avec leurs taches multicolores librement disposées tout en étant apparemment encore fluides et plus ou moins étendues, Laurence Papouin ne cache pas son choix pour l’abstraction. Il faut imaginer l’artiste rêver son monde pictural en le regardant à la fois apparaître et respirer : spectaculairement dispersé et alangui dans une nonchalance feinte, il semble se reposer. L’intitulé un rien ironique de l’exposition sublime aussi ce monde : Serre moi fort dans tes bras et faisons le tour de la terre.

         Les œuvres aux dimensions variées se présentent comme des suites ou bien sont regroupées en polyptique. Les taches libèrent leurs motifs naturellement informels dans des lenteurs  évanescentes. Son matériel visuel semble plus dispersé que composé. Sans en avoir l’air, chaque œuvre s’équilibre dans un désordre paradoxalement instaurateur. On repère des indices de palimpseste dans l’entremêlement des feuilles et des plans visuels. Quand il y a un effet de matière, il est pareillement imaginé en jouxtant des techniques tantôt aquarellées et tantôt travaillées en pâte. Le paradigme d’un théâtre esthétique se crée par des suggestions d’empreintes et de traces. Les formes sans contour fixe deviennent aussi tactiles que mémorielles. On bat la mesure en pensant free jazz et musique informelle, on mixte Milford Grave avec Morton Feldman ou John Cage. On suit les mouvements de nuages flânants et on suit des eaux vives, à moins qu’on écoute la matière inouïe d’aperçus temporaires.

      L’étrangeté des rendus redouble quand on remarque que l’artiste ne peint pas toujours directement les formes qu’elle utilise. A bien observer (ou anticiper et prédire) son action restreinte*, on constate qu’elle a procédé par collages. Les sensations de matière virent à l’énigme ; empreinte, dépôt ou restes et souvenir : de quoi sont-elles originales ? Bien qu’elles soient « fabriquées » à partir de rebus et de « peaux  de peintures » qu’on imagine prélevées de palettes abandonnées, la façon dont l’artiste accessoirise ce qu’elle prélève suscite l’intérêt pour leur scénarisation. Tout semble être étudié pour (faire) rêver d’un art paradoxalement brut, à la fois allégé de tout précepte plastique et en même temps débarrassé de sa culture. Laurence Papoin, également auteure de sculptures en ronde bosse et d’installations a souvent parié sur le double (en)jeu de l’aplat du support pictural et du volume en repensant certains aspects d’oxymores créés par leur tumultueuse opposition. Alors que la translucidité des œuvres actuelles fait songer à un conflit d’incarnation/ désincarnation, le déplacement dans les deux sens, de l’évanescence vers le relief, sert d’argument à l’étrangeté d’un parti pris bizarre et paradoxal. Alors que les œuvres exposées doivent se regarder comme des reliefs et des étendues, comme des peaux autant que comme des empreintes, chaque expression considérée en quatre dimensions ou seulement en deux apparaît comme une concrétion esthétique d’espace et de temps.

        La peinture de Laurence Papouin n’est pas seulement complexe visuellement, elle se déploie aussi comme une parabole sur l’écoulement du temps. Pour elle, chaque occasion de créer de l’image temporelle apparaît propice à abonder dans son travail des marques sensibles de temps d’accomplissement. La moindre opportunité de réunir un contexte (une œuvre, son support, des formes, couleurs et des effets de matière, des apparences iconiques et des esthétiques visuelles), rien ne semble devoir échapper à l’index de pratiques constamment titillées par leurs temps d’expérience. Dans ses œuvres, que ce soit bref ou durable, rien n’est arrêté. L’idée même d’étirement ou de délassement d’une vue provisoire lui semble audible. Rien n’échappe à sa considération sur l’œuvre en train : l’aspect des choses ou leur supposé rattachement à une image finie, fusse t-elle d’un temps limité : l’instable est son équerre. On pense à ces « Je ne sais quoi et ces presque rien » commentés par Vladimir Jankélévtich**. Ces nouvelles œuvres de Laurence Papouin suggèrent, de fait, une réflexion sur la vie de l’œuvre, ses passages furtifs et ses moments d’existence fugace, les choix temporaires dont elle ne peut se démettre, et dans lesquels elle indique puiser d’autres respirations, écouter le son discret d’un filet d’eau ou de vent soufflant entre les nuages.

* Jean-François Chevrier, cat. « L’action restreinte. L'art moderne selon Mallarmé », Ed. Hazan/Musée des Beaux-Arts de Nantes, 2005  ** Vladimir Jankélévtich, Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, ed Seuil.

