ZeMonBlog
08/07/2021
Les entre-aperçus supposés stables de Timothée Schelstraete, Galerie Valérie Delaunay
Timothée Schelstraete a un doute sur le photographique. L’authenticité, l’instantanéité, le réalisme ou, plus largement, la visualité où se fonde et se forme l’apparence de l’image photographique suppose des proximités conceptuelles, esthétiques ou simplement figuratives où présume une distance innommée. Partant, aussi fidèles qu’elles paraissent au premier chef, les photographies qu’il prétexte et dont il se sert pour échafauder ses peintures fonctionnent par allégations et considérations arbitraires sur un partage possible entre vérité en photo et en peinture. In fine, entre changements d’échelles et transformations visuelles, chaque image qu’il entend prévaloir dans cet entre-deux décidé présume qu’elle ne sera qu’une vue temporaire. Ou si on veut, inauthentique, diablement traversée par divers aperçus d’effets temporels, curieusement référentiels, aussi éloignée que distante de son objet esthétique.
Reprenons. Timothée Schelstraete travaille à partir d’images photographiques en noir et blanc glanées dans la presse, des cartes postales parfois anciennes etc. dont il extrait ici un détail purement visuel, là une caractéristique formelle ou un signe plastique et esthétique fort, éventuellement énigmatique. Digitalisé et retravaillé numériquement un certain nombre de fois, et de diverses manières, puis repris comme un patern, chaque « touché » sert des compositions qui, selon les cas, permettent ou suggèrent d’imaginer et mesurer l’étendue des marges créatrices de l’artiste. Il s’ensuit que tout rapport objectif au document d’origine devient une perspective ouverte, tant pour l’artiste attelé à sa création que pour le spectateur en quête de découvertes. Suivant ce même fil, le représenté vire au questionnement sur son projet, bref il s’ensuit qu’aucune interprétation ne saurait remplir les apparences mises en jeux.
On est donc un peu perdu avec un bonheur grandissant d’œuvre en œuvre. Dispersées ou mises en scènes sur les murs de la galerie, les œuvres évoquent des vues singulières, hésitant entre self hybridation et abstraction radicales. Elles s’étendent parfois comme des micro mondes, d’autres fois divaguent sur les murs comme des fresques hors normes ; l’artiste, inspiré par l’idée de procéder quand c’est possible à une installation de son travail davantage qu’à son simple accrochage dans la galerie se permet de regrouper certaines œuvres en duo ou en triptyque. Toutes les occasions semblent réunies pour que chaque aperçu oscille entre anecdote esthétique et expression visuelle de nature conceptuelle. Timothée Schelstraete sait manifestement que peindre dit simuler un réel, que cela peut sous-entendre et induire plastiquement n’importe quel effet, que seul le spectateur reconnaît l’intérêt de l’engagement, que l’œuvre aussi pourra rester fondée du seul point de vue de son créateur. Qu’il soit gestuel et transparent sur les objectifs d’expression directe ou adossé à une culture artistique qui ne se cache pas d’en être, qu’il soit par là-même un choix mûrement choisi, traversant et investi, chaque procédé traduit un sens critique du travail d’atelier in situ et in progress aussi bien qu’une aventure personnelle naïve.
On a parfois l’impression de photographies en trompe l’œil : l’aspect parfois ancien et craquelé de certains documents, une prise de vue manifestement instable et « sur ou sous » exposée, un rendu initial flou, des contrastes éventuellement laminés… et par-dessus ou en complément, des sélections mêlées de soulignements ou d’effacements, d’opacifications ou d’éblouissements provoqués, tout est à la fois recomposé, transformé, réinventé et repeint. Rien n’est d’ailleurs fixe dans ces procédures, lui-même dit avancer au hasard des rencontres, guidé par les phases. Et puis, une nouvelle vue photographique s’impose, exclusivement faite de noir et blanc, de contrastes, d’aperçus plus ou moins instantanés, d’effacements dont l’aspect est aussi artistique que mécanique et d’une reproductibilité technique à l’aura indéfinissable…* Une fois réimaginés, les effets de réels fabriqués par Timothée Schelstraete apparaissent dans l’impossible mémoire d’apparences continues mais par moments stabilisées.
*Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique
Jérémy Liron chez Galerie Isabelle Gounod
La nature dans le paysage urbanisé semble sa principale source d’inspiration et son commerce avec la peinture. Saisi dans un détail privilégiant le bâti ou à travers une spécificité naturelle, les deux idées simultanées d’un point de vue physique et d’une expression plastique suggestive présument de sa part un rendez-vous esthétique implacable avec l’image peinte et avec le spectateur. Jérémy Liron se pose en concepteur de la pratique picturale : il entremêle l’objet pictural du tableau et ses perspectives d’enjeux esthétiques. Chaque motif sur lequel il s’appuie, chaque vision qui l’intéresse et qu’il figure ou qu’il compose plastiquement est pour lui un risque pratique et projectif. Partant, le geste de la matière picturale peut « cacher » ou « tacher » anarchiquement l’espace disponible de la toile : le sujet peut être entier, dispersé ou réduit à quelque plan prioritaire. On observe en ce sens que non seulement les motifs débordent rarement les bords du format utile, mais qu’en sus, l’artiste ne le remplit jamais en totalité, laissant des marges non peintes redoubler ses limites. On remarque qu’à ces emplacements laissés vierges sur les contours de l’image, aux lisières mêmes où la peinture peut sortir du cadre, la toile est laissée vierge, dans cette frange devenue initiale pour la vue en peinture. Les touches de peinture marquent symboliquement le temps de réalisation par strates du tableau.
Jérémy Liron sait référer son inspiration. Les allusions à Cézanne ne sont pas feintes (un paysage emble une reprise du « Château noir », œuvre datée de 1900/1904. Un duo fait irrésistiblement remonter « Golfe de Marseille vu de l’Estaque »,* Un plan monochrome dans certaines œuvres à la limite de l’abstrait nous replonge dans l’idée qu’un tableau est une construction arbitraire en même temps qu’un sujet libre fait partout signe. Aucun dommage, pas de cécité en cause, juste un peu de culture et de sensibilité : lui c’est lui, et l’autre reste l’autre.
Pour cette exposition, les tableaux sont en duo, comme deux yeux focalisent une large vue ou joignent quelques faits apparemment dispersés, comme deux bras enserrent un seul corps. On regarde tout ensemble et séparément, on compare chaque partie, on tente de rassembler des visions qui se suivent mais aussi qui s’additionnent et entremêlent leurs bords : chaque somme porte sur la continuité du regard et de l’image. Comme un panoramique en deux temps ou comme un glissement latéral du motif, chaque duo couve une réflexion sur le suivi du motif, le mouvement d’une vision commencée qui se poursuit avec l’invention d’une mémoire.
*Cités dans Cézanne, catalogue RMN 1996, p.421 et 449.
Claire Colin-Colin chez Progress Galerie
L’exposition intitulée « En revenir » fait suite à une résidence artistique au Domaine de Kerguéhénec en 2019. Les tableaux sont tous composés d’un fond polychrome à la fois liquide et vaporeux sur lequel un trait ou une forme posé(e) d’un tact rudimentaire s’étire dans une silhouette approximative. A la fois fortement contrasté et subtilement nuancé, l’ensemble défie l’articulation des formes sur lesquelles il s’organise.
Tout semble flotter sans être pour autant être incertain : après avoir été librement placé vers le centre de la toile ou filant sans commencement ni aboutissement un bord du subjectile, après avoir été orienté vers le haut ou le bas, la droite ou la gauche, le motif ressort sur chaque tableau comme une émergence ou une trace qui paraît tantôt se dégager, tantôt s’effacer ou partiellement s’estomper. La touche est appuyée ou allusivement traînante et nonchalante : dans chaque toile, chacune en son temps et sa profondeur, tout ce qui s’y trouve est imprègné d’une aura de tranquille simultanéité. Réduites à une sorte d’origine esthétique, les formes ont un aspect quasi éthique : sur chaque composition leur apparition semble une rencontre entre un espace et un instant Quand le trait/trace est proche d’un bord, il paraît là où les limites de la toile et de l’artiste partagent une vie intérieure.
Le sentiment domine que Claire Colin-Colin ne cesse d’être taraudée par une approche métaphysique de l’art. En étant clairement concentrée sur l’épure, sa peinture se veut essentialiste : un toucher primaire chargé de sens, la matière ou/et la norme imprévues d’un écart esthétique, un emplacement vif plus qu’une idée intermédiaire ou des rapports de compositions équilibrés, un format et un espace pictural incarnés… Avec ses exigences d'austérité technique et esthétique, sa production vise des horizons ontologiques davantage qu’un effet de style.
L’expression visuelle est arc-boutée sur les référents plastiques. Cette peinture qui se veut ultra consciente reprend inlassablement la question de sa nécessité et de sa suffisance. Sans être éludée, la part expressive du format des tableaux cède devant le geste pictural, et ce retrait égale l’action directe. On convient qu’elle a travaillé l’usage du support comme le double fond d’un lieu et d’un monde, voire un alentour où la moindre trace évoquera symboliquement un corps temporaire et immédiat.
Claire Colin-Colin parle de sa peinture comme d’une pratique dont rien ne saurait l’écarter : c’est l’altérité d’un commerce vital avec l’art. Chacune de ses œuvres est profondément technique autant qu’elle est assurément intuitive et méditative. Elle assume à sa façon cette « impossibilité de ne pas peindre » que Bram van Velde ou Pierre Tal Coat finissaient immanquablement par évoquer entre deux silences.
08/06/2021
Garouste chez Templon, rue du Grenier Saint-Lazare
(Une fois de plus) Garouste joue sur les correspondances entre peinture pure et thématique. Cette fois c’est : dialogue avec Marc-Alain Ouaknin vs les textes bibliques et dialogue avec la Littérature vs avec Kafka. Plus que jamais, le peintre montre dans un désordre savant à la fois son style visuel, ses trucs d’artiste voire des tics de compositions narratives, l’étendue de sa science technique picturale (sa démesure des anamorphoses est particulièrement réjouissante) et sa connaissance de la peinture classique. Par ailleurs, on ne peut qu’être subjugué par son talent inouï de peintre de portrait, sa drôlerie des déformations et des bizarreries morpho-anatomiques facétieuses qu’il impose à ses sujets (il est fréquent que des mains soient pourvues de 6 doigts, que des corps devenus élastiques se contorsionnent en dansant frénétiquement ou langoureusement. Il est chez lui tout aussi « normal » que la toile perde la face et se prête au double jeu d’un support fixe et d’un espace hypothétique où partout tout peut arriver ironiquement (ou sembler disparaître comme par enchantement). Il est pour lui encore naturel que le geste pictural serve des silhouettes fantasmées entre animal, humain ou végétal ou éventuellement nuage. Le regard de Garouste a ceci de passionnant qu’il met constamment en correspondance les deux mondes visuels d’un spectateur et de l’inventeur d’une peinture.
Les tableaux de Pascal Graziani, galerie Fabrique Contemporaine
Pascal Graziani réalise des œuvres abstraites ou d’une « figuration stylisée jusqu’à être presque non figurative ». Les œuvres, vivement polychromes et composées par compartimentages irréguliers, se présentent comme des successions de secteurs de couleurs vives agencées sans programme préétabli. Une fois la composition esquissée au fusain, les teintes sont posées directement, crues, mates, sans autre recherche d’effet que leur joliesse dans le tableau. Le peintre ne s’arrête pas à des considérations tactiques ou théoriques d’étendue, de matière, de vivacité ou de transparence… Des effets de dessin opérés par grattage ou des mouvements de gestes spontanés ponctuent chaque composition d’un ajout d’expressivité locale.
Ce travail qui évoque à la fois des mosaïques intuitives, un patchwork décoratif ou, de loin, un peu de la patte de Nicolas de Staël, traduit au fond le plaisir simple de réaliser des tableaux colorés divertissants. L’exposition présente aussi des aquarelles abstraites fondées elles aussi sur l’envie du peintre de faire partager la beauté d’un temps de création qui se veut authentique.
Pascal Graziani se défiant des illustrations, des intitulés posés « après coup » ou, comme Magritte, des rapports texte-image mystérieux, décide qu’aucune des œuvres n’a besoin d’un titre. Là encore, seule l’adhésion sensible du visiteur sert d’échelle de valeur.
Contre toute attente, cette peinture seulement fondée sur l’achèvement de sa production visuelle comme Tableau n’affiche d’autre intérêt que le plaisir exclusif de son auteur.
Jérôme Gelée, Openbach Galerie
« Sculptures » annonce le carton d’invitation. « O.V.N.I » titrait une précédente exposition person-nelle à la galerie municipale Julio Gonzalez d’Arcueil, que cette nouvelle exposition reprend dans un format plus modeste.
Jérôme Gelée élabore, fabrique et monte des objets en volumes inspirés par les insectes volants, les planeurs, les cerfs-volants, des voiles arachnéens, des arbres agités par le vent, le mouvement lent et frémissant des mobiles de Calder, les machines célibataires de Panamarenko…
Suspendues dans l’espace, les structures, légères et rendues quasi évanescentes par leur armature de bois, de tissu et de papier fin tremblent avec le passage des visiteurs ou le souffle d’un ventilateur. On imagine qu’il s’agit peut-être de maquettes : l’artiste songerait-il à produire son travail à l’air libre pour lui conférer le statut d’œuvre in situ dans le paysage… Sur un socle séparé, d’autres petites sculptures ani-mées, d’allure enfantine et bricolées avec des matériaux de rebuts suggère une lecture critique et écologique de notre environnement.
Dans la galerie, la calme imperceptibilité de corps vibrionnants instille avec ironie une vision critique du monde actuel.
Yannick Bernede galerie Héloïse
Le mythe d’Orphée inspire des représentations de forêts très colorées. Sur les murs devenus mystérieux avec les perspectives de leurs formats divers et une scénarisation épurée, chaque peinture monopolise l’attention sur la pénombre massive des feuillages et sur une lumière théâtrale qui outrepasse son réalisme. L’atmosphère quasi onirique imprègne et déborde la surface de chaque tableau ; on s’attend à remarquer des créatures hybrides, à entendre des oiseaux dialoguer, on s’imagine poète pénétrant des contrées fabuleuses. Parfois un mur ou une barrière de bois marque un espace fictif en séparant le tableau en deux plans successifs et complémentaires.
Les œuvres se succèdent en une partition musicale sur les murs : comme en suivant une dramaturgie d’opéra, chacune paraît être une occasion de créer à la fois une histoire et une atmosphère. L’artiste les a d’ailleurs disposées tantôt par groupes de deux ou trois (possibles chanteurs ou acteurs), tantôt comme un ciel étoilé ou encore le chapitre d’une légende quand un format prend en partie un mur qui nous plonge dans les feuillages d’une forêt de songe. Les tableaux paraissent en ce sens davantage répéter le même fond qu’en varier l’apparence, de sorte que chacun mue comme un point de vue et une perspective de vision dans un format et une surface particuliers : proches quand ils sont grands, éloignés et dans un espace hors d’atteinte voire réduits aux dimensions d’un carnet d’études de poche s’il peut s’agir d’une étincelle.
La technique picturale relativement conventionnelle de l’artiste et le style général de ses œuvres défient l’imagination plastique implicitement portée et électrisée par l’histoire du thème d’Orphée. Les œuvres troublent l’attention sur ce point et incitent à repenser leur facture, à réfléchir et réagir aux attentes supposées dans la recherche de l’efficacité et de la singularité de chaque toile. Comme s’il avait anticipé ce trouble, avec la précision de son installation, les résonnances et la réception contextuelle de ses visions réunies permettent de prioriser le mouvement poïétique de sa pratique d’artiste dans une dimension épique et poétique de l’histoire d’Orphée.
01/06/2021
Julie Navarro, Galerie Liusa Wang
Une chanson d’esprit country de Janis Joplin originellement intitulée Me & Bobby Mc Gee, sert de prétexte et de dérive à l’exposition revisitée en « Bee & Bobby mc Leaf » et qui, pêle-mêle, entremêle ou démêle une traduction personnelle de son titre, une installation inspirée du land art, des œuvres in situ, un travail de photographie plasticienne, des productions sculpturales et des peintures sur châssis… Habilement dispersées sur les murs et le sol dans la galerie, les œuvres aussi figuratives qu’allusives sont d’une facture formellement abstraite et conceptuelle : on subodore des paysages réels et mentaux, à la fois fictifs et symboliques, une attention profonde à l’écologie, des contrées tissées de liens d’enfance encore.
Tout suggère une cartographie intime dont la plasticité se poétise et s’envole avec la légèreté des œuvres. Une longue résille de moustiquaire partiellement peinte de taches vertes est à la fois suspendue et déployée au sol et dans l’espace, comme un voile végétal suggérant une canopée ou encore comme un chemin dans un paysage irrégulier. Non loin, une sorte de plaque funéraire paraît translucide sous l’épaisseur des voiles de papier calque qui la recouvrent : dans leur transparence laiteuse on aperçoit des sortes de pierres mégalithiques sculptées. Des crânes à peine silhouettés y filigranent des temps imaginaires…
Aux murs, diverses productions visuelles abstraites ou illustratives oscillent entre dessins, peintures, images et propositions seulement plastiques. Monochromes ou multicolores dans des atmosphères évanescentes et oniriques, elles ponctuent différentes possibilités de mondes visuels : des sortes de nuages et de souffles enregistrés par contact, pour les uns ; des éminences vaguement montagneuses sur les pentes desquelles roulent des perles pour d’autres. Ailleurs, des photographies sur fond évanescent noir ou blanc sont disposées en diptyques. Elles montrent des arbres en plein jour et dans la nuit : oscillations…
Aussi esquissé que mis en scène sur un mur, le mot « cœur » apparaît, susurré par l’installation graphique de fines branches. Les interprétations de l’idée de nature affleurent graduellement partout, initiées par gradations subtiles entre poésie visuelle et ressenti. Julie Navarro tente des compositions racinaires, initie dès qu’elle peut des correspondances ; des tressages se forgent. On rêve et elle ne l’ignore pas.
Sans bavardage, la plasticité des dispositifs murmure, chuchote, susurre, instille à bas bruit un souvenir discret. Des contes et des contrées, des atmosphères qu’on croyait retirés resurgissent par rémanence pour raccorder des visions entre elles. L’artiste sublime leur redécouverte par ses choix esthétiques, certains liens soufflent vrai : Julie Joplin danse avec Janis Navarro.
Jean Michel Alberola chez Templon rue Beaubourg
L’exposition regroupe des tableaux, une fresque et des éditions lithographiques étalées sur une grosse dizaine d’années (entre 2009 et 2021). Titre annoncé « Le roi de rien, la reine d’Angleterre et les autres ».
L’ensemble déroule ou entremêle des histoires personnelles d’affinités musicales ou de rencontres avec l’actualité, des cheminements intellectuels « pas cachés » avec la littérature et l’histoire des arts, un goût permanent pour la somptuosité des tons colorés… Chaque œuvre s’aventure dans des rhizomes esthétiques et sémantiques.
Sur le plan de la réalisation, la culture autant que l’intelligence des sciences de l’art, la sensibilité au regard du spectateur, tout fait de chaque œuvre un exemple d’agilité et de poésie visuelle. Jean Michel Alberola joue de finesses extrêmes entre les champs internes et externes du tableau, il fait le malin avec le flou et les nettetés, se montre ironique sur les enjeux entre les pleins et les vides. Il est espiègle quand il s’agit d’esquisser ou de finir une forme jusqu’à la rendre invitante dans une histoire supposée ou donnée ; il joue subtil avec les mots quand il faut les remplir avec un monde visuel et peut-être en faire des images.
Le travail d’Alberola sur le figural ne cesse d’intriguer, il ne cesse de rendre intrigant le seul fait de peindre à travers ses manières d’être en même temps et séparément conceptuel ou sensible. Les couches de couleur se superposent en sous-couches et teintes finales, des moments d’études et de savantes techniques d’ajustements chromatiques rémanents sur les bords de chaque surface colorée, faisant vibrer des frontières. Mis en perspectives, ses refus des évidences lui permettent de créer des images simultanément inventées et réalistes, simultanément questionnantes ou flottantes, ponctuelles et visionnaires, toujours simultanément belles et plastiquement intéressantes.
Yoan Belliard chez galerie Valérie Delaunay
« 300 dpi av JC ». Dans son texte de présentation de l’exposition, Isabelle de Maison Rouge dit du travail de Yoan Beliard qu’il « repose sur des documents variés, parutions, livres témoignant de réalisations architecturales, d’artéfacts de civilisations anciennes ; que l’artiste en extrait des images pour les retravailler… afin d’obtenir de fragments « fossilisés et pétrifiés » par le temps. » On ne saurait mieux dire tant les œuvres semblent tirer leur plasticité de l’histoire de l’art et du cubisme en particulier.
Yoan Béliard aime les assemblages et les collages, l’apparence de compositions à la fois construites et déstructurées, les effets de traces et d’empreintes, autant de vestiges que de souvenirs possibles ou réminiscents. Il aime aussi la fresque, du moins l’idée d’entremêler un motif et un mur pour étendre des paragraphes visuels et iconographiques, quitte à exhiber les dessous ou le pavage visuel à l’œuvre. Ainsi est-il fait et suggéré des mondes puisant leurs images dans des recompositions sans cesse teintées de souvenirs, de résurgences, d’histoires révolues et de nostalgies revisitées. Les œuvres « picturales » hantent les murs comme des puzzles photographiques mêlés d’archéologie rupestre rappellent un passé. Les sculptures, des apparences de natures mortes ou de paysages en haut relief, surgissent des murs comme des compositions cubistes ; Picasso, Archipenko ou Jacques Lipchitz s’y retrouveraient un peu…
Tout est d’une parfaite cohérence et d’une beauté résolue ; Yoan Béliard assure et articule sa démarche créative dans un registre esthétique assumé. Reste le paradoxe d’œuvres plastiquement plus « historiques » et narratives qu’expressives et oniriques.
Nicolas Momein chez Ceysson et Bénetière
Trois sortes de productions sont présentées avec les codes des œuvres in situ. Aux murs, des compositions pompeusement appelées « peintures sculptures » s’intitulent Terre-Plein. Elles sont approximativement comparables à des flaques de couleurs vives. Un contour sombre en forme de boudin épais complète et finit leur silhouette. Chaque œuvre s’étale verticalement sur son mur, en rencontrant parfois aussi le sol. Rien de plus !
Une série d’objets en volume intitulée Botoù koat (sabot en langue bretonne) constitue une seconde partie de l’exposition. Il s’agit de paires de sabots de bois dont le bout a été sectionné et peint de couleur vive. Tous sont alignés par paire sur une partie du sol de la galerie. Rien d’autre ! Dernières propositions plastiques : une série intitulée Les gaines. De fantasques objets évoquent tantôt un phallus en érection ou tombant, un doudou enfantin, un jouet, voire des objets affectifs dans des volumes et des silhouettes entre mobiliers et volumes géométriques minimalistes. Un revêtement en serviette éponge illustré de motifs enfantins et décoratifs donne à chacun une apparence molle et douce au toucher. On a envie de pointer des allusions érotiques… Terre-Plein semble à la fois servir de guide et de concept plastique de l’exposition. On cherche en vain…!
Le doute d’une production spectaculaire d’« aspect moderne » mais au fond seulement formaliste et tournant à vide que je pointais en 2019 à la Biennale d’art contemporain de Lyon se confirme.
Alain Séchas chez Laurent Godin
C’est la fête ou jour de vernissage, peu importe : Fleurs et Cocktails donne une fois de plus à Alain Séchas l’occasion de peindre avec ironie le relâchement artistique dans tous les domaines thématiques, techniques, documentaires et expressifs. Que les sujets soient des scènes de soirées mondaines ou simplement des fleurs comme des personnages, en forme de bouquets ou en massifs : de chaque tableau ressort simultanément un plaisir de peindre et un plaisir de dépeindre qui, séparément ou fusionnés, ne se cachent jamais. Bien qu’inventée de toutes pièces, l’inspiration photographique est aussi partout, tant sous la suggestion d’instantanés que sous ceux, également rapprochés, de compositions et d’arrangements plastiques toujours complexes avec le regard.
Le jugement est par ailleurs encore brouillé en considérant la subjectivité agitée du geste pictural à la fois spontané et clairement posé du peintre : l’apparence est chaque fois interpellée avec rigueur : elle se nourrit d’expressionisme autant que de croquis rapide, s’occupe d’envolées hasardeuses et se mêle d’informel, s’ordonne dans l’automatisme et se perd pour rire dans des « n’importe quoi » épurés comme des académies.
Pour autant, du dessin et de l’art de composer, rien pour Séchas n’est abandonné. Sous leurs travers insuffisants, les œuvres de Fleurs et Cocktails sont de vraies formules picturales, d’authentiques hypothèses de travail visuel. Les rendus sont chaque fois pertinents sous les débordements agiles et faussement dissipés du peintre. Le jugement s’égare, l’appréciation flanche et se bazarde : on aime ou on n’aime pas la beauté de l’ironie.
La complicité avec les visions du peintre peut aider à s’y retrouver, ou pour essayer d’être plus posé, la leçon comme l’intérêt esthétique et plastique des œuvres parle de lui-même. De mon point de vue, il est avéré pour certaines Fleurs et considérable pour plusieurs invitations aux Cocktails.
Nù Barreto, galerie Obadia
« L’imparfait et l’impératif » où comment produire des œuvres sur papier entremêlées de techniques variées de collages divers, de peinture directe ou de couleurs « à l’outil » et de dessin gestuel de sorte que tout soit incontestablement esthétique et moderne sans être très neuf…
03/04/2021
« En attendant Guiffrey »1 Reprise galerie ETC
René Guiffrey réalise des objets artistiques en verre qui ont l’apparence de tableaux, de sculptures ou d’installations dans l’espace public. Le sujet déclaré est le Blanc : quand il est abstrait et s’entend comme notion, quand il apparaît sous l’aspect d’une surface monochrome ou quand il s’illustre par la métonymie d’un code associé à la nature d’un matériau. Dans tous les cas, le « sujet » est mis en scène dans des superpositions/assemblages d’importance variée de couches de peinture et de plaques de verres « blancs » vs transparents et incolores selon la terminologie industrielle.
Les compositions sont toutes géométriques, quadrangulaires voire souvent carrées. Toujours placée au centre, la surface peinte semble tantôt flotter dans l’espace, tantôt émerger ou surgir d’un fond que reculer ou encore s’évanouir en se dispersant vers les bords. Tout présume ou induit des situations à la fois réelles et en même temps fictives, chaque création semble être un non objet, non peint, un Œuvre allusivement hors du temps et immatériel, incompréhensible ou insaisissable, jusqu’à paraître évidente du seul fait d’être visible. Alors que des impressions subjectives de paysage infini pointent parallèlement quand la silhouette générale de l’œuvre est rectangulaire, ou bien quand le dispositif de l’œuvre reprend les codes visuels du portrait « Hommages au carré » de Joseph Albers, on subodore une jouissance sarcastique de contredire la mort de l’art. Soutenu par leur abstraction géométrique et une aura de cinétisme provoquée par les reflets des matériaux exclusivement employés, le ciel d’ascétisme, de hiératisme et d’épuration des œuvres focalise l’attention sur les techniques de construction utilisées. La matière picturale traditionnelle étant peu souvent imperceptible en tant que telle, (on peut se risquer à la dire inemployée), et le « faire » déplacé sur l’exécution technologique artisanale des œuvres, la création semble se limiter aux matériaux utilisés vs leur constitution minérale naturelle, leur transparence étant rendue relative par leur masse vs l’épaisseur et la densité particulière causées par les accumulations des surfaces de verre entre elles. Quelques indications suggérées par Guiffrey confirment et informent sur son programme d’expression, sa volonté d’en découdre ironiquement avec la « sauvagerie » artistique ou les affects d’auteur.2 On songe par rémanence aux débats houleux sur l’égo des artistes autour des années 1970…
Le travail de René Guiffrey sur le Blanc est contemporain des recherches entreprises aux USA par Robert Ryman sur la question du Blanc en art. Aussi bien intellectuellement que philosophiquement, chaque artiste « œuvre » sur le thème de son instauration artistique en suivant les suggestions historiques de procédés visuels et d’orientations métaphysiques proches : technique devenue familière du « all over », glorification de la surface vierge de la toile, dématérialisation de l’empreinte humaine, partages de perspectives d’absolu du travail artistique. En éliminant par choix toute trace d’activité sensible au premier degré et de base toute empreinte ou mémoire gestuelle, les deux artistes résument qu’il ne faut regarder, ou du moins ne privilégier que ce qui est fait (voire s’en contenter), et éliminer sinon oublier le pathos. Les démarches de Guiffret ou de Ryman sont plus conceptuelles qu’expressionnistes.
Leur proximité s’arrête là, tant leurs propos sur la couleur, leurs suggestions esthétiques et leurs modes particuliers d’expressions visuelles sont sur le fond inconciliables : il n’y a pas de commune mesure entre Guiffrey estimant le « Blanc » comme une lueur, et l’horizon purement pictural que Ryman soutient de son côté : de sorte que, si une volonté arbitraire de simplifier le débat et un radicalisme conceptuel, voire une image de la plasticité teintée d’absolu préexiste de part et d’autre, il est aussi certain que chacun se distingue aussi bien par des arguments plastiques/critiques spécifiques. Sans renvoyer à d’autres artistes intéressés par le même objet de recherche (Les incohérents, Casimir Malevitch, Yves Klein, Piero Manzoni ou Roman Opalka…) et pour des raisons plus conjoncturelles que par choix esthétique, le hiératisme et l’espoir d’une sorte de beauté universelle par la couleur purement blanche abondent paradoxalement dans la sensibilité des pratiques instauratrices séparées de Guiffrey et Ryman.
Tous les deux travaillent par séries dans la variation d’un même paradigme créatif autour de la forme aspectuelle de la blancheur. Sans formellement changer de constructions visuelles, les compositions de René Guiffret se révèlent plus « Op-art » qu’architecturales, alors que côté Ryman, les œuvres sont davantage texturales et contextuelles dans leur ensemble. Les différences de matérialité du travail et de la production sont immédiates.
D’une surface lisse monochrome et impersonnelle, la production de René Guiffrey est celle d’un producteur d’œuvres expressément tactiques, priorisant par choix philosophique des techniques anartistiques d’art et une conception purement factuelle de la beauté. Cette pratique fait perdurer une aporie de la plasticité picturale déjà initiée par l’ensemble des pratiques de l’art conceptuel propre à la France comme à l’Europe ou aux USA. Cette pratique reprenait par ailleurs une des conséquences éthiques du Ready-Made. Le refus insensible de la facture artistique ou son intérêt esthétique induit dialectiquement la forme, le style de plasticité choisie des éléments placés et passés sous le regard. En ce sens, la pertinence du verre et l’hypothèse technologique du fabriqué artisanal dans l’œuvre de Guiffrey interrogent. Pas sûr que la plasticité sorte gagnante devant le « fabriqué »…
Le point de vue exclusif de l’artiste sur sa démarche ou sur ce qu’il donne à voir au « regardeur » (dixit Marcel Duchamp) devient prioritaire sur l’œuvre dans son trajet. Les moyens de la réalisation importent cependant mécaniquement, de sorte que l’agilité constructive de l’artiste détermine sa création. L’expression plastique du verre change fortement avec sa surface lisse, les reflets inévitablement causés par la lumière ou les variations « réelles » de teintes quand l’épaisseur change. En la circonstance, il est quasiment impossible de faire comme si ces caractéristiques pouvaient être plastiquement éludées ou impensées, et ce d’autant que le matériau brut s’avère plus prégnant que son usage esthétique. Quand Guiffrey entend jouer avec les forces structurantes, visuelles et évocatrices du matériau, et/ou les faire poétiquement dériver, parvient-il à rendre séparables à la fois la technologie et l’esthétique personnelle? Ecartées par la naturalité du verre, les surfaces peintes peinent à s’échantillonner et se nuancer, à (se) nourrir plastiquement des ajouts de plaques en plans multiples. Celles-ci ont parfois la force d’un rideau et la plasticité se voile, s’enfouit ; le verre qui devait libérer du sensible enserre ou cadre avec excès le regard. Aucune construction en verre n’évite, par ailleurs, que l’œuvre évolue vers une structure spatiale animée de reflets seulement cinétiques. Dans la galerie, on remarque souvent plus de montages en verre qu’on est attiré par l’éclat ou la profondeur d’un blanc, et on priorise ça en oubliant qu’ils sont là pour des beautés pas seulement techniques. L’impression qui domine est que malgré les efforts de René Guiffrey pour dépasser ses conditions de production-création, le « truc » du verre fonctionne à perte ou par défaut. In fine, chaque projet sombre dans un « fabriqué » que Guiffrey pourra éventuellement tenir pour une réussite artistique voire une victoire personnelle. Sa défiance datée de l’œuvre d’art comme les contradictions lacunaires de son indifférence ironique vis à vis du pathos3 y trouvent sans convaincre leur acmé.
René Guiffrey ne veut que le Blanc, rien d’autre, surtout pas son « semblant ». Il vise son immanence même, plus que n’importe laquelle de ses images. Pour y parvenir, il faut y concentrer son essence et paradoxalement la scénariser avec agilité : « Blanc » doit devenir un concept quasi métaphysique.2 Guiffrey engage esthétiquement tout cela avec opiniâtreté et une mobilité certaines : « Je répète pour être sûr de ne pas dire toujours la même chose ».4 De ce travail conceptuel à la lettre, on ne doit retenir que l’horizon instaurateur de sa pratique de l’apparence de l’œuvre : prétexte, objet et image confondus et en actions. Dans l’essentiel des œuvres, l’intérêt de chaque élément, le verre notamment, est trop souvent imperceptible comme vue notionnelle du Blanc, pas assez plastique, inaudible et « incolore », au risque de paraître travesti. A propos du Blanc, tout en paraissant se limiter à des codes plus convenus, Robert Ryman me semble à la fois plus radical et plus joueur, pour mieux gagner plastiquement in fine.
1- « Pas se de facture. Facturer est horrible. », « Il faut laisser l’espace tranquille »… L’art vivant n°39 in « En attendant Guiffrey ».
2- « Pas se de facture. Facturer est horrible. », « Il faut laisser l’espace tranquille »… ibid. : L’art vivant n°39.
3- Catalogue François Barré, « René Guiffrey, L’œuvre à blanc » 2016.
4- … optiquement réalisable en mélangeant le rouge, le vert et le bleu dans les proportions maximales en lumière colorée. Effectivement conceptuel et absolu, le blanc irradie une apparence immatérielle.
Odonchimeg Davaadorj galerie Backslash
Sur les murs et sur le sol, les œuvres s’étendent sans retenue comme des installations impliquent l’in situ pour dire un lieu et un moment ponctuels… Sur ce mur, une cartographie rassemble les éléments d’un rhizome familial, dans l’environnement d’un autre, on évoque des rencontres amoureuses ou sous l’aspect d’un carnet, le commencement d’un songe… Là, on suggère un engagement politique. On remarque partout que des fils relient furtivement des dessins entre eux pour tisser des histoires communes ou individuelles imaginaires.
L’esprit général des œuvres est clairement autobiographique, intérieur et onirique. Odonchimeg Davaadorj se racon-te et brode parallèlement des histoires naturelles, des cartographies de filiations, de souvenirs authentiques, inventés et rémanents de sa Mongolie natale. Cette seconde exposition personnelle évoque aussi avec discrétion des douleurs profondes, une révolte assumée : l’actualité n’est pas favorable à la culture mongole. Comme indiqué, l’art d’Odonchimeg Davaadorj associe réalisme objectif et évocations symboliques dans des œuvres en forme de contes, de collages, d’installations in situ ou de livres d’artiste. Les compositions sont narratives en décrivant ou en silhouettant des personnages, des plantes ou des d’animaux. Elles sont oniriques avec les ajouts de fils, d’espaces ou encore en agissant sur les dimensions et les orientations des œuvres. Il est partout question de nature tantôt vraie et tantôt idyllique, quelques fois rassurante et d’autres fois grave. Dans le détail, le dessin emprunte à la bande dessinée des simplifications formelles : les couleurs, peu nuancées et passées sans effet ni lyrisme, participent d’une atmosphère de poésie illustrée et d’art naïf. Les œuvres sont conçues sans échelle, comme une imagerie polymorphe fonctionne à partir d’une déconstruction et d’un réassemblage libre de ses codes. L’artiste, toujours soucieuse de coller à ses rêves comme on met en pièces une scène de théâtre, en profite pour subvertir les référents et faire interagir sans filet le visible et le lisible.
08/03/2021
Astrid Delacourcelle peintre, Perrine Fiecx photographe, à la galerie Fabrique Contemporaine
Astrid Delacourcelle peint des paysages. Bien que travaillés d’après photo, ses tableaux s’appuient sur un travail de construction expressément plastique sans se limiter à une description.
Les sujets s’inspirent d’environnements industriels situés le long des berges bordant des canaux dont elle est familière (on m’informe qu’elle habite sur une péniche). Chaque composition plastique emprunte une apparence particulière : soit ici des fuyantes considérables, là une focale raccourcie au point de faire front commun avec la surface immédiate du subjectile. Ailleurs, l’opportunité d’un angle de vue permet un cadrage et une étrange découpe spécifique du motif, ou justifie qu’un format soit orienté dans une direction expressive. Un tableau est inspiré par d’un atelier-hangar déserté ; l’artiste lui donne des airs de cathédrale et caractérise l’étendue formelle de la surface de son tableau.
Une atmosphère colorée imprègne l’ensemble des œuvres peintes dans des harmonies de gris neutres ou discrètement teintés. Sans être résolument conceptuel, l’art d’Astrid Delacourcelle témoigne d’une culture technique affirmée et évite l’amabilité de la peinture d’amateur. Une transgression gestuelle picturale suggère un effet de réel, l’estompage modulé d’un contour instille un suivi sensible du spectateur… En inventant sa méthode par des manières allusives, Astrid Delacourcelle rappelle le sens formel du travail artistique et corrèle sur ce fil sa rigueur créative avec l’intimité d’une mémoire cultivée. On parle d’une plasticité engagée et prégnante, fondée à partir de méditations silencieuses aux limites d’une abstraction parfois architecturale. L’apparence d’une pratique artistique innocente et aimable de peintre paysagiste tombe au fur et à mesure que l’attention se trouve happée par la construction plastique de chaque tableau. Les œuvres d’Astrid Delacourcelle mobilisent avec assurance des équilibrages qui exaucent la force expressive du pictural.
Les photographies de Perrine Fiecx ont pour sujet des intérieurs d’habitations abandonnées. Toutes les vues étant inspirées d’images de plateaux de théâtre à l’italienne vus de face, aucun environnement n’échappe à l’impression de voir des décors et des scénographies. Très esthétiques, les photographies métaphorisent symboliquement des passés artistiques glorieux qui pointent allusivement par cohortes des réminiscences sélectives.
Chaque document semble avoir été « aidé » en studio et, chemin faisant, chaque image a des échos esthétiques avec la photographie plasticienne dont les auteurs sont plus peintres, sculpteurs, créateurs d’installations ou organisateurs de happening que photographes.
Objectives et spectaculaires, la plupart des vues gagneraient à être en ce sens d’un format esthétiquement plus monumental.
Ben, galerie Lara Vinci
Des aphorismes sur divers supports (valises, toiles etc) en quantité « façon Ben » : tout est naturellement stylé dans le système esthétique qu’on lui connait. Le thème est cette fois « l’Ego » (de Ben bien sûr). Pas si ironique ou dans la dérision que le voudrait son auteur, et surtout pas très frais.
Galerie Claude Bernard, une composition somptueuse (comme toujours) de Geneviève Asse.
Laurence Garnesson, Galerie Olivier Nouvelet
Faut-il évoquer des sculptures de peintre ou parler de créations hybrides entre projet et productions in process ? Ce qui est manifeste, c’est que Laurence Garnesson semble vouloir mettre de l’ordre dans sa peinture en réalisant des œuvres «d’écart» comme Matisse a pu l’envisager au cours de sa vie créative. En pratiquant des hors champs plastiquement spectaculaires entre les techniques de productions et en interrogeant son sens personnel de l’épistémologie du geste du dessin dans des œuvres graphiques imaginaires, ses œuvres visuelles à la fois imprévisibles et sensibles surprennent. De sorte que, sur les murs ou posées sur des socles, ses œuvres sur papier ou en volume esthétiquement simples et épurées parlent d’a-venir critique et mouvementé.
17/02/2021
Joan Ayrton, galerie Florence Loewy
Des œuvres clairement conceptuelles, où le programme conçu comme un système plastique instaurateur prime sur la nature et l’esthétique des œuvres vs sur des propositions prioritairement formelles au « pouvoir esthétique ». La présentation joue dans son ensemble le jeu de la distance intellectuelle : les photographies et les œuvres peintes apparaissent comme des formules ou des constats. On bute sur l’aspect lapidaire des offres plastiques dont les formes comme les aspects ne dépassent pas les techniques qui les portent. L’appropriation ou l’interprétation des œuvres achoppe sur des engagements esthétiques plus dépendants que disruptifs vis à vis des techniques mobilisées. Plus questionnant, l’ensemble revient sans évolution et avec l’illusion de nouveauté de styles sur des recherches plastiques déjà labourées il y a un demi siècle : soit un art polymorphe, multipliant les techniques pour une esthétique chargée d’un silence scénarisé de manière toujours personnelle et, de fait, étrangement poétique.
Abraham Cruzvillegas galerie Chantal Crousel
Mêmes impressions factuelles, en moins intéressant, en plus banal, en plus surfait et en plus inutile.
Shannon Cartier Lucy, galerie Hussenot
Des peintures figuratives avec des compositions narratives à la fois inspirées par l’idée d’un détail intrigant propre aux photos d’amateurs et par un impressionnisme d’instant photographique. On se demande si ces détails sont des ratés et des lapsus visuels ou encore si l’artiste a cherché à troubler le spectateur en piégeant l’inavouable ou l’inconscient de son regard. On se prend de curiosité et d’intérêt pour chaque image à la fois inattendue et en tension. Fidèles à leurs origines photographiques plus littérales que plastiques, les toiles, d’un format « ni trop grand ni trop petit », sont peintes bêtement. Est-ce encore un effet voulu et donc une habileté ironique de l’artiste ou un manque de culture picturale ? L’imprécision vs l’indécision suggestive de certains effets flous ou de silhouettes vaguement reproduites et divers « autres détails » plastiques sans relief plaident pour la seconde hypothèse… Reste un sentiment d’être dérangé par des vues en apparence anodines…
Julie Susset galerie Laure Roynette
Julie Susset peint des images de forêts vierges. La végétation à la fois merveilleuse et luxuriante envahit tout l’espace du format disponible, transformant chaque œuvre en masse. Le sujet est présenté comme une masse dense et opaque, étouffante. L’impression générale est celle d’une immense canopée couvrant un monde imaginaire de rêves et de fantasmes.
Pas de ciel, pas d’horizon, pas le moindre trou d’air, le motif à la fois dématérialisé et illustré d’arborescences jusqu’à faire signe de toute silhouette recouvre entièrement chaque surface. L’artiste aime manifestement peindre spontanément, chaque figure n’est indiquée que par un bref contour ou une étendue sommaire, voire un geste de croquis approximatif quand il s’agit d’engager une sorte de résumé visuel. Partant, la saturation sans limite ni repères des peintures instille une inquiétante étrangeté d’« action painting » figurative. A la fois confronté à leur apparent remplissage et à l’impression d’urgence des effets de croquis, on en vient à n’éprouver qu’un sentiment d’oppression et de claustrophobie en creux des tableaux.
Chaque peinture est réalisée comme une pochade. Malgré l’apparence rapide de l’exécution, le temps y semble pourtant arrêté, comme inexpressif. Le geste du croquis de l’artiste ne renvoie qu’à des mouvements du pinceau uniquement formels. Même l’illustration plastique d’une immobilité potentielle ou virtuelle capable d’exprimer plastiquement la forêt comme une pure masse ne s’impose pas. L’artiste n’aurait-elle cherché à représenter que des effets de canopées vues depuis le sol…? Reste la dimension purement conceptuelle du tableau devenant presque abstrait quand le motif épouse « dévore » son format et fait oublier le sujet et l’ensemble de ses détails. Car c’est un des paradoxes les plus intéressants de cette peinture dont seule la masse symboliquement représentée se montre plus matiériste que décrite. C’est se heurter à une aporie de son référent que susciter des questions sur le modèle retenu par l’artiste.
Le thème de la forêt demeure une évocation symbolique de la femme et de la mère primitive. Julie Susset a t-elle songé y faire écho ? Que penser de son interprétation quand son motif devient pour l’essentiel invasif, qu’en étant non pas matriciel et ouvert ou pluriel, il paraît fermé, uniforme et colonisateur. Que retenir quand sa réalisation esthétique bute sur des visions d’étouffement?…
A travers ses images métaphysiques de forêts luxuriantes et colorées, en apparence bouillonnantes de formes et d’aspects, Julie Susset peint des environnements moins oniriques et plus inquiétants que visionnaires et accueillants.
ChaX Art, Galerie Fabrique Contemporaine, rue Vergniaud dans le 13e.
ChaX peint des œuvres abstraites. Les tableaux sont composés en partant de couches de peinture superposées et épaisses de différentes couleurs, qui, une fois séchées, sont grattées pour produire et révéler des effets matiéristes. On songe à de vieux murs avec des variations d’aspects et de teintes, on se hasarde dans des rapprochements historiques… On se perd en conjecture quant à l’inspiration de l’artiste. Sans discernement, ChaX présente toutes la phases de son travail : son ambition, sa technique, sa pratique, chaque phase portant le même intitulé : « Dégradations ». On subodore des manques d’ajustements dans la démarche de création plastique, on s’égare entre effets pratiques et perspectives artistiques, voire conception visuelle. On cherche ce qui est dégradé, ce qui était gradé et à quel titre, l’objet de ce qui est récupéré ou retenu et conservé. In fine très formaliste, l’ensemble loupe au passage le rebond des intitulés qui bornent les œuvres, si bien qu’au lieu d’être de conception abstraite, elles sont en fait seulement descriptives et purement littérales. Tout reflète un travail d’amateur naïf. C’est joli, pas déplaisant et ça fait moderne…à des décennies de retard près.
08/02/2021
Speedy Graphito, galerie Polaris
Speedy Graphito aime la BD, l’Art, certains artistes connus avec leur style particulier, voire leurs tableaux fétiches, voire ce qui fait signe de leur signature vs le personnage « cubique » de SA propre signature d’artiste. Il aime composer des assemblages par collages supposés, avec des couleurs vives, passées en aplat, quasi coloriées. Il aime les paysages culturels et, par contradiction ou ironie, les accidents de travail, quitte parfois à en provoquer… Speedy Graphito peint des portraits mosaïques, des paysages de dessins animés, des architectures fantasques, des natures mortes et des environnements grotesques, des vues d’enfants au milieu de jouets, des gens et des objets qui se rencontrent. Speedy Graphito peint en s’amusant, s’amuse à peindre, peint pour s’amuser, peint des tableaux à la fois très plastiques et aussi très rigolos. Speedy Graphito crée des tableaux heureux.
Franck Scurti Galerie Michel Rein.
L’exposition reprend l’esprit et l’installation « More is less » inspirée du « Christ Jaune peint par Gauguin » créée au grand Palais en 2020 et dont le propos était au fond l’atelier de l’artiste. Le propos, très focalisé sur l’actualité du confinement est cette fois plus polémique, en portant le fer sur l’isolement de l’artiste dans son lieu de travail. L’ouvert et le ciel, l’absence de clôture et la « libre » entreprise créative imprègnent les œuvres scénarisées comme des installations/arrangements, des paysages/stèles abstraits, des bornes signes d’un art librement évocateur et esthétiquement hors contrôle. Sur leurs socles allusivement dématérialisés par un habillage de ciel, les assemblages à la fois colorés et informels sculptés puis encagés (littéralement) par l’artiste soufflent des vents de nostalgie, d’épuisement et de révolte. A la fois politique et profondément cultivé et même démonstratif au sujet de l’art, ce travail fausse cependant compagnie au sérieux d’une production sans légèreté ni improvisation. Malgré la cocasserie du dispositif général en atelier de l’exposition, l’atmosphère supposée pesante s’étiole et s’allège au passage inopiné d’un papillon volant allusivement d’œuvre en œuvre, faisant une pause sur un mur dans la galerie.
Ding Yi chez Carsten Grève
« A première vue »… la surface des tableaux entièrement recouverte de croix en couleurs apparaît imprimée, tissée ou cousue. Chaque composition clairement bidimensionnelle semble générée par ordinateur. De multiples nuances de clarté et de teintes produisent des effets de dispersion ou de condensation visuelle, transformant des œuvres en champs d’expériences sensorielles. Bien que faussement systématique et plastiquement souple sur la forme, ce travail aux échos impressionnistes évolue sur un fond d’habillage visuel et environnemental plus esthétisant qu’expérimental.
Marcus Jansen chez Almine Rech
Des portraits pour l’essentiel, mis en scène et plastiquement peints dans une diversité de gestes, de taches de couleurs et de formes qui ne sont pas sans rappeler des compositions de Bacon ou des montages de Richard Hamilton. Alors que la production de Bacon tente des horizons métaphysiques en calculant ses effets de mise en forme et d’effet de touche picturale (Gille Deleuze : « Logique de la sensation ») les apparences monstrueuses des portraits sans face de Marcus Jansens se limitent à des allusions politiques et sociales descriptives et décodables simplement. D’autres œuvres exposées sur d’autres sujets confirment un travail pictural essentiellement centré sur la peinture comme représentation expressive et donc comme travail d’apparence spectaculaire. En dépit de l’impact des œuvres et leurs indéniables ouvertures techniques, indépendamment du fatras d’objets, de référents ou de signes intégrés dans chaque composition, l’artiste à la fois engagé et transgressif tient ses images et leurs discours dans un style brillant préétabli. Tout finit en improvisation de surface et d’école.
Claude Viallat à la Galerie Templon, rue du Grenier Saint-Lazare.
La galerie indique que le peintre qu’elle représente depuis plus de vingt ans a travaillé cette fois à partir l’idée de jonction et de suture. Le fait est qu’il en a l’habitude, son travail artistique est fait d’œuvres ayant l’apparence de coupons de textiles divers découpés puis recomposés au hasard (jamais, en fait…). Le fait est que ces œuvres sont toutes des « toiles sans châssis » badigeonnées de cette forme en « haricot Viallat » et dont il a fait son signe. Le fait est que cette fois, après y avoir imprimé en série cette empreinte initiale, le peintre a parfois séparé les pièces de tissus d’un coup de lame imaginaire ; puis de façon arbitraire, il les a rassemblées, réunies, rapprochées, raccordées, couplées, « branchées », suturées, jointoyées, rattachées, « bouturées », adjointes, parfois insérées les unes dans les autres, souvent ajoutées les unes aux autres, quelquefois « forcées » à des rencontres imprévisibles et visuellement surprenantes, mariées selon lui en permanence pour le meilleur, combinées et « patchworkées » toujours. Le fait est que le « haricot » est partout, qu’il se montre, disparaît, s’éclipse, esquisse une présence allusive ou s’estompe en se silhouettant capricieusement, fusionne ou mute avec le fond où il est posé, d’où il est sensé émerger, dont on suppose qu’il va s’imprégner ou se distinguer, s’affirmer sur un fond où, pour conclure momentanément, le peintre l’a fait se détacher et même par moment s’exclure. Le fait est qu’en tant que silhouette, ce signe, la plupart du temps seulement esquissé, bouge aussi comme un ectoplasme qui fait une pause, se répand, ou s’immisce dans son improbable masse et ses vagues contours, instable aux abords d’une frontière, stable quand il est à la fois dehors et dedans, là et ailleurs, apparemment indécis mais en fait synthétique, fantasque comme un mime à la limite de se mettre à parler brusquement et qui, en fait, ne remue que ses lèvres.
Le fait est que les couleurs fusent, bruissent, claquent ou murmurent de mille tonalités, pour certaines propres à leur support de tissu, pour d’autres suggestives sous l’impulsion créatrice du peintre. Le fait est qu’elles parquent ou entremêlent les motifs entre eux, qu’au milieu d’elles le peintre du « haricot Viallat » se risque à des harmonies d’écrins, qu’il les fête autant qu’il les claironne. Le fait est que chaque œuvre est un objet brillant de mille feux spectaculaires et inventifs, portés par un esprit facétieux et une pensée critique en mouvement constant. Le fait est que de manière à la fois simple et sans soucis de cadre – de quelques cadre que ce soit – Viallat a positionné chaque œuvre de sorte que sur les murs de la galerie, la parade visuelle est simultanément décorative et questionnante sur ce que « peindre et peintre » peut assembler et sublimer avec un assemblage.
Le fait est que Viallat continue sans frein d’être à la fois disruptif et cohérent dans son parcours, rassurant dans sa façon de déstabiliser son histoire artistique, drôle dans ses façons d’ironiser sur l’histoire du tableau. Le fait est que sans cesser de faire du Viallat « depuis plus de vingt ans », il reste un créateur amusé par ses propres gestes d’intuition esthétique, attentif à imaginer sans complexe ses plaisirs de peintre. Et la beauté des mondes qui vont avec.
Ivan Navarro, Templon rue Beaubourg
« Planétarium » (c’est l’intitulé de l’expo). Retour clinquant, laborieux et insignifiant sur une esthétique devenue fabriquée et conventionnelle. Rien à apprendre qu’on ne connaisse depuis 60 ans avec le GRAV (groupe d’art visuel), la galerie Denise Renée etc.
25/01/2021
Christian Boltanski chez Marian Goodman Dernière installation en date du plasticien.
Titrée : « Après », elle se compose de cinq dispositifs distincts répartis sur les trois niveaux disponibles de la galerie : depuis la salle du rez-de-chaussée jusqu‘à l’escalier menant lui-même à de trois lieux séparés composant le sous sol. L’intitulé lui-même fait œuvre dans son écriture réalisée avec des ampoules lumineuses occupant le haut d’un mur dans un couloir. L’œuvre s’incarne dans la mise en abîme des éléments dont elle se compose et dans une fiction que Boltanski semble vouloir suivre, du moins exposer en scènes et tableaux mélangés.
Premier niveau : Dans la pénombre du lieu, des monticules de draps froissés et entassés sur des chariots en forme de catafalques suggèrent une image de paysage avec, pour ciel, une sorte de nuage esquissé par une ligne continue lumineuse faite d’un néon. Discrètement sur les murs, de lentes projections filmiques de visages flous et d’évocations de feux follets parachèvent l’univers à la fois romantique et fantastique de l’installation. Sur un mur de l’escalier qui descend vers le sous-sol de la galerie, un film muet projeté sur un mur diffuse en ralenti des silhouettes en train de marcher dans la rue.
Second niveau : quatre vastes écrans souples sont disposés en croix. Un coucher de soleil sur l’horizon, des biches dans un champ, une forêt sous une neige tombant dru, le ciel enflammé d’un jour naissant y sont projetés en plans séquences. Le rythme est lent, comme sumpsendu, il rend les vues inconsistantes il les désincarne presque. Des projections subliminales de catastrophes et de misères surgissent puis s’estompent presqu’accidentellement ou de façon quasi virtuelle après un laps de temps imprévu et incalculé.… Demeurent les vues apaisantes mais trompeuses ; on a cru voir, on pense se souvenir. Avec son silence, chaque film évoque le temps qui passe et des temps qui reviennent. Ce ne sont pas les mêmes…
Puis un couloir, bordé par un mur en duquel l’intitulé « Après » écrit cinématographiquement à l’aide d’ampoules éclairées ; il conduit à une salle voutée comme une crypte (cette allusion au 7e art a déjà été utilisée pour sa rétrospective en 2019 au Centre Pompidou pour « écrire » » le mot Départ). Boltanski, reprenant en partie le propos de l’installation du rez-de-chaussée, y a dressé un théâtre de souvenir : trois catafalques alignés dans la pénombre côte à côte font face à un portrait anonyme encadré. Par son éclairage forcé et son ombre projetée sur le fond de la salle, ce dispositif final conclut l’exposition sur une ambiance de cérémonie mémorielle. J’ai dit que les divers dispositifs semblent reliés par une fiction, plus par un intitulé ; le mot « Après » peut aussi indiquer que Boltanski a peut-être produit une suite d’œuvres séparées. Les divers espaces disponibles de la galerie pourraient alors être les index d’un mouvement créatif régulier de l’artiste aux prises avec son imagination. Reste pour le spectateur des possibilités d’échanges répétés des formes entre elles, des reprises de figures et de signes permettant de multiples dérives à partir d’intentions ouvertes par l’intitulé de l’exposition…
Comme il sait se démultiplier, Christian Boltanski projette, mobilise et bricole la plasticité et le cadre de ses environnements de travail avec une autorité d’auteur chaque fois particulière. Chaque dispositif étonne par l’efficacité de développements préparés dans l’atelier et manifestement réinventés in situ sur le lieu de sa présentation. Chaque œuvre surprend par l’usage dialectiquement retourné de son intitulé. « Après » montre que l’artiste a beau se dire détaché en relativisant formellement ses théâtres de créations*, rien n’y fait jamais penser à autre chose qu‘à la mémoire de faits quotidiens et familiaux, l’aune et l’impalpable de « Petits riens et je ne sais quoi »,** dont le temps avec ses multiples moments passés et encore vivants. L’histoire des hommes peuple ce nouveau travail populaire, grouillant à tous les niveaux d’attentions subtiles et de grâces modestement métaphysiques. Dans l’exposition, quels que soient les solutions retenues, Christian Boltanski s’appuie sur une science des moyens de l’art constamment réflexive. Féru de disponibilité et matériellement libre, ses associations d’objets, ses mélanges d’idées, les multiples formes d’éclairages existants, ses rapports décomplexés avec la couleur, les matières et les supports dont il peut avoir besoin, à ses yeux, tout s’ordonne comme une opportunité, comme des sortes d’évidences et de hasards fusionnels. L’apparence tout comme le sens de ses dispositifs narratifs ou simplement visuels s’entrecroisent dans la possibilité de songes chaque fois personnels et, sous son autorité, partageables. Ça fascine et ça interroge continument, on retient des sommes d’aspects et une image globale, en même temps qu’on se perd en conjecture sur leurs liens oniriques ou l’ironie de leurs répartitions, les hantises de passés parfois inquiétants, des d’histoires assourdies qui hantent et martèlent. Mais chaque fois, on se rappelle avoir rencontré une œuvre et un spectacle inoubliables.
* Entretien avec Bernard Blistène. Catalogue du Centre Pompidou, 2019. ** Vladimir Jankélevitch , Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien.
David Renaud, galerie Anne Barrault
Une œuvre visible depuis la rue attire l’attention. Elle est à la fois structurée comme une architecture et, comme peinture abstraite, elle représente sur toute sa surface des variations d’un motif formel. Son esthétique vaguement cinétique et sa composition all over interrogent. D’autres productions différentes, mais réalisées de manière aussi arbitraire sont sensées évoquer des thèmes liés à la cartographie et des vues topographiques, diverses suggestions inspirées des cartes et des territoires. L’esthétique de ces productions entre peinture et projet d’installation s’arrête là. C’est bien exécuté techniquement, avec des contours nets et des aplats impeccables. On est surtout frappé par leur rappel avec des œuvres d’avant, des créations plastiques d’autres artistes, notamment conceptuels qui, loin de se limiter ou répéter un travail d’exécution, ont cherché des solutions visuelles imaginatives qui fassent sens avec l’apparence de leur projet.
Agathe May, galerie Putman
Des œuvres d’illustrations dessinées puis habilement re-produites en xilographie. Exceptés les formats souvent importants et pour cela impressionnants, rien de bien original ou bouleversant.
Chez Laurent Godin, Camila Oliveira Fairclough et Paul Cserlitki
1/Des tableaux sur lesquels des paroles dites et des expressions proclamées sont peintes à la manière d’écritures spontanées ou de graffitis. Tous se présentent comme des « portraits ». Toutes semblent/sont exprimées directement, une vague coloration, semble t-il choisie sans expérimentation, les accompagne. Toutes sont dessinées d’un trait et d’un geste à priori relaché, le style s’affirmant chaque fois plus décontracté et davantage concentré sur une sorte d’insouciance artistique que d’expression brute. Faute d’ouvrir sur une nouveauté plastique, la démonstration déjà largement labourée avec d’autres talents ne convainc pas.
2/ Des toiles d’un même format de dimensions modestes sont couvertes d’ocre rouge identique passé en aplat. Un dégradé vertical nuance certaines. Des monochromes en fait. D’autres peintures sont réalisées en recouvrant des peintures antérieures. Des motifs continuent d’apparaître, générant des nuances, des ombres etc. Il est indiqué que « l’artiste continue d’expérimenter le processus des œuvres dans un geste conceptuel duquel résultent des œuvres minimalistes qui n’en restent pas moins profondes. »…versus Barnett Newman, Ad Reinhardt, Marc Devade, Yves Klein, Lucio Fontana, Robert Ryman, Blinki Palermo, Claude Rutault, Gérard Traquandi etc.
Une autre série de peintures est basée sur le principe de compositions imprévisibles voire accidentelles : des traces diverses subsistant par accident sur le fond d’une toile constituent la méthode, l’épure (le process) et la composition de l’image prévue/conçue. Restent des tableaux abstraits encore proches du monochrome et dont l’apparence gestuelle fait cependant place à une forme de lyrisme. «…duquel résultent des œuvres minimalistes qui n’en restent pas moins profondes » versus… etc…etc.
20/01/2021
Thomas Klotz chez Nathalie Obadia
C’est une exposition artistique d’œuvres d’aspect photographique. Son intitulé « I’ll never be young again » est inspiré d’un livre de Daphné du Mourier. Il annonce une autre publication, celle ci purement photographique, de l’artiste. L’exposition laisse perplexe et s’ouvre sur une aporie esthétique. L’impression d’avoir déjà vu tout ça fait que la plupart des œuvres, bien que portées tantôt par un fond cinématographique tantôt par une allusion à de la peinture abstraite, semble appartenir sinon au passé, du moins à quelqu’un d’autre. Certaines images renvoient allusivement à de l’image de presse, à quelque portrait capté ou scénarisé par Diane Arbus, Nan Goldin, ou Sandrine Elberg, voire Valérie Jouve ou Martin Parr tandis qu’un extérieur fait penser à un paysage vu par Jean-Marc Bustamante… Pour peu qu’une forme esthétique transparaît plus fermement, sa filiation avec des solutions plus inaugurales paraît difficilement évitable. De sorte qu’en deçà d’une recherche visuelle ou référentielle narrative/plastique à laquelle réfère naturellement le photographique, chaque image s’évide d’une imagination qu’on ne trouve qu’en s’impliquant abusivement. Reste une production magnifiquement réalisée, d’une relative diversité et pour cela intéressante, mais pas dérangeante. De fait, il n’y a sans doute pas vraiment d’aporie.
Encore chez Nathalie Obadia : Rosson Crow
Très plastique mais aussi très marquée techniquement, cette série de peintures intitulée « Next year at Marienbad » frappe par son emprise artistique. Les tableaux peuvent représenter un intérieur ou un bouquet de fleurs, un champ de cactus ou un paysage onirique ; l’artiste, immergée dans le film éponyme d’Alain Resnais, a tout fait pour que chaque composition visuelle semble se liquéfier ou se disperser sans retenue, pour qu’on passe d’un espace réel à un espace fictif mêlé de moments vaporeux et fantasmatiques. Transcrits d’abord sur toile par report photographique, puis repeints/ rehaussés à la bombe aérosol, les motifs voient leurs formes se diluer à travers des sommes d’aperçus d’objets virtuels et d’effets hallucinatoires. Dans la galerie, sur les murs largement couverts par les toiles toutes très grandes, chaque œuvre remplit le regard en donnant l’impression d’être emportée par des renversements visuels ironiques, et en même temps nous déposséder de nous mêmes et nous séduire avec des illusions stylistiques.
Le fabriqué tient ce travail scénaristique comme le théâtre enjoint le spectateur de croire à tous les artifices de son spectacle. Et là, pour le coup, tant par leur format immersif que leurs univers exubérants et fantaisistes, les images quelque peu surjouées et surpeintes par Rosson Crow évoluent en flottant dans un festival d’interprétations optiques, plastiques et illustratives exagérément stylisées pour, en premier, plaire.
Jim Dine chez Templon rue Beaubourg
Deux séries de peintures, l’une autour de l’autoportrait, l’autre autour des outils et de l’univers du travail et corrélativement l’atelier.
Annoncée sous le titre « A day longer » l’exposition se déploie dès l’entrée de la galerie à partir d’un autoportrait à la fois dessiné/esquissé et sculpté/« rétablisé » dans un cadre entremêlé avec une boîte/coffrage ; l’ensemble a des allures d’ex voto à soi-même.
Une réflexion appuyée de l’artiste sur son travail, par ailleurs rappelée par la galerie, éclaire l’esthétique des deux séries d’œuvres : « Quand vous peignez tous les jours, tout au long de l’année, alors le sujet est essentiellement celui du travail ». Le lien est affirmé que le « Sujet » au travail peut s’apparenter au travail du « Sujet par lui-même » ou « depuis Lui-Même». Que ce soit par les dimensions des œuvres, ou à partir de l’art que conçoit Jim Dine et que la galerie promeut en écho, la place subjective et arbitraire du peintre passe par son auto-référenciation d’auteur. Sur les murs, aussi bien physiquement que fictivement, le Sujet, artiste total aux prises avec son travail exprimé, se montre simultanément comme il est et comme il travaille en totalité.
Les œuvres rassemblées dans la première partie de la galerie paraissent avoir été inventées par Jim Dine pour témoigner de son imagination ponctuelle. Comme un rappel d’une précédente exposition, les outils de travail directs et indirects, évidents ou métaphoriques que sont des marteaux et des pinceaux, des scies et des tournevis, la taille d’un support ou son orientation et son allure, des couleurs (palette, vivacité et intensité, spécificité, étendue d’un spectre…) ou les matières (minérales, liquides, stables ou instables), les effets visuels et les effets de lumière, la description littérale des formes et celle, suggestive, de leur perspective d’image dans la composition, tout cela module l’action, draine l’expression artistique et, d’un mot, martèle le besoin d’expérience dans l’action. Tout instaure ou renvoie aussi au travail et à la plasticité en gestes de la recherche esthétique. Et on peut dire qu’en l’espèce, Jim Dine y va de toutes ses énergies disponibles. Ça pullule, se disperse, s’épand ou émerge : pas un endroit du tableau ne semble visuellement désinvesti. En l’espèce encore et sous toutes ses formes, le « Sujet » est partout dans chaque œuvre, essentiel et efficient, prêt à « alchimiquer » toutes les relations plastiques qu’il entend constituer dans chaque œuvre.
Si Jim Dine a été historiquement un des acteurs essentiels du Happening dans les années 50, puis du Pop Art en 1960, par ailleurs il ne répudie manifestement rien des audaces de l’expressionnisme abstrait et spatial des mêmes moments aux USA, à commencer par l’emploi de la technique « all over », ou l’idée qu’une œuvre occupe sans contradiction son autonomie et son extension spatiale. On remarque en ce sens que son intervention déborde partout les supports et qu’à défaut de maintenir apparemment son programme pictural dans les limites du plan supposé les contenir, l’artiste entraîne chaque œuvre dans une focalisation spectaculaire sur ses constituants éparpillés. On note aussi qu’en guise de preuve de liberté ou selon son seul plaisir, il peut, dans sa peinture, user d’une figure ironiquement centrée ou d’une zone médiane de couleur vive ; il peut mobiliser une orientation horizontale ou un découpage du tableau en séquences supposées. Par ses dispersions arbitraires, par sa pratique et, comme par ironie avec l’élargissement sensible des limites de chaque tableau dans des échanges et des confrontations entre phénomènes de composition et d’effets réputés expressifs, Jim Dine entraîne son travail dans un jeu d’approches et de réalisations désordonnées et intuitives. En résumé, une pure jouissance de Sujet à l’œuvre.
Dans la seconde partie de la galerie est réuni un ensemble de quinze autoportraits en couleur librement badigeonnés/tâchés sur toute leur surface. Chacun peut être vu comme une palette dont la forme serait un visage. Chaque fois reproduite à l’identique, la silhouette seulement esquissée de la tête du peintre utilisée comme un patern devient le paradigme d’un pseudo modèle de coloriage. Comme dans l’autoportrait à l’entrée de la galerie, les yeux comme la bouche sont chaque fois esquissés et peuvent donner le sentiment que l’artiste a cherché à compléter « son sujet » dans un geste de griffonnage synthétique. Sans les confondre, on songe aux séries de Monet ou de Warhol ; Jim Dine aurait voulu suggérer qu’on peut retourner sa peinture à son créateur : mon travail est comme tu ne me vois pas, si je suis à la fois le face à face que tu devines, j’émerge en plus sans contradiction des emportements du travail à faire. Je suis ainsi autant ce sujet fait de taches colorées où tu peux me reconnaitre que ces peintures sans borne aux allures d’émanations.
Olympe Racana-Weiler chez Eric Dupont
« Pas de narration, pas de figuration, seulement de la matière qui s’étale et occupe tout l’espace que l’artiste lui accorde » indique un texte de présentation. Les tableaux se déploient en peintures abstraites avec des ambiances plus ou moins végétales ou aquatiques. Ils sont exécutés au couteau à peindre, des gestes répétés de formes et de relief sont improvisés au gré des motifs apparents ou suggérés. C’est grand et, pour cela, ça accroche le regard, ça séduit grâce à une profusion visuelle aux accents faciles. Après quelques instants, aucun effet ne reste, rien ne perdure, tout se délite et retombe dans l’inconsistance, l’improvisé devient fabriqué et superficiel. Chaque œuvre se décompose dans des impressions de création seulement technique, sans concept ni souffle plastique.
Frédérique Loutz, galerie Papillon
L’exposition est titrée « Flip a coin » (Lancer une pièce). La dextérité et la liberté technique des œuvres peintes, dessinées ou réalisées en lithographie sont présentées comme magiques. De leur côté, les sculptures passent pour étonnantes.
Les usages de multiples techniques indiquent effectivement une agilité graphique, leur manière d’être à la fois spontanément mobilisées et accumulées dans un certain désordre assumé fait penser à des expérimentations. On s’efforce en conséquence de valoriser des choix de compositions difficiles, on considère avec attention des interprétations souvent plus techniques qu’expressives ou sémantiques/plastiques de motifs d’origine figurative, on estime têtue, volontaire et opiniâtre une esthétique apparemment scolaire… Sauf que, quand c’est pauvrement « mal peint », que ni la technique ni les effets plastiques ne font rire dans une complicité entendue, que quand rien n’étonne sur le fond ou sur la forme au point qu’aucune éventuelle parodie esthétique où très peu d’« empreinte » ne vole au secours, le bricolage artistique « ça ne sidère pas ! »
Chez Templon rue du Grenier Saint Lazare, Gregory Crewson
De la photographie sur fond de peinture/cinéma. La plupart des œuvres s’appuie sur le paradigme d’un sous projet esthétique : dans l’abandon d’un paysage/environnement fictif aux allures de monde déchu, des personnages aussi immobiles que muets, dévêtus et paraissant désœuvrés semblent ne rien faire ou attendre. Les œuvres sont très fabriquées et amplement retouchées, des effets de montage et de « photoshopage » pointent distinctement le travail de montage de l’artiste et brouillent le mystère des images. Tout en songeant à des scénarisations picturales d’Hopper, des séquences filmiques de « Zabriski Point » ou « Paris Texas » on a en même temps du mal à oublier l’habileté et la culture artistique plastique-pictoriale de Jeff Wall ou de Jean Marc Bustamante (série Tableau 1978/82). C’est somptueusement imprimé aux encres pigmentaires, c’est parfaitement encadré, à la fois très pro. et en même temps surjoué dans un style « photo-art contemporain acquis ». Point, et bof !
« Premier choix ! Deuxième choix ! Troisième choix » par Claude Closky chez Laurent Godin
Des dizaines de dessins en noir et blanc imaginés à partir d’un/de geste(s) apparemment détaché(s) et anodin(s) littéralement griffonné(s), « anartistique(s) » dirait Derrida, ont été retravaillés sur ordinateur puis imprimés sur des feuilles de couleur au format A3. Leur production est répartie/dispersée sur trois gigantesques tables-étals dont la forme serpente dans la galerie comme des rivières cheminent dans un paysage. Claude Closky propose d’acquérir chaque dessin selon un montant conforme à un classement : Premier choix = 100€, deuxième = 200€ etc. Le visiteur, collectionneur ou amateur d’art est invité à acquérir des images faites d’un, deux ou trois dessins purement graphiques tous dessinés comme des griffonnages. Sur chaque table, la cocasserie du dispositif mis en place épaissit l’effort de sélection requis par les acheteurs potentiels à l’aide de séries virtuelles de certains des dessins reliés entre eux comme une pseudo famille. L’installation, toute en sous-entendus philosophiques sur l’art et l’argent, instille un retour sur des pratiques conceptuelles et brille d’une ironie disséquante sur le système ou les valeurs reconnues de l’art marchandise. Dans la galerie, à travers sa théâtralité et son organisation en happening, toutes choses par ailleurs égales en la circonstance, l’ensemble de la présentation est esthétiquement beau à regarder et d’une humeur espiègle. L’ironie de Claude Closky n’en rappelle pas moins d’autres actions/manifestations d’Yves Klein ou de Hans Haacke, par exemple, dont le sarcasme a pu chercher à démonter les liens de l’art avec l’idée d’un placement financier. On fait subjectivement le choix d’une œuvre sans distinction particulière, faite d’un, deux ou trois griffonnages, on s’imagine détenteur d’une pièce unique revendiquée et reconnue par un auteur. Le but est atteint, la table se vide, le producteur a écoulé sa production, les intérêts sont partagés. L’artiste s’en gausse.
Pierre Mabille chez Galerie Fournier
Il fallait s’y attendre. Depuis des années que Pierre Mabille utilise pour son art pictural une apparence abstraite allongée en forme d’amande, il devenait évident qu’il continuerait son commerce en la démultipliant par analogies à toutes les occasions. Il l’interprète comme un modèle fragile, sensible aux images passées ou immédiates ou comme tout peintre cultivé et amoureux de son travail, comme un sujet propre à des dérives subjectives, voire des rencontres et des rimes éventuellement incongrues, voire un patern et une empreinte propres à satisfaire sa curiosité dans le travail. Cette fois, les clins d’œil en direction des peintres qu’il apprécie intimement se multiplient en échos subtils, en rendez-vous formels et imaginaires, en échanges-minutes, en points de vue personnels, en citation explicite d’une œuvre forte dans son panthéon artistique.
L’exposition intitulée «Variété » rassemble une série de dessins, des peintures et des livres de poèmes illustrés. Sur le mur, les dessins réalisés au lavis déclinent des scénettes et des paysages habités semblant provenir d’albums anciens illustrés. De véritables micro-encyclopédies sur des rencontres et des considérations sur l’art et sa vie créative sont mises en situation et en images. Le jeu consiste à débusquer les amandes quelle qu’en soit la forme proche ou décalée et en même temps y reconnaître de multiples allusions à des artistes réputés et à l’histoire de l’art. Le style est espiègle et tendre, le ton est mâtiné d’enfance. Les citations apparaissent inattendues et questionnantes, la culture et l’humour du peintre lui permettent chaque fois de s’appuyer sur une opportunité spectaculaire de chaque référent.
Ailleurs dans la galerie, un vaste polyptique fait de douze tableaux de taille et d’orientation différentes décline le même plaisir de peindre en surprenant le regard. Les images d’amandes sont toujours là, mises en scène et en images selon des modalités de proximité et de clins d’œil ou d’hommage à des peintres aimés. Les peintures emplissent et en même temps débordent leurs supports, les amandes se chevauchent, s’entremêlent, s’agencent entre elles ou se distinguent par morceau et transparence. Jadis peintes par aplat, mises en scène dans des constructions architecturées ou impressionnistes, elles s’apparentent, cette fois à des mondes visuels imaginaires dans des atmosphères oniriques. L’artiste excelle dans les nuances chromatiques en initiant des effets de miroir et de réverbérations entre les formes et leur présence sensible. Les contours sont parfois irréguliers, ils manquent parfois de visibilité, tout est comme effacé, flou ou estompé, souvent provisoire et avec une fraîcheur d’esquisse. Pas d’anecdote, uniquement des faits créatifs de peintre. Il est encore possible de seulement peindre, d’engager et de faire parler la couleur seule, instaurer et faire rimer des sensations colorées dans des contextes à la fois poïétiques et poétiques. A travers sa pratique discrètement instaurative, Pierre Mabille articule des concepts esthétiques malins sur la nature et l’avancement rigoureux d’un travail de plasticien.
Les livres montrent une activité créatrice intense et continue. Affirmées depuis des années, les attaches du peintre avec l’écriture poétique et l’édition d’art affleurent dans des productions d’auteur complexes. Chaque livre accompagne l’exposition dans un ensemble choral où le talent littéraire de son auteur croise ses multiples sources d’inspirations plastiques. L’amande resurgit, s’emmêle de mots amusés, de trouvailles littéraires et d’illustrations. Dans « son atelier partout », l’artiste déambule, écoute et s’arrête, attend et repart, voyage, lit et finit par surprendre en peignant et en marchant à la fois.