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Dans les environs du musée Picasso

23/02/2020

Laurie van Melle, Galerie Laure Roynette.

       Laurie van Melle peint des motifs de quadrillages modulaires sur des supports toilés à la silhouette informe. Les œuvres épurées à l’extrême poursuivent l’aventure de l’abstraction géométrique inventée au début du XXe siècle et en partie poursuivie dans les années 70 avec « Support Surface ». Les motifs occupent pour chaque œuvre une zone partielle peinte d’une unique couleur sur un fond uniformément blanc. Leurs supports ont une forme indéterminée. Tout a un aspect géométrique.

       Des irrégularités et des improvisations à la fois paradoxales et aux accents burlesques contredisent cependant la maigreur stylistique des œuvres. Comme un oxymore iconique, aucun tableau ne semble formellement pouvoir échapper à des analogies comparatives ou allusives. Sur certaines œuvres, un décalage entre deux éléments de composition, des parties mal jointes ou l’impression que le motif du quadrillage a été froissé semblent être à l’origine du tableau. Comme si elles étaient des peintures en volume, Laurie van Melle expose par ailleurs des sortes de stèles composées de draps entassés dont les plis en désordre laissent entrevoir par bribes des motifs de quadrillages. Sur leur fond blanc, les peintures par ailleurs présentées sans encadrement engagent un dialogue virtuellement architectural avec l’environnement. On est porté à croire qui si les formats étaient monumentaux, chaque œuvre incarnerait physiquement l’image de son lieu d’exposition.

        Les compositions sans effusion personnelle déclinent une méthode plastique où l’ordre prime. En quoi le motif du quadrillage supposé inspirant, ou son image jugée digne d’interprétation, peuvent-ils troubler un programme de création plastique où la théorie semble partout privilégiée? Quel genre de recomposition expressive peut enrayer une raideur abstraite manifestement risquée ? Et même, qu’en est-il quand la silhouette de la toile « choisie aux dés » paraît agir comme un motif autonome ? On peut estimer que ces questions cruciales sont de la responsabilité du peintre, tenu de juger que l’avancement et l’établissement d’un travail se mesurent à l’aune d’une recherche à la fois scientifique et expressive. Cette production, que ses sources historiques ne trahissent pas, qui est crue comme la plasticité des deux horizons qu’elle disjoint tout en les considérant avec des teintes d’incongruité et d’humour, interroge implicitement l’avenir des ambitions artistiques de son auteure. Avec travers sa manière de réévaluer certains des fondements de la composition plasticienne, Laurie van Melle désire t-elle redessiner l’arc créatif qui permet au créateur-plasticien de concevoir ses prééminences en même temps que l’objet de son art ?

 

John Chamberlain galerie Karsten Greve.

    Des sculptures monumentales sur socle ou saillantes comme des hauts reliefs, colorées/maquillées et clinquantes comme des pièces somptuaires, sortes de bijoux excessifs ou d’architectures baroques. Comme à son habitude, on voit que pour sculpter, l’artiste a mélangé et soudé, compressé ou vrillé, découpé et tordu, expansé ou taillé sans limite des silhouettes de métal à la beauté plastique énigmatique. On voit que de manière fantasque, après avoir récupéré des pièces de voitures dans des garages divers, il les a peintes et repeintes de couleurs clinquantes ou délavées, il les a brossé largement et les a aussi vaporisé de peinture en toute connaissance de cause et d’effet sur ses sculptures pour hybrider leurs volumes, les sublimer en œuvres peintes.

         Chamberlain est définitivement un créateur autonome par son originalité et l’entièreté esthétique de ses œuvres. Dans la même exposition, des photographies du même, foisonnantes aussi de poésie visuelle et de surprises thématiques, de générosité panoramique, d’émerveillement devant les lumières et les reflets nocturnes de n’importe où en ville. On croit retrouver des détails ou peut-être imaginer de nouvelles idées de sculptures… On les regarde, sidéré par la sincérité d’une recherche jamais à court de retournements créatifs.

 

Chez Thaddaeus Ropac, les peintures récentes de David Salle.

