ZeMonBlog

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22

« Gris », Myriam Gourfink et le plein chorégraphique, au Centre Pompidou

13/02/2016

Miriam Gourfink a organisé l’espace scénique en le séparant en deux aires distinctes : à gauche, ce sera la danse, à droite,  la musique. Dans son espace réservé, la danse devra évoluer sur une surface restreinte à un carré (un losange vu des gradins) silhouetté par les traits lumineux de projecteurs posés au sol. Quatre danseuses regroupées et seulement vêtues d’une sorte de combinaison couleur chair incarneront la danse, laquelle sera faite de très lents mouvements.

Dans l’autre secteur, deux tables, des ordinateurs, du matériel électronique, divers objets et des enregistreurs qui serviront d’instruments de musique…

Pas de décor, seules les deux aires modérément éclairées et mises en jeu dans une pénombre apparemment naturelle.

Sur son apparente épure projetée au sol, le spectacle s’annonce d’avantage comme une performance chorégraphique expérimentale que comme un ballet.

Etroitement liées les unes aux autres, les danseuses évoluent en groupe dans une lenteur de danse Buto. La danse est traduite en « brassages de corps à corps », l’idée de déplacement remplace celle de mouvement, la durée et le rythme sont convertis en suspension, plus rêveuse et ouverte à l’expérimentation formelle que la simple lenteur. La musique forgée aux univers à la fois bruitiste et électronique accompagne les danseuses en accentuant l’impression que la chorégraphe a cherché de nouvelles manières d’incarner la danse qui apparaît mue comme par sa propre exploration.

Les danseuses, comme un buisson d’algues marines en apesanteur s’emmêlent et se démêlent comme des objets cherchant à s’alléger les uns par rapport aux autres. Ensembles ou séparément leurs corps fusionnent en créant des ensembles apparemment sculptés. Quand des séparations se produisent ou que des binômes se forment, c’est en glissant partiellement comme des protozoaires se regroupent en se laissant évoluer ensemble dans des courants d’eaux à peine agitées par un imperceptible vent. A d’autres moments, le même spectacle s’apparente à des foules compactes évoluant en masse. Créée en direct, la musique donne un Là aussi imaginaire que réel. Les musiciens, en semblant ne pas choisir entre des bruits et des sons qu’ils aiment, ou qui « se produisent », intègrent simultanément la danse de façon virtuelle et volontairement décousue.

Le travail de laboratoire Myriam Gourfink s’annonce comme un appel à projet de danse. Les puissances expressives qu’elle entend réinterroger de façon pragmatique sont sans concession, comme la sensibilité non exclusive qui l’anime. Si les techniques dont elle s’inspire rappellent des questionnements historiques sur la puissance expressive du mouvement, on retiendra que sa manière de penser le spectacle chorégraphique comme un intervalle entre performance et expérimentation de laboratoire permet à la danse d’être poétiquement revisitée sur des bases oubliées de l’expression corporelle.

Brèves de comptoirs pour Picasso-mania

08/02/2016

C’est peu dire que l’exposition Picasso-mania qui se tient au Grand Palais était un pari risqué. Et c’est peu dire que ce pari est en grande partie perdu. Un hommage est forcément décevant par ses oublis, ses excès ou ses approximations.

Le principe d’exposer les attaches, influences, empreintes ou filiations qu’un créateur a pu laisser sur ses contemporains ou après sa disparition, jusqu’à engendrer des suiveurs, est donc un sujet par nature intéressant. Les fils logiques ou parfois étranges qui ont pu être tissés avec les uns ou teintés d’émotions diverses chez d’autres ont déjà été mis en perspective en faisant date dans des présentations antérieures. Elles ont chaque fois permis d’en apprendre autant sur l’effet « pédagogique » ou novateur initié par l’artiste-modèle que sur les ondes créatives que ses interventions ont pu susciter. L’effet de surprise d’une nouvelle démonstration sur le thème de l’hommage à partir de Picasso ne saurait donc jouer, sauf à recreuser différemment la question en ouvrant de nouvelles pistes de réflexion.

Malgré des qualités bien réelles, l’exposition déçoit justement sur cette promesse possible quand on note que les pistes référentielles sont, pour certaines, d’une banalité populiste confondante. Rappelons quelques-uns de ces « pôles » de réflexion : Salut l’artiste/Le cubisme : un espace multifocal/C’est du Picasso/Bad Painting etc. Quelles que soient les richesses de l’œuvre, ainsi que la notoriété et l’empreinte de Picasso, ce qui est estimable dans les rapprochements avec les autres artistes et certaines de leurs œuvres, selon les organisateurs, se limite à des thèmes de comptoirs, parfois à une insuffisance conceptuelle presque tactile.

 

Il est vrai que, s’agissant de cet artiste particulier, l’épreuve est par nature délicate, tant il a produit et divergé entre les sources, les formes, les supports et les techniques. Tout à sa prolixité inventive, Picasso s’est tant évertué à brouiller les pistes ou tentatives de résumer ce qui l’a fait peindre, qu’on peut créditer les organisateurs d’hésitations et de points de vue limités compréhensibles, et même légitimes. On peut donc admettre qu’aucun fil conceptuel ne sera assez fort ou assez efficace pour réduire tout ou partie de cette production à des concepts finis, et qu’en conséquence, les liens affichés s’accordent dans une subjectivité. Pour ces raisons, et sans préjuger leurs différences, la remarquable diversité des artistes invités est audible. Par contre, la présence d’œuvres en définitive peu réflexives ou insuffisamment suggestives par rapport à Picasso incitent à plus que des réserves et des interrogations. En confrontant les univers de Picasso ou des créateurs jugés proches de lui, on convient qu’en réalité ils s’opposent.

 

L’exposition est naturellement bien documentée sur Picasso lui-même, grâce à des œuvres prêtées par le musée éponyme. Placées pour inaugurer les thèmes d’influence retenus, ce sont des œuvres graphiques ou picturales souvent curieuses et inventives, en ce sens efficaces et de toute beauté. Faute de place, par mesure de précaution et aussi pour la démonstration, la sélection des artistes influencés met en parallèle et permet de confronter presque uniquement des peintres en majorité réputés et côtés. Le Picasso sculpteur et graveur est un peu présent, le dessinateur l’est de façon allusive, le céramiste pas du tout. Cet aspect de l’exposition est cependant et de loin le plus réussi quand bien même des œuvres sont parfois loin de confirmer un écho original de Picasso…

 

Si dans cet hommage les thèmes et les œuvres sont, on l’aura compris, d’un intérêt inégal, il faut y ajouter une forme de superficialité analytique parfois surprenante. De fait, c’est davantage un clin d’œil (plutôt rapide) à Picasso qu’une démonstration réellement expressive de son travail que semblent avoir recherché les organisateurs. C’est pourquoi des rapprochements avec Picasso paraissent brouillons, quand qu’autres sont proprement ineptes à force d’être vagues. C’est pourquoi, encore, des œuvres donnent le sentiment d’être là sans raison, sauf à se rappeler qu’invité à s’exprimer sur le peintre espagnol, leur auteur particulier a pu vaguement confirmer la place inépuisable du peintre espagnol dans l’histoire de l’art.

Ce pourquoi, par exemple, l’ensemble de dessins de Vincent Corpet inspiré par Sade est-il formellement plus évocateur d’œuvres graphiques de Max Ernst que de Picasso ? En quoi les copies presque pures et simples des « Demoiselles d’Avignon » réalisées par des artistes dont seul le nom diffère renseignent-elles sur un tableau et une démarche aussi créateurs que provocateurs? Ou encore, quel message est porté par des tableaux dont l’« intérêt » n’émane que d’un « travail-à-la-façon-de » et sans questionnement spécifique ? Quelle « leçon » historique, esthétique, pratique et plastique ou poétique peut-on extraire du travail hyperréaliste ultra spécifique de Jean Olivier Hucleux par rapport à Picasso en dehors d’une référence personnelle ? Quel apport de Picasso veut-on sérieusement prouver en ne se fondant que sur de très courts témoignages d’artistes reconnus qui, bien sûr, ne sont pas sans savoir que Picasso a pu avoir une importance indiscutable dans son siècle ? Des points de vues identiques sont pensables à partir de Léonard de Vinci, Nicolas Poussin, Cézanne, Matisse ou Malevitch à propos de qui de multiples autres expo-mania sont aussi imaginables. Lesquelles ont justement déjà été illustrées avec d’autres ambitions de partage ou d’instruction…

 

Répétons le, l’inventivité et la souplesse créative toujours mobiles de Picasso sont estimables dès l’apparence formelle et la prolixité de son travail. Elles justifient qu’on étonne en retour le visiteur grâce à des œuvres régulièrement critiques et engagées, qu’on appelle le visiteur à produire un effort de sensibilité et de reconnaissance culturelle en abordant les œuvres par des voies davantage approfondies qu’une apparence simiesque. La belle salle réservée à David Hockney est une illustration réussie de sa filiation avec Picasso (surtout le Cubisme, dont Picasso n’est pas le seul exemple). L’œuvre qu’il a réalisée pour la circonstance, et symboliquement, sa manière jubilatoire de revisiter le décor réalisé par Picasso pour Parade, est aussi de mon point de vue un des moments des plus heureusement démonstratif et créatif de l’exposition. Les ensembles de Warhol ou de Jasper Johns présentés confirment de leur côté et chacun à sa façon, des emprunts divergeant aussi conceptuels qu’amoureux et réactifs faits à l’art de Picasso. Le triptyque d’Antonio Saura ou les œuvres de Georg Baselitz valent mieux qu’être reliées au peintre espagnol par le biais du mouvement de la « Bad-painting, dont le rapprochement avec le thème titré « C’est du Picasso » s’avère vite aussi approximatif que peu rigoureux… La  production et l’argumentation de l’artiste Adbelessem par rapport à Guernica parait aussi spectaculaire qu’inconsistante et fabriquée ; on l‘a d’ailleurs vue en étant comparée sans plus de conviction au lyrisme de Pollock dans une récente rétrospective de l’artiste à Beaubourg…

 

Supposons une exposition d’œuvres contemporaines intitulée Manet-mania, Cézanne-mania, Monet-mania, Matisse-mania ou Malévitch-mania ? On ne peut qu’être à la fois perplexe et en attente d’être chaque fois surpris par les critères de choix d’œuvres et de leurs créateurs. Quelles idées seront risquées et engagées pour la curiosité des visiteurs ? On est curieux de constater que la volonté d’exposer un créateur aussi remarquable que difficile à marquer comme Picasso et dont la notoriété est contradictoirement profondément exigeante a pu faiblir face au devoir d’inciter à un effort de sensibilité et d’ouverture plus savant que des similitudes ou des propos parfois de comptoirs.

Des expositions ont déjà eu lieue sur la base d’une réelle information créatrice du public, tout en assumant avec davantage de rigueur illustrative et conceptuelle, voire humoristique, certaines des perceptions présumées par les thèmes dont on déplore la maigreur. Elles ont eu lieues au détour de manifestations différentes, plus ambitieuses, plus réactives et pertinente artistiquement et historiquement. Tous les liens qu’on a tenu à illustrer entre les artistes-modèles et leurs « suiveurs » n’ont été amoindri ni dans un sens ni dans l’autre, me semble t’il. Les hommages n’ont été que plus forts.

Picasso-mania serait-elle guidée par une apparence culturelle populiste ou un prétexte à faire des entrées à moindres risques ?

Anselm Kiefer, globalement peintre, plus sûrement scénographe.

25/01/2016

Depuis plusieurs mois et quelques années, (pas beaucoup en fait), Enselm Kiefer est partout. Il occupe le Grand Palais pour Monumenta, la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin, aujourd’hui Beaubourg et la Bibliothèque Nationale… Il y est chaque fois question de sa production phénoménale, de sa créativité de style expressionniste, du gigantisme de la plupart de ses œuvres même quand elles engagent une sensibilité intimiste comme les livres, et aussi de son énorme atelier. Il est aussi toujours question de ses multiples sources d’inspiration historique et esthétique, politique, littéraire, philosophique, ésotérique, artistique et plastique (moins souvent). Et effectivement ces caractéristiques toujours manifestes subjuguent l’imagination, défient l’entendement, stupéfient par leur ampleur, sidèrent par leur présence, écrasent les réactions par leur dimension excessive, démesurée, surnaturelle… au point (à juste titre) de concevoir que l’artiste n’a pas besoin de décliner les thèmes qui le font peindre, exposer ou argumenter sur ses goûts et ses techniques d’expression. Ces dernières parlent déjà d’elles-mêmes, et en partie pour tout le reste…

Je reconnais donc dans son art sa capacité à réinvestir et recycler chaque champ d’illustration, tout comme je suis saisi par son habileté à réinventer des formes de compositions pourtant convenues ou à métaphoriser artistiquement son travail dans des espaces variés qui lui sont prêtés. L’artiste sait s’approprier avec hardiesse et talent toutes les occasions d’installer son œuvre dans des conditions toutes susceptibles de la sublimer. Les expositions sur lesquelles je m’appuie et dont j’ai rappelé les lieux m’ont emballé pour toutes ces raisons, parmi lesquelles l’investissement résolu de théâtralités fermes. 

Reste l’icône et l’auréole d’inventeur de formes et de style qu’on lui prête, au risque d’oublier que ces visions d’Anselm Kiefer brillent davantage, il me semble, par des productions aux dimensions physiquement « hors normes » que par l’originalité de leur conception et de leur forme plastique, et par des engagements tant historiques et implicitement théoriques cependant argumentés et authentifiés. « Sublime », entend t-on à propos de ce travail imprégné d’expressions du XIXe siècle. Encore faut-il qu’on revienne sur la définition, les contours et les applications reconnues du terme « sublime » qu’implique le Romantisme, allemand notamment.

Si Kiefer entretient l’affichage d’un style expressionniste qui ne se cache pas d’en être un, il n’est ni le seul ni le premier à cultiver ce commerce, quelles qu’en soient les formes identifiées. En ce sens, l’artiste ne fait que reprendre des gestes démiurgiques et des envolées expressives aux "accents stratosphériques”, expérimentées par les peintres expressionnistes allemands du premier quart du XXe s. Plus encore : si on prend le thème de l’âme germanique et de « ses » histoires, qu’elles aient été antérieures ou pas au nazisme, si on examine l’œuvre de Kiefer dans les perspectives métaphysiques des peintres romantiques allemands du XIXe siècle, la culpabilité ontologique et politique de Joseph Beuys – voire les inquiétudes existentielles de Georg Baselitz ou d’Arnulf Rainer – me paraît viser des expressions esthétiques plus contemporaines.

Mes réserves ne concernent pas qu’un affichage. La conception du travail artistique pour laquelle on estime Kiefer veut convaincre, et pourtant, il faut le redire, elle est moins actuelle et moderne qu’il n’y paraît. Sa perception de la plasticité ou ses entendements particuliers sur les questions d’espaces et de temps, ses références créatives de la mémoire et du mouvement, ses usages des supports et des matériaux sont d’un autre temps. Je perçois ainsi difficilement en quoi ses engagements articulent davantage le présent que le passé. Voire le dépassé. Il en va ainsi de ses « toiles » dont les dimensions architecturales et le matiérisme cru reprennent à la fois le principe d’un sujet conventionnellement placé au centre du format. Même approche pour leur traitement formellement quasi descriptif et analogique des référents, qui, de façon répétée, annule tout effet de distance. Le point de vue perspectif de l’image par une posture à la fois primaire, unique et frontale fait que les teintes, les gestes d’écritures plastiques et les textures picturales et leur évolution plastique-sémantique s’abolissent dans une compréhension littérale à la fois brute et sans engagement d’originalité.

De quelles beautés ces œuvres relèvent t-elles ? Le sublime dont s’inspire l’artiste est à l’évidence proche de celui dont Caspard David Friedrich s’est inspiré. Une appartenance résolue à une identité nationale et culturelle transposée en âme intérieure et des rémanences thématiques insistantes de périodes historiques spécifiques sont conventionnellement associées à la combinaison d’un macrocosme et d’un microcosme, à des scènes méditatives ; par ailleurs, la référence appuyée à une présence symbolique et divine se trouve chaque fois inscrite au centre de l’œuvre.

Tout en étant impressionné par les œuvres hors cadre de Kiefer, j’avoue avoir des difficultés à suivre la loghorrée littéraire interprétative et synchrétique qu’il utilise pour tracer sa créativité. Je suis dubitatif devant ses peintures et ses livres qui ne me semblent grands qu’à l’aune de leurs dimensions monumentales. Je trouve à l’inverse que les œuvres qu’il scénarise dans des vitrines sont plus évocatrices de sa sensibilité avec des paysages dont l’apparence est selon lui naturellement métaphysique, et des univers fortement marqués par le tragique d’histoires diverses, où l’Humanité, qu’elle ait été profane ou religieuse, a pu se jouer. Ces productions en grande partie organisées comme des cabinets de curiosité ontologiques et poétiques y semblent plus créatives. Toutes ses compétences à associer des idées contraires y sont en force : il s’agit pour lui de faire interagir les matériaux de l’artiste, poète ou musicien, de provoquer des correspondances plastiques parfois aussi vaguement réalistes et analogiques qu’abstraites et bizarres, voire purement processuelles. Avec les vitrines, Kiefer m’invite davantage à partager des livrets d’opéra en miniature et des microcosmes de films fantastiques que des peintures sur toile ou en livre. Chaque source d’inspiration y trouve des occasions de connivences avec les montages surréalistes, chaque œuvre y parle comme une sorte de reliquaire. Et ce ne sont partout que contextes métaphysiques aussi symboliquement réels que virtuellement illustratifs.

Alain Bouaziz, janvier 2016

Villa Flora

12/01/2016

Villa Flora

  Je suis toujours admiratif de Cézanne, Bonnard, Van Gogh, Matisse et Marquet, Redon et Vuillard. La collection des époux Hahnloser, exposée pour quelques jours encore au musée Marmottan ne permet pas seulement d’admirer de formidables œuvres par ailleurs rarement présentées de ces peintres. On peut aussi se réjouir d’y voir des œuvres de Giovanni Giacometti (le père rarement exposé d’Alberto), de Hodler, Valadon. Cette collection n'est sans doute pas intégralement présente, rien n'interdit cependant de l'estimer telle qu'elle apparaît. De ce point de vue, son apparente richesse suscite quelques réserves et quelques interrogations.

Tout ensemble n’échappe pas à une ou plusieurs caractéristiques, et une exposition ou une quelconque œuvre de l'esprit n’échappe évidemment pas non plus à l’arbitraire d'une analyse spécifique. Les doutes que m’inspire le mécénat des Hanhloser m'engage donc, et je revendique autant leur fragilité, évidemment revisable, que les étonnements que me suggèrent ma visite au Musée Marmottan.

  Au-delà des tableaux, souvent magnifiques, et de la curiosité mécénale indiscutable des Hahnloser, l’exposition, telle qu’elle est présentée, me stupéfait par l’apparente cohérence d’intérêts et de préoccupations du couple de collectionneurs et ce, au risque d’agir comme un lapsus de leur condition bourgeoise. Leur goût de l’ordre, fusse-t’il ironique de la part de certains artistes, des conservatismes opiniatres perseptibles dans l’entre deux des œuvres troublent. De sorte que l’éclectisme des œuvres et des sujets réunis n’est qu’apparent, il dement le risque d’ouverture culturelle et artistique auquel les Hahnloser tenaient plus que probablement ; parce que le paradigme de valeurs “éternelles” les a en définitive soufflé.

Les choix des époux Hahnloser portent en ce sens l’empreinte d’un attrait plus qu’insistant pour la composition des tableaux, telle qu’elle les préambule et les traverse jusqu'à parfois sembler les figer dans une certitude bien pensante de leurs deux collectionneurs. Entendons qu’il s’agit d’un ordre affirmé, une construction toujours visible même si elle n’est jamais tout à fait identique d’une œuvre à l’autre. Un péjugé pouvant donner le sentiment d’être plus qu’un apercu sans convention ni code exclusifs, bref une architecture décodable et descripible par avance, et qui garantit la diversité visuelle de la collection autant qu’elle la fausse et la trahit. Ce statut est à sa façon celui rappelé par Maurice Denis voulant que, pour être responsable…et aimable, "un tableau, avant d’être un cheval de bataille et/ou quoi que ce soit d’autre…", se devait d’être (pré)réglé et (pré)programmé. Avec les Hahnloser, ce socle préalable, de machine à la fois de fond et de base semble opèrer d’un tableau à l’autre comme une règle normative et statutaire. Leur préférence d'amateurs et d'esthètes, de collectionneur malgré tout avisés et d'exégètes en dépend au point qu’aucun des tableaux exposés n’échappe ou découle à ce qui ne peut selon moi se lire que sous l’autorité d’une reserve administrative. En d’autres termes, l'œuvre ne saurait se présenter, ou plus simplement présenter, un sujet qui n’ait pas d’abord été « institué/fondé » sur l’instauration des codes d’une architecture et d’un cadre idéologique où l’œuvre peut « être normale ». Par exemple cette série de natures mortes et d’intérieurs de Pierre Bonnard, dont chaque numéro montre que le peintre a davantage privilégié les effets d’angle de vue, de cadrage et de composition que leur facture (quand ce n’est pas les silhouettes), aussi spontanée que presque négligée, plus proche du croquis que de l’étude. Par exemple encore, ces deux ou trois œuvres de Van Gogh et de Cézanne, particulièrement marquées par des répartitions et des effets de dessins plus prégnants que les touches picturales. Et puis ces tableaux de Redon, dont les atmosphères oniriques ne dissimulent à dessein dagir comme détournements de cadrages académiques. Et encore ces toiles où Vuillard, concentré sur les avantages expressifs de compositions visuelles intimistes, produit des mises en vue qui absorbent ou débordent la découpe de la toile initiale. Dans chaque cas, la composition est d’avantage qu’une étape, un rôle ou un escalier pour le peintre et son œuvre ; avec elle, les Hanhloser se posent en juges de ce qu’est l’art à son commencement. Au fond, en semblant ne pas tolérer l’imprévu, les Hanhloser le diriger aussi vers sa fin.

L’exposition est, je le redis, magnifique. Les Hahnloser ont su réunir un ensemble varié d’œuvres créatives, magistrales et peu montrées. Sa curiosité tient cependant à ce paradoxe et cette contradiction d’être au final moins éclectique et moins ouverte qu’il n’y paraît.

D’où mon intuition que dans cette collection, une autre démarche structurante prévaut davantage face à une diversité esthétique qu’on souhaite cependant  à la fois limitée, intégrale et surprenante.

Et ce n’est pas qu’une question de contemporanéité historique des peintres, des Hannloser et des œuvres. 

Rue de Turenne

02/01/2016

Rue de Turenne, décembre 2015

 

Christophe Cuzin et Sylvie Ruault sont plasticiens. Réunis dans un appartement privé transformé en lieu d’exposition le temps d’un week end, chacun a « quartier libre » pour (y) exprimer sa créativité particulière.

Christophe Cuzin, qui se définit comme peintre…« en bâtiment » tente une sublimation du lieu par une création in situ. Son œuvre reproduit à l’identique les mesures de chaque mur  du site telles qu’elles ont préalablement été consignées sur le plan de l’appartement, approximations comprises. Des résonnances iconiques avec le travail plastique de Joseph Kossuth sur le concept du référent sont manifestes.

Sylvie Ruault suit pour sa part une autre ligne créative consistant dans la récupération et l’exploitation de rebuts, de déchets ou des chutes de matériaux glânés dans des usines. Son travail consiste dans leur réinvestissement dans des objets esthétiques en « plus ou moins » trois dimensions. Sans effet poétique particulier, chaque œuvre s’intitule selon un protocole descriptif reprenant des liens avec le site de production d’origine.

 

Ce que les deux artistes disent de leur travail, ce qu’ils y décrivent comme un engagement esthétique et personnel demande réflexion. Pour intéressant que soient les arguments parallèles aux œuvres, je perçois, pour ma part, des idées brutes d’avantage que des projets avancés, des intentions premières et des productions plastiques à la fois naïves et paradoxales, parfois contradictoires avec les dires de leurs auteurs respectifs. Jusqu’à même induire quelques liens avec des pratiques plus naïves et formelles que réellement projectives. Les deux propositions méthodologiques dont on peine à saisir à la fois les enjeux et la cohérence, les objectifs créatifs et les moyens mobilisés, vs les univers de conception respectifs semblent ainsi démentir ce dont chaque artiste entend se prévaloir, et peut-être, un peu rapidement rendre sensible.

Christophe Cuzin a donc choisi de travailler dans une stricte orthodoxie artistique conceptuelle, selon le fil éthique de Donald Judd pour lequel il a jadis travaillé comme assistant. Récusant pour partie mon rapprochement avec le travail spécifique de Joseph Kossuth, il me dit pratiquer une peinture plus allusive à ses codes traditionnels qu’à compter d’une césure théorique (à travers l’idée du référent, selon Kossuth. Pas de tableau en tant que tel donc, pas de substitution sémantique des matériaux du peintre, pas de geste auctorial ou de signature manifeste, la production ne consiste qu’en la reprise de tout ou partie du plan de l’appartement dont on a parlé. Ce qui se présente visuellement consiste en une mise en scène graphique du lieu à travers des flèches et des mesures des surfaces de ses murs, les volumes qu’ils dessinent, son squelette architectural et l’exposé de certaines de ses côtes, le tout renvoie à une mise en abîme des espaces intérieurs et des vides. Bien qu’il me dise ne plus produire d’objet artistique depuis 25 ans, il se défend d’agir ou de réagir en sculpteur ou en créateur d’objets plastiques. Je lui oppose cependant mes réserves sur son argumentation, l’œuvre présentée tient, me semble t’il, plus volontiers d’une pratique de scénographe ou d’artiste installateur et de sculpteur que d’une pure sensibilité de peintre, laquelle s’exerce plastiquement plutôt l’intermédiaire de champs colorés. J’ajoute que son autodéfinition comme « peintre en bâtiment »  confirme l’imprécision de son argumentation dès lors qu’à l’image du bâtiment est aussi attachée celle d’un objet en volume. Pour ces raisons, la pratique de Christophe Cuzin m’incite à penser qu’elle s’incère dans le champ de la sculpture peinte et des concepts invitant à réfléchir à ce que peut la couleur vs ce que la peinture peut apporter au sculpteur.

Les œuvres de Sylvie Ruault se présentent comme des assemblages de tailles variables d’éléments ou de matières diverses et colorées. Cela donne parfois une composition figurative et la présomption d’un théme, parfois un montage abstrait auquel son titre apporte une légitimité relative. Par exemple, cet ensemble de demi bouteilles vides préalablement coupées dans le sens de la hauteur et alignées en bas relief sur un semblant d’étagère dessinée le long d’un mur dont la couleur blanche a été artificiellement verdie. Christophe Cuzin m’invite à y voir un clin d’œil à Morandi. J’acquiesse ; Sylvie Ruaulx émet de son côté des réserves. Je l’invite à me guider quant à un possible jeu de mot sur le paradigme ou une assonance du vert dans un esprit Dada. Pour l’essentiel, il s’agit, à ses yeux, de « jouer » avec l’épaisseur de l’enveloppe des flacons… dont je fais remarquer qu’elle est physiquement et visuellement insensible… Dans une autre pièce, un reste de panneau en polystyrène usagé semble devoir rappeler une peinture « matièriste ? ». Je cherche un engagement plastique autre qu’un « détournement » ou l’effet d’un réinvestissement poétique. Je tente des rapprochements esthétiques et/ou culturels. En vain. L’élémentarité objective de l’assemblage résiste.

Comme je l’ai indiqué, l’actualité des œuvres de Sylvie Ruaulx m’intrigue d’avantage par sa superficialité historique et conceptuelle. Non que j’estime le thème du Superficiel hors de toute réflexion ou toute portée créative, plastique s’entend puisqu’il s’agit d’une exposition d’art plastique, je pense aux expérimentateurs proches de Fluxus. Tant par les origines de son inspiration que par ses outils de conceptions, les œuvres qu’elle présente me semblent manquer à la fois d’esprit et de marges. Au point de banalement tenir d’une pratique d’artiste amateur et de peintre du dimanche, chose qui n’est pas en soi condamnable, mais qui relève d’ambitions conceptuelles différentes de ce par quoi ses œuvres exposées sont argumentées.

Comme on l’entend, l’exposition laisse à la fois un sentiment de déjà vu et de déséquilibre. Le travail particulier de Christophe Cuzin séduit par son investissement qualitatif des principes de l’in situ. Cependant, en étant d’avantage habité par l’apparence auctoriale de son travail que soucieux d’éventuelles contradictions expressives, il ne convainc pas.

 

Décembre 2015

L'amour des commencements (pour faire suite à J.B. Pontalis)

27/12/2015

« …L’hésitation, l’indécision, le tâtonnement, les reprises, les recommencements, sont visibles à chaque coin de la toile » écrit et déplore Emile Verhaeren en juillet 1885 à propos de Camille Pissarro, propos qu’il reprend en 1927 dans Sensations d’art, p.180.

Qu’il est sot ce Verhaeren, qui, croyant analyser et critiquer explicitement, mais de façon désobligeante, la peinture de Pissarro (et des Impressionnistes), énonce en fait ce qui alimente et argumente à la fois le fond et le rythme des recherches du peintre exclusivement attaché à la création en acte.

Ces recherches sont pour ma part l’ouverture au sens de l’esquisse et de l’apparition, de l’ébauche et du repentir en peinture. Ce sont des moments, des pauses, des découvertes et des engagements constants et toujours critique du travail d’approche qui, toutes choses égales, renvoie à ce qui impressionnait en profondeur J.B. Pontalis quand il évoque un possible et naturel Amour des commencements sans cesse haletant. Comment dans ces conditions s’étonner de certaines imperfections de l’exécution, de ces détails évidemment abandonnés au sort de suggestions au départ informelles, de contours et de surfaces que quelques gestes légers ne semblent que survoler ? Et la toile ou la feuille, à peine saisies par la fugacité de l’attention qui sera oubliée au profit d’une image, « mais-de-quoi ? » parce qu’ouverte à ce qui advient. Et le regard, passant par cette imprécise image laissée telle une composition volontairement à distance de tout titre pensable, encore animée par ses improbables vraies et seules apparences…

Pissarro, humble fou des choses surgissantes et sensibles, son attention appliquée à un flou naissant, à un mouvement miraculeux du vent, à la configuration imprévue d’un paysage insolite… Pissarro humble matérialiste de « ce qui reste à faire », pour rendre honneur à l’immédiateté du seul temps présent…

Verharen, remarquable poète, souvent, mais parfois pédagogue inutile…

Sarah Feuillas, au plus sensible du sculpté.

19/10/2015

Sarah Feuillas pratique la sculpture.

Tout paraît être dit, et il faut en ce sens croire qu’elle se préoccupe avant tout de volume, qu’elle crée et produit en conséquence des objets imposants, de diverses silhouettes et de diverses matières, quelles que puissent être les formes qui en résulteront.

Son atelier, vaste lieu en forme de hangar situé à Arcueil, partagé avec d’autres artistes, fait d’abord penser à une remise et un terrain vague, voire une friche, sous réserve de ce qu’enseignent les diverses friches récupérées et transformées par des artistes de toutes disciplines depuis quelques années. Dans la partie qui lui est  réservée, l’atelier de Sarah Feuillas se présente comme un terrain d’aventure où on imagine son attention vive. Il se trouve que notre conversation commence précisément sur ce qui vaut au terrain vague de dessiner une sorte de lieu indéfini, toujours virtuel et sans limite assignée, un peu théâtral et dépendant de ses occupants, un ensemble ouvert où les idées de curiosité et de défrichage s’entendent et s’activent comme des voyages constamment imaginaires…

 

Nous nous entretenons sur l’origine de son travail qui, d’un abord qu’elle ne quittera pas, se prévaut d’aventures et d’engagements créatifs. Elle parle d’emblée de photographie, discipline artistique à travers laquelle elle s’est en premier lieu imaginée artiste, qu’elle a quittée un temps pour des pratiques d’installations in situ où elle dit trouver depuis deux ans d’inattendus réinvestissements.

Nos échanges à juste raison divaguent, filent plusieurs chemins en même temps, digressent. Il est question d’architecture, de chantiers et de lieux construits, de paysages citadins, de voyages d’études et de résidences d’artistes à l’étranger, Japon, Moyen-Orient… Les musiques expérimentales et méditatives de Philip Glass ou de Lubomyr Melnyk sont citées, elle dit évoluer dans leur proximité plastique minimaliste. La danse advient aussi dans la conversation, une danse là encore expérimentale, incarnée dans des engagements du corps fondamentaux, des gestes simples, presque quotidiens, avec l’extrême orient et la danse Buto en palimpseste. Le Ma, ce dialogue philosophique spécifiquement japonais sur les liens entre vide et plein, proximité et séparation, est cité, rapporté à l’essentialisme qu’on évoquait. « J’interroge notre parcours, notre démarche, je questionne tous nos gestes, nos habitudes, notre pensée première et nos instincts. L’étranger est par définition contraire aux habitudes. » dit-elle.*

La photographie qui l’intéresse est celle de paysages architecturaux, de volumes recréés par des plans obliques, verticaux et horizontaux, de jeux de lumières sur les reliefs comme des pans et des masses de diverses formes ; tailles et aspects suggèrent par rémanence une composition in situ. Echelles et distances, proximités ou lointains, espaces et corps au départ allusifs deviennent presque physiques par la force des codes de compréhension. Les deux dimensions du subjectile même impliquent un objet esthétiquement recherché qui, toutes choses égales, fait que l’expression plastique de et par la photographie peut incarner par métonymie une conception sculpturale. Nous échangeons sur ce que représentent des vues où on décode que des ensembles d’habitations identiques regroupées en blocs fantômes, en pyramides faussement aztèques, sont en partie là pour d’indicibles ou d’incomplets objectifs urbanistiques, murs et villes aux destinées bizarres, parfois inavouables, bâtisses se percevant comme oniriques à force d’être inexpliquées ou indescriptibles… Images égrenant ou témoignant de forteresses plus ou moins volontaires, élaborées dans des modules géométriques basiques et arbitraires, ou le semblable règne sans discernement, sans âme… Elle cite Paul Virilio, architecte et esthéticien qui s’est beaucoup intéressé aux bunkers… Sans nier ce dont les vues témoignent historiquement, Sarah Feuillas observe pour sa part des scénarios de formes et de configurations visuelles, remarque des écarts avérés ou supposés entre les choses, note des horizons ouverts ou bouchés, « des espaces sous pression ». Elle sait que la nature plate et apparemment neutre de la photographie tranche avec le réel saisi par l’image, qu’après celui des volumes décrits, cette dernière témoigne en sus d’autres natures, notamment celle du temps : durée, présent, pause, moment, époque, palpabilité… « J’utilise la photo pour la perspective dans l’image et l’espace où se trouve l’image » tient-elle à préciser. Immédiatement se confirme qu’elle pense plus qu’en deux ou trois dimensions…plus surement quatre. Subtilement s’immisce son histoire métaphysique du temps, dans les interstices où l’aura de l’image, telle que définie par Walter Benjamin, fait date.

 

Sous quelles perspectives sa sculpture, qui par les principes de l’installation plastique se veut à la fois discrète et réservée, soutenue et expérimentale, se profile t-elle pour être plus questionnante que manifeste, peut-être davantage notionnelle qu’illustrative, probablement animée par une respiration plus intérieure que par un regard ordinaire ? L’entropie et le chaos l’interpellent, lui suggèrent par la grâce de l’intemporel une définition paradigmatique de l’inattendu. Mon attention se porte sur des œuvres en cours qu’elle a regroupées sur une table, l’idée d'une thématique se dessine sous mes yeux avec des sortes de constructions de bois assemblées comme des charpentes autour d’un vide intérieur complexe dont elle entend façonner la présence par une empreinte-coque transparente en verre soufflé. Métaphores ?

On songe à Richard Dicon, dont elle admire le travail artistique et dont elle a suivi les cours au Beaux Arts de Paris, aux empreintes sculpturales intitulées Souffles de Guiseppe Penone… Elle me dit plutôt penser à des architectes, je les imagine incarnant dans leur travail des recherches esthétiques déviant de leur discipline. D’une autre façon, je lui dis percevoir des réminiscences d’Art Conceptuel, une proximité avec certaines esquisses architecturales de Frank Gerry, de Jean Nouvel, quelques ressources inventives de Renzo Piano autour des espaces intermédians, les divagations de quelque designer attelé à entremêler autant que possible et sans préjugé chacun des composants du langage plastique… En s’instaurant de façon progressive et aléatoire depuis les premières idées, et en y restant durant le travail plastique, on voit affleurer le scénario d’œuvres paradoxales, simultanément faites d’une installation programmée et d’une pièce indépendante, qui bouscule les codes physiques et sensoriels. Le temps encore s’invite dans nos échanges où l’évolution des formes plastiques fait sens d’un mouvement créatif pour elle infatigable. Sur leur plateau de présentation, les maquettes ne se cachent pas d’être comme les storytellings palpables de « Ma » impromptus et intuitifs.

 

D’où vient l’acte de sculpter pour Sarah Feuillas ? On entend que ce n’est pas fabriquer abstraitement des « choses en 3D ». Est-ce alors celui qui procède de la création d’une enveloppe esthétique ou celui qui met en ondes ce qu’en peuvent révéler ses échos symboliques ? Sa démonstration régulière qu’il faut éviter de travailler là où la création plastique suit des voix déjà entendues confirme un doute ontologique…

Entre vide et plein, creux et entour, quelque chose d’une épaisseur tantôt infime et poreuse, tantôt transparente et partiellement indistincte de l’architecture semble confirmer en sourdine que pour Sarah Feuillas la sculpture habite ses hypothétiques aventures scénaristiques en les traversant. On sait par ailleurs qu’en sculpture, la complexité tient de ce par quoi l’exposition de l’œuvre finale passe : mur, salle ou lieu­, distinction entre dedans et dehors, extérieur et intérieur, socle vs estrade. Selon elle, l’œuvre ne saurait être conçue sans réflexivité, que ce soit celle du spectateur ou celle de l’artiste, de sorte que le lieu d’exposition et sa configuration esthétique et/ou l’invitation faite au public de réagir pour questionner son mode d’existence contextuelle, l’engagement du temps de la présentation filent, à n’en pas douter, des intelligences créatives qu’il faut chaque fois mobiliser spécifiquement. D’où la question qui surgit régulièrement à propos des techniques disciplinaires que je la soupçonne de traiter par la relativité et l’ignorance factuelle pour mieux les surpendre, parce qu’elles initient ou engagent le sens de la plasticité sculpturale.

 

Peut-être faut-il alors percevoir l’expression visuelle des créations plastiques et scénaristiques actuelles de Sarah Feuillas comme d’autres pratiques d’installations in situ qui lui sont familières parce qu’elles présument des modes de fusion et de détachement dans les deux sens d’une pratique d’auteur par ailleurs argumentée de l’extérieur ? Il y a aussi cet investissement de la photographie, toujours par nature un peu étrange, voire du photographique, toujours parallèle au réel, mais dont elle semble prévenir qu’image ou pas, ce qui est présenté est symboliquement spatialisé et quelquefois projeté par un « dessin » en trois sinon quatre dimensions. Cet investissement se trouve être pour cela inversement « producteur d’espace paradoxalement naturel ». A l’instar de Constantin Brancusi ou d’Alberto Giacometti dont on sait l’intérêt très conceptuel qu’ils filaient en élaborant chacun à sa manière les histoires de leur sculpture par un socle particulier**, Sarah Feuillas semble travailler à évoquer que l’idée d’une image, fût-elle photographique, peut orienter la lumière dans son travail pour la sculpture.

 

Notre conversation poursuit ses cheminements. De multiples projets  se dessinent, toutes disciplines et toutes techniques confondues. Dans son territoire d’aventure, les pièces disposées sur la table sont de celles qui devraient être prochainement présentées pour son exposition au Centre d’Art Contemporain Aponia. Mais elle hésite encore… Pas sûr que ce ne soit que ça. Elle dit imaginer un dispositif expressif cumulant des photographies et des objets en volumes, le tout mis en espace ou se répondant par écho et ondes dans le Centre d’art. Son intérêt pour les installations la guide, elle veut éveiller, déposer les évidences, réveiller donc. Sa sculpture va s’incarner dans la présence romanesque de quelque chose qui a pour enveloppe la potentialité de faire corps.

D’où son geste sculptural allusif et sans histoire, attentif à l’objet de son travail parce que saisi par les aventures plastiques de ce qui s’y incarne en s’instaurant. Donc toujours en lien avec l’idée de créer sans convention établie. Juste le temps sensible de la sculpture.

 

Alain Bouaziz, juillet 2015

 

 

* Les citations en italique sont de Sarah Feuillas.

** L’édification plastique du socle est, pour Brancusi, un geste intégré du travail sculptural. C’est ce geste d’instauration qu’il argumente comme une sorte de « piédestal conceptuel » dans ses entretiens et ses notes. L’importance suggestive que Giacometti accorde à la forme et la taille des pieds, dans « L’homme qui marche » par exemple, suit un processus proche, avec d’autres moyens, évidemment moins abstraits, mais tout aussi visuels et sensibles. Voir : L’atelier de Brancusi, catalogue d’exposition, éd. Centre Pompidou, Paris 1997, ouvrage collectif. Alberto Giacometti, Ecrits, Hermann, Paris 1997.

Noé Soulier, la danse dans son statut

19/10/2015

Le récent spectacle offert par Noé Soulier au théâtre de la Bastille a quelque chose de réjouissant. Depuis en effet longtemps, l'occasion de voir un (jeune) chorégraphe interroger le sens du travail de la danse semblait manquer, la danse paraissant se limiter à produire de l'estampillé "moderne" à partir des seuls moyens techniques initiés par l'époque ou selon les apparences que le marché de l'art entend borner. Fortement avare d'artifices et réfutant toute confusion avec la pure ou seule technique ou les objets d'une quelconque système scénographique, le chorégraphe a donc décidé de se pencher sur l'origine de son art, à savoir le geste et ses ampleurs.

Sur la scène dépouillée, et à la juste mesure de son cadre architectural, donc, six danseurs évoluent ensemble ou séparément à partir de mouvements ordinaires sublimés par l'esthétique de leur passage dans le monde de la danse. La pièce, conçue comme un "Event" et une suite d'"Event" séduit et amuse par les récupérations de mouvements issus des arts martiaux, par l'humanité des reminiscences détournées des gestes du travail ouvrier ou domestique, par l'observation aiguë et réactive du chorégraphe pour ce qui bouge, change vite ou par saccade en créant de la surprise, par les argumentations sculpturales rendent la lenteur possible d'un geste vers sa durée impalpable au prétexte d'une brève pause. N'étaient ce ses influences ou sa culture manifestement marquée par Trisha Brown, Merce Cuningham ou William Forsythe, son travail sur les séquences et les rythmes pourrait passer pour radicalement moderne dans une époque parfois plus simiesque que critique du marché de l'art. Demeure un souffle salutaire aussi ambitieux que celui de ses inspirateurs. On ne lui fera pas grief de vivre passionnément sa réapropriation des leçons de l'histoire comme un tout aussi égal et nécessaire dépassement critique du présent. 

Alain Bouaziz