 

Mathieu Cherkit, Time’s up ? chez Xippas

        Mathieu Cherkit représente des intérieurs qu’on peut voir depuis leur porte d’entrée laissée ouverte. Les tableaux sont colorés dans des gammes rappelant l’expressionnisme et le fauvisme. Le point de vue toujours très rapproché entremêle deux impressions contradictoires : un écrasement d’un intérieur visible avec l’entrée symboliquement ouverte dans le plan de la toile, et la déformation anamorphique de l’espace convexe où se trouve le spectateur. De sorte que les images obtenues et exprimées dans un style à la fois réaliste et expressionniste semblent refléter et superposer la double vision interne et en surface d’un globe oculaire : (on songe évidemment à l’image du tableau Les Epoux Arnolfini peint par Van Eyck dans le miroir au centre du tableau éponyme). Difficile de ne pas songer aux intérieurs échafaudés par Francis Bacon autant qu’à ceux anamorphosés par Sam Zafran. Ces généralités dites, l’intérêt de beaucoup d’œuvres tient à l’aspect que l’artiste accorde à l’expression matérielle du tableau à travers l’interprétation de ses bords. En traitant certaines productions comme si elles avaient été arrachées de leur support, Mathieu Cherkit active simultanément les deux lieux que sont l’avant et l’arrière plan maintenant devenus des espaces projectifs et virtuels. Partant, l’artiste induit une fragilité mémorielle intéressante pour son tableau. A partir cette scénarisation dans laquelle, toutes choses égales, le spectateur peut entrer et sortir ou coller à son « mur peint » on se dit que l’artiste se démêle ou se mêle avec des vues dont il a décidé l’entremêlement. A la fois habile et visuellement forte, et bien qu’à la fois assez conventionnel et dans l’air commercial du temps, ce travail rouvre à sa façon des voies de figurations historiquement intrigantes.

 

Ali Banisadr chez Thaddaeus Ropac rue Debelleyme.

        « Return to mother » est l’intitulé semble t-il symbolique de cette exposition dont le programme signe une vision de la peinture à la fois romantique, épique et traditionnelle. Particulièrement au fait d’une esthétique fresquiste et d’une maitrise impressionnante des effets plastiques du geste de peindre, le peintre déploie ses vastes tableaux avec le souci constant d’y mobiliser tous les effets possibles de mouvements et de traces du geste emportant les motifs. Bien que réaliste, aucun motif ni aucune forme ne restent lisibles, les images semblent avoir été traversées par un ouragan d’effets formels conçus pour abstractiser ou dissoudre les formes. Ne restent que des effets de contexture et de texture esthétiques, des objets picturaux pouvant de loin rappeler en les entremêlant Turner ou Delacroix. Les résultats sont impressionnants, subjuguants, spectaculaires, sidérants, envahissants d’expertise dans les compositions et la manière comme dans l’aperçu stylistique. Ce programme de création/exécution manifestement préconçu se répète en surface de tableau en tableau sans réellement parvenir à une expression picturale épique et romantique à laquelle il semble vouloir croire. In fine, chaque œuvre donne le sentiment que le peintre a lui-même perdu le contrôle et la distance tactique de visions qu’il imagine au détriment d’un spectacle superficiel où on perd le décollage pictural poétique. 

 

Tina Schwarz, « Corps étranger », chez RX

         Le corps régulièrement représenté de manière transgressive et emporté dans des mouvements et attitudes caricaturales sert des images en tension entre fiction et délire. Les images de chaque monde possible s‘enchevêtrent en allusions, récits ou à thèmes d’expression à travers les anatomies des corps aussi enveloppantes qu’elliptiques. L’onirisme assumé du dessin est compliqué. En marge des éléments simplement plastiques, des influences ne sont pas abstraites : ce sont des compo-sitions cubistes et des associations surréalisantes, des variations expressionnistes et des suggestions optiques apparemment empruntées au cinéma ; d’autres fois, c’est une vague impression d’être un mouvement apparemment séquentiel et une case d’un storyboard. Les silhouettes se contorsionnent ou bougent en transe avec des accessoires supposés ou des objets prothésiques ; en même temps, la subjectivité fluide et véhémente du geste du dessin épisodiquement appuyé et tantôt rehaussé de couleur s’impose par une autonomie indiscrète. Les toiles, par endroit laissées écrues, apparaissent comme des réceptacles de fantasmes indescriptibles ou égrènent des narratifs sommaires. L’attrait de l’artiste pour le fantastique n’est pas feint.

 

« Paysages insommiaques » par Philippe Cognée chez Templon, rue Beaubourg

       L’exposition est placée sous l’aura d’un «amour inconditionnel du peintre pour la peinture figurative»… Naguère à la fois surprenante et d’une efficacité reconnue pour sa somptueuse plasticité, la technique picturale à la cire fondue de Philippe Cognée n’est plus qu’un formalisme. Les tableaux brillent d’apparences sans créativité : plus d’effet all over problématisé avec la charge expérientielle des limites du support en dehors de coupures conventionnelles des motifs, pas davantage de recherches quant à la déconstruction du figural, pas de ressort quant aux dimensions des tableaux aveugles sur l’idée de monumentalité. Les représentations manquent aussi d’envergure quant aux choix de focales et d’invitation à l’étonnement pour le spectateur, quand bien même certaines images d’arbres ou de champs de tournesols rappellent des œuvres et des artistes réputés (« un peu » Van Gogh…) La méthode picturale a même perdu l’expressivité plastique et subjective sinon onirique et de ses fondements matiéristes. Ne reste qu’une production commerciale.

 

Xie Lei, « Chant d’Amour », chez Sémiose

         Les tableaux à la fois fortement contrastés et fermement réalistes focalisent l’attention sur des apparences stylistiques et esthétiques qui ne se cachent pas d’avoir été, semble t-il, des préalables. Tout porte à considérer sous cet angle les rôles et les choix répétés de l’artiste d’assumer une manière du geste de peindre. Ce sont par ailleurs des principes d’attirance visuelle sur une formule narrative, et c’est, me semble t-il, le désir de privilégier une forme de description littérale des formes, davantage qu’une recherche sur les moyens spécifiques de la peinture au sens d’une recherche en soi. Ici, tout paraît lié à un texte. On a le sentiment de s’illusionner  en partie si on croit le geste pictural engagé sur son sens tactique au delà du service descripteur. Cette façon récurrente qu’a l’artiste d’affleurer ou de balayer la surface de sa toile pour flouter les ses sujets et leur environnement crée du mystère et atteint une forme indiscutable de beauté théâtrale. Sans réellement approfondir la fragilité des apparences qu’il met en scène et nuance pour dépasser l’anecdote illustrative par une impression d’atmosphère, Xie Lei parvient toutefois à muscler les silhouettes dont ses images ont besoin, de telle sorte qu’elles s’enrichissent d’être littéralement imprécises en étant arbitrairement stylisées. Cet effort s’affirme encore quand on note un décalage entre l’attention accordée à l’autonomie spécifique du tableau au profit d’une lecture quasi scénarisée de son programme de composition. Passé son style préconçu, cette peinture trouve in fine son étonnement esthétique.

 

Bernard Moninot : « Lumière fossile », chez Galerie Catherine Putman

       Bernard Moninot poursuit sa quête mémorielle des cieux. Il est encore question de lumière et d’étoiles, de constellations et de voie lactée environnante. Bernard Moninot a entrepris d’en révéler le spectacle de plusieurs façons : des visions entremêlées d’architecture et de nuages filaires et des peintures fourmillant de taches aquarellées blanches, dispersées sur un fond de papier noir. Chaque œuvre paraît simultanément immatérielle et intemporelle, délicate au point de questionner le réalisme de son incarnation plastique.

        La lumière réfléchie des étoiles ne suffit pas davantage que l’équivalence espérée d’un dispositif artistiquement utilisable : il faut en même temps à l’artiste convoquer la nuit comme fond. Les archi-tectures composées de minuscules étoiles de métal argenté reliées par des fils sont délicatement suspendues aux murs. Les peintures serties dans des coffrages obscurs s’offrent comme des croquis et des notes prélevées sur le spectacle du ciel étoilé. Chaque œuvre fait naître un mirage où il est question d’évocations sensibles dans les deux sens réciproques d’une inspiration et d’une expression légère.

     Pour l’artiste, les repères visuellement incertains de ses myriades allusives et leur distance problématique pour l’œil deviennent des prétextes à réévaluer les marges de son projet artistique dans un espace illimité. Chaque construction en volume et chaque composition exercent simultanément une force attractive commune. Sur les murs de la galerie, quelles que soient leurs dimensions intimes et panoramiques, les œuvres inversent les regards éloignés et les immersions individuelles vers des cosmogonies mixées d’étoiles poétiques et de réseaux imaginaires. 

 

Pierre Tal Coat au risque de « l’art primitif » chez Christophe Gaillard

       « Tal Coat peintre premier », comme on dirait de Picasso confronté à l'art africain : « Picasso sculpteur premier » ou « Dubuffet, artiste brut premier… » Pourquoi pas, quand bien même le primitivisme apparent de la pratique de Tal Coat et certains aspects des productions préhistoriques ou des sculptures africaines puissent se relier entre elles et sembler partager un corpus commun. Sensible ou universitaire, le rapprochement, pour aussi naturel et ordinaire qu’il paraisse, peut en même temps s’avérer superficiel quand il s’agit de distances anhistoriques… Une information de la galerie rappelant que Tal Coat n’a jamais « collectionné » d’œuvres d’ « art premier » conforte le caractère autonome de cette perspective de confrontation culturelle. Quelles que soient les œuvres exposées, celles de Tal Coat ou d’un artiste « premier », les pièces réunies sont en même temps d’une puissance esthétique remarquable. Dans les divers espaces de la galerie, l’intérêt formel esthétique entre réalisme, abstraction et narratif défie l’approche critique. Je ne peux que redire mon émotion devant l’intelligence sensible du hiératisme des peintures de Tal Coat. Qu’importe que la sobriété de sa peinture soit confondue avec les réductions visuelles courantes de sculptures africaines ou préhistoriques, Tal Coat a développé à sa manière un art synthétique et imaginaire de peintre exceptionnel d’intelligence plastique. Sa technique qui mobilise plastiquement à la fois la toile comme lieu, espace, objet et événement visuel comblent autant mon désir d’admiration que les œuvres de ses contemporains, Bram van Velde ou Geneviève Asse. On est particulièrement saisi par la beauté subtile de l’ensemble des très petites œuvres assemblées dans une des salles. On sent chez lui un authentique projet artistique, voire « une peinture sans filet* ». Inoubliable !

      Parmi les œuvres d’art premier exposées et confrontées, la merveilleuse efficacité expressive et humainement sensuelle d’une modeste sculpture représentant un corps de femme (enceinte ?) provoque l’enthousiasme. Au point de faire presque  « oublier » les œuvres du peintre pour se concentrer sur sa plasticité aussi essentielle que celle d’une Venus de Willendorf.  In fine, on peut autant se laisser porter par l’indépendance historique des deux univers d’expression que leur reconnaître une étrange proximité humaine.

* Samuel Beckett à propos du travail de Geneviève Asse

La peinture de ChaX à la galerie Fabrique Contemporaine

04/08/2022

        Les nouvelles peintures de ChaX actuellement réunies à la galerie Fabrique Contemporaine montrent le goût persistant de l’artiste pour la matière. A l’abri des couleurs, tout des œuvres fait signe d’une pratique de l’informel qui, bien qu’à priori portée à l’abstraction, semble marquée en profondeur par le thème du paysage. S’en suivent des compositions qui ne se cachent pas d’être à la fois non figuratives et cependant évocatrices d’une voix intérieure. Les tableaux aux allures d’empreintes drainent une intention autre, à la fois insistante et sensible, formellement éloignée de leur esthétique paradoxalement gazeuse et tellurique.

          Sans être opposé à une déconstruction hypothétique du tableau et par voie de conséquence à une conception abstraite, du moins non « figurative et illustrative », en faveur d’images travaillées comme des texturologies*, la manière dont ChaX réfute l’horizon visionnaire de son travail sans titre ni forme apparente interroge. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette peinture aux compositions certes matiéristes, mais aussi et semble-il préfigurées par le référent d’un genre : le paysage, dont le peintre ne paraît pas souhaiter se détacher. Et d’ailleurs, il en révèle l’importance comme on produit un lapsus en nommant à son insu ce qu’on retient en silence : « voyez ce que je vous cache avec l’informe, contemplez ce que je ne veux pas montrer et que j’enfouis sous la matière. Je le tais mais vous ne pouvez que le regarder puisque je vous l’expose aussi crûment qu’analogiquement. Il a pour image tout ce qui structure et fait signe d’un paysage peint : un horizon et deux plans/espaces, l’un pour le sol et l’autre pour le ciel, une atmosphère lumineuse et des vues de prédilections pour sa diffusion… » Assez curieusement pourtant, l’artiste, interrogé sur ce qu’il veut peindre, semble vouloir expliquer son travail par un discours théorique-pratique à distance des faits réels…

          In fine, le sensible explose dans certaines compositions où le paysage existe allusivement et authentiquement. On songe à des horizons artistiques de jean Dubuffet ou Jean-Marie Ledannois, et aussi parce que c’est d’actualité, au jusqu’au-boutisme d’Eugène Leroy. Le peintre comme sa peinture n‘est pas factuellement présent dans son thème du paysage : chaque œuvre peinte s’incarne dans une proposition plastique et esthétique dont l’apparente beauté se réfère poétiquement sans préceptes ni théories extérieures.  * Le terme a été utilisé par le peintre Jean Dubuffet pour nommer à la fois la forme et l’informe de productions concentrées sur l’esthétique de la matière brute. Les peintures placées sous cet intitulé se présentent comme des étendues/empreintes illimitées de sols apparemment naturels.