          L’humour de David Salle évolue. Il est maintenant plus cynique qu’ironique. Sans rien abolir des sources historiquement pop qui l’inspirent ou des manières postmodernes ou néo-expressionnistes où la critique l’a classé, ses toiles récentes exposées chez Ropac me semblent indiquer un virage acide de son univers pictural. Le peintre, usant de sa liberté de composer ses peintures comme il veut, juxtapose dans n’importe quels sens et n’importe quelles proportions des images prélevées en référent à n’importe quels univers culturels, se mêle de transgressions expressives dans une aura d’engagements personnels ultimes. Toujours de grandes dimensions, la plupart des peintures imbriquent aussi des parties sans cohérence d’exécution. On voit ainsi dans certaines toiles des traces d’esquisses au fusain comme on trouve des silhouettes peintes dans un souci de simplification forgée sur des sortes d’élisions visuelles. L’éparpillement des sources qu’on pouvait jusqu’ici considérer comme son style fait place à des manières de laisser filer l’hétérogénéité des savoirs faire jusqu’à jouer parfois avec l’inconsistance ou l’ignorance technique. De sorte qu’au lieu d’être seulement ironiste et parfois goguenarde, sa pratique vire au cynisme et à la désinvolture d’un professionnel se risquant à passer pour un peintre du dimanche, embarquant avec adresse des effets artistiques empruntés au hasard de ses découvertes d’art. Les œuvres mélangent de cette façon des intentions et des projets sans suite, font « genre » avec des effacements partiels et des remplacements farfelus d’objets visuels sans autres liens spécifiques que des envies de dessiner ou peindre dans un « certain esprit qui fait beau, incongru et captivant ».     Mêlé sans précaution et avec sarcasme à l’essentiel des courants artistiques ayant joué avec la culture populaire, le talent de David Salle mis au service des peintures de cette série le montre évaluant son savoir faire et ses connaissances par l’autodérision.

 

Jordan Wolfson galerie David Zwirmer

        Deux catégories d’œuvres : une installation d’aspect lumino-cinétique où l’artiste ne se cache pas de reproduire jusqu’à l’analogie directe, l’esprit et les formes répétitives des enseignes et néons publicitaires américains ou des compositions visuelles inlassablement reprises des pop artistes. Ambiance Las Vegas garantie pour la première impression, sans la raillerie ou l’humour pour la seconde. La spécificité de ce travail : son dispositif scénographique en forme de « happening » et une production spectaculaire techno numérique intégrant l’holographie. On est bluffé (étonné), on cherche à comprendre comment l’œuvre faite tantôt de lettres tantôt d’images de comics flotte et s’anime sans attache apparente devant et à l’écart d’un mur. Passé l’élucidation technique à l’origine du spectacle : « des micro LED » placés sur les lames de ventilateurs sont programmés pour s’éclairer de manière précise quand ce dernier tourne, donnant l’illusion d’une image holographique (Document d’information de la galerie). Passé l’étonnement naturel et le bluff esthétique (tromperie facile) par la technique : rien!

       Dans une autre salle, des peintures, montées sur panneaux en laiton reprennent des images photographiques d’enfance de l’artiste sans changer les codes du genre. Toujours rien!

Les gestes des mains peintes par Le Greco.

09/02/2020

   Je n’avais jamais vu autant d’œuvres de Le Greco en même temps. Faute de pouvoir les comparer autrement qu’en reproduction, sinon les voir si proches dans une seule exposition ou de lire Picasso vanter son influence, je ne m’étais jamais vraiment rendu compte de son imagination visuelle, de la supériorité inouïe de son invention technique dans le dessin de silhouettes expressives, de la profondeur de la matière picturale de ses œuvres. Par sa compétence à « disrupter » à l’écart de ses maitres par ailleurs connus pour la hardiesse de leur style, son pouvoir d’invention plastique inattendu sinon provocateur est total dès qu’il a lieu faire volte-face pour s‘affranchir des convenances et, in fine, sans esbroufe ou blague stylistique « créer de la création ».

    Subjugué autant qu’intrigué, je me suis particulièrement attaché aux représentations des gestes de la main, à la complexité des mouvements peints et des manières de « forcer » voire de scénariser leur expression. J’ai voulu les isoler pour les comparer, apprécier spécifiquement comment leur corporéité entremêle deux expériences stylistiques optique et iconique. J’ai cru concevoir parallèlement au peintre des apparences souvent approximatives, des silhouettes tantôt floues tantôt inachevées, voire réduites à un reflet aussi vif que leur fugacité a pu soudainement être découverte et visuellement rendue comme si le spectateur tentait de les redessiner mentalement, de les tenir en action de façon subliminale ; à moins qu’il s’agisse de négligence picturale assumée, cette décontraction qu’en Italie dès le XVIe s on nommait sprezzatura, et que Daniel Arasse expliquait par une une paresse feinte. Je me suis chaque fois vu assister aux effusions diablesses d’un peintre en train de fausser et inventer la perfection de son dessein artistique en usant de quelque génie machiavélique.

     Plus ou moins codés dans les peintures, et aussi quitte à subjuguer l’entendement, les réalismes des gestes peints s’accompagnent de recherches intentionnellement optiques. Il s’agit autant de braver l’image d’une main dans une ambiance lumineuse que de suivre le moment caractérisé d’un geste. Une main est mollement posée, une autre simplement appuyée (Les trois versions de « Saint Pierre et Saint Paul », « Portrait of Cardinal Don Fernando Nino ») ou ce sont les deux mains rassemblées sur elles-mêmes dans un cercle symbolique et qui paraissent seulement doigts croisés (Saint François et frère Léon méditant sur la mort). Parfois, Le Greco les peint reflétant les creux d’un crâne qu’elles tiennent, réalisant en un raccourci saisissant une formidable métonymie du temps mémoriel « Saint François en moine et un novice » « Saint Marie Madeline pénitente » ou « Marie de Magdala »). De tout de cela il fait des images étranges et confuses qui donnent l’impression d’une peinture chargée de messages subliminaux. Autour, les autres objets environnés de pénombre ou placés dans absorbés par une sorte de couloir lumineux aboutissent dans le tableau à l’éclat d’un visage, évoquent une action qui serait inexpressive sans un stratagème plastique. La main est posée, les doigts, éventuellement écartés, rayonnent dans une sorte d’annonciation virtuelle forment un ensemble complexe, l’apparence naturelle du geste est à la fois un dispositif convenu et un patern destiné à faire sens d’un moment reposé et solaire. Dans un autre tableau, les doigts semblent couler de la paume comme les bras d’une rivière irriguent et font respirer un champ. On en vient alors aux visages.

     Le Greco, fréquemment jugé par rapport à Michel Ange ou Tintoret, dont il connaissait de chacun le talent, assume à sa manière des écarts de dessin et de couleurs et enrôle dans ses propres compositions des effets plastiques personnels. Si à son arrivée à Venise, leurs esprits réfléchis et stratégiques le marquent et le guident, il leur oppose rapidement son attirance pour les transgressions anatomiques et morphologiques extrêmes, voire une préférence, qu’il estime picturalement fondée, pour les corps certes analogiques mais aussi transgressés dans leur anatomie, et même imaginaires. Les premiers veulent traduire et exprimer des ensembles grandioses. Le Greco leur ajoute une part d’inconscience onirique, les déborde par sa pratique d’artiste autonome. Les ciels que Greco affectionne sont comme les gestes de la main, divers et graves, tout les emporte : transformés et traversés par des volumes et des abîmes ombrageux, leurs formes passagères et imprévisibles deviennent alors des nuages phénoménaux, des crânes informes, et les corps parlent d’émotions. D’un côté Greco les rend héroïques et les fait mugir, d’un autre il les rend élégiaques, les habillant comme au théâtre. Chez Tintoret, les compositions sont grandioses tandis que celles du Greco, jonglant sans hiérarchie avec les volumes et les espaces, avec la vue du spectateur ou l’éclat des couleurs, prennent dans toutes les directions des libertés d’anamorphoses. Toujours le regardeur se trouve sollicité par l’entrain erratique et sublime du pictural.

      On l’aura compris, je paraphrase à distance Picasso, plus admirateur de Greco que de Vélasquez, quand bien même le tableau des Ménines l’a préoccupé durablement. Picasso admirait la plasticité du dessin et les affranchissements créatifs du Greco, il appréciait qu’on le sache acquis à son imagination technique comme à sa compétence à vivifier l’invention plastique par la peinture.

On l’aura encore perçu, je pense aussi à la dette que Bacon a pu avoir avec Greco. Epris de l’expression des corps au point d’en allonger ou de déformer sans retenue les anatomies, ces deux là n’auraient sans doute pas daigner faire l’effort de s’entendre en créateurs quant aux déformations acceptables ou inaudibles, à ce que doit la liberté du peintre à la représentation. Je songe avec Greco et Picasso qu’exprimer picturalement une intention comme on dessine un geste, c’est en partie avoir l’esprit assez libre pour incarner un mouvement exclusif.

     Avec Le Greco, la lisibilité des formes apparaît dans chaque œuvre plus intuitive que formelle ou descriptive. Parcourant en divers sens l’exposition, me perdant même entre les vues et les sujets, j’ai hésité entre les thèmes et les détails picturaux, la part de récit qui les fonde et le spectacle artistique soulevé de terre par la hardiesse des couleurs et l’incongruité des vues composées comme des épisodes assemblés. Je me suis oublié puis retrouvé dans l’opportunisme de croisements visuels où le peintre n’a pas pu ou voulu cacher la part d’avancement in-process de son travail. En regardant des formes de temps à autres peintes de manière informe, des proportions transgressées, des effets visuels sans lien avec le sujet de l’œuvre, j’accepte être moi-même attaché à des incohérences seulement expressives, j’y reconnais une science de l’image et du dessin plus forte que l’exactitude extérieure, un art possédé par la subjectivité. Pas une main peinte par le Greco n’agonise d’un geste raté de son fait pictural. Sur son tableau préconçu comme objet d’imagination, l’artiste projette une vision qu’on n’a pas encore remarquée, qui est vraie et qui en plus étonne.

 

Chairs de fleurs par Philippe Cognée chez Templon

23/01/2020

         On songe évidemment aux peintures de fleurs de Georgia O’Keeffe, à leurs compositions inspirées par le spectacle autant multicolore que sensuel de leur anatomie et de leur morphologie toute en courbes entremêlées. Chaque peinture, entend surtout parler de plasticité naturelle et évocatrice. Après avoir été agrandie et stylisée à l’extrême pour que le cœur des fleurs, ouvert ou fermé, et les pétales, déployés ou repliés, avec leur silhouette générale, oblongue comme un fruit ou fusant comme un feu d’artifice, cette apparence, suggère de rêver d’érotisme et d’étoiles. Les dernières peintures de Philippe Cognée exposées chez Templon rue du Grenier Saint-Lazare sont aussi claires que les imaginations de Georgia O’Keeffe, avec cependant une différence notable : à l’inverse de la poésie constamment élégiaque et onirique de cette dernière, Philippe Cognée transpose les fleurs dans des images de chair en lambeaux. Les œuvres présentées comme des vanités évoquent pour certaines le « Bœuf écorché »,  tableau emblématique initialement peint par Rembrandt, exagéré par Soutine, et in fine transposé par Francis Bacon en terrifiante orgie.

         Souvent proches d’un carré de grandes dimensions et même pour le spectateur subjectivement vastes, les peintures combinent plastiquement, jusqu’à les confondre ou les brouiller, les visions rapprochées au point d’être abyssales d’une fleur et d’un gigantesque paysage microscopique. La plupart des toiles ainsi montrées partagent leur composition architecturée entre l’engagement d’harmonies chromatiques subjectives et des effets visuels allusifs. D’autres œuvres se limitent en revanche à des images maniérées de bulbes seulement agrandis et reproduits dans un style plastique général dont le peintre se reconnaît et dont il a fait sa marque. Disons d’emblée que ces dernières, difficiles à comprendre et étranges dans le contexte créatif des autres œuvres volontairement « charnelles », ne sont pas les plus intéressantes et méritent d’être oubliées.

       Reste que les œuvres à l’abri des certitudes dénotent une recherche. Les fleurs incarnent naturellement un message de beauté. Philippe Cognée les peint au moment où leurs bulbes s’ouvrent. Ce mouvement qu’on devrait apprécier pour sa volupté est pour le peintre le moment d’une transgression formelle vertigineuse au bout de laquelle les sujets s’apparentent au spectacle impressionnant et inquiétant de vanités abstraites. Avec la technique à l’encaustique propre au style connu de l’artiste, chaque motif de fleur devenu flou et vague fait que le spectacle des pétales exagérément déployés et outrageusement transposés dans des sortes d’escaloppes de chair imprégnées de sang évoque davantage le moment d’un dépeçage qu’un bouquet romantique. Partant l’érotisme délicat qu’on pouvait croire partageable avec les images de Georgia O’Keeffe change symboliquement de nature, en se teintant d’une expression quelque peu morbide qui présume d’autres rapports au corps peint.

           Les images de fleurs sont globalement observées dans un espace très rapproché, tout en mobilisant les codes visuels des vues macrophotographiques, les peintures absorbent formellement l’espace extérieur et concentrent en même temps l’attention sur le grain de l’image. « Ses fleurs » peintes de façon à la fois fidèle et transgressive installent un sentiment mêlé de doute, de stupeur et d’inconfort qui s’oppose à la beauté gratuite et sans conteste supposée définitive des fleurs, à l’envie de revenir sur leur emploi parfois décoratif, d’autres fois religieux ou mémoriel et commémoratif. L’attention de Philippe Cognée focalisée sur l’immédiateté expressive de l’ouverture des bulbes et du déploiement de pétales semble ignorer aussi bien la beauté reconnue de ses modèles que leurs usages. A ce stade, ses images et celles de Georgia O’Keeffe sont également érotiques, indépendamment de leurs styles propres. L’essentiel des toiles exposées par Philippe Cognée montrent de sa part une transposition audacieuse des bulbes en corps disséqués. La vie de la peinture paraît ressusciter et sublimer chaque fleur par la grâce du peintre. On en vient à concevoir in fine, qu’esquissé ou déterminé, cheminant progressivement ou encore arbitraire et symbolique, le tableau suppose d’être travaillé pour mettre son apparence illustrative en tension avec tout ce que le peintre veut retenir et livrer du spectacle pictural.  

            C’est sur ce point que justement, l’exposition est difficile à suivre. Le genre des vanités, (au sujet de quoi un texte soutenu par la galerie veut synthétiquement traduire les intentions du peintre), entremêle deux programmes qui présument ensemble une discussion métaphysique sur la vie et le temps. Le premier renvoie à l’histoire d’un art quand l’autre suppose l’étude de Philippe Cognée comme un engagement à rebondissements. Le style répétitif et moins questionné du peintre me semble ici faire particulièrement problème : sa confusion entre technique et concept floute (de manière quasi littérale) l’insertion de sa pratique dans un questionnement plastique, au point que parfois, le temps de peindre ne semble plus rien mettre en tension dans l’avancée du travail.

Cette exposition, absolument passionnante et à bien des égards somptueuse quand les fleurs semblent des corps mourants puis symboliquement vivants à travers la peinture s’abime parfois dans une atmosphère de suffisance esthétique et, avec l’emploi de l’encaustique inlassablement réutilisé à l’identique depuis des années, le travail conceptuel du peintre faiblit parfois sans gagner en profondeur. Certaines œuvres de cette exposition ouvrent ainsi une aporie de la peinture et de l’image disparaissant simultanément dans la technique employée et sensée confirmer sa poésie. En usant depuis des lustres d’un principe de réalisation adaptable à tous ses sujets avec un style visuel fixe fondé sur des ambiances à la fois floues et brouillées, le travail de Philippe Cognée me donne parfois la même impression que ce que Bernard Buffet commercialisa en son temps.

            Bien qu’il se parodie jusqu’à parfois faire douter de sa pertinence, ce travail pictural continue d’être globalement intéressant. Face au risque d’être illustratif, il brille des renouveaux sensibles d’une peinture que son créateur persiste à vouloir conceptuelle sur le fond, dans la forme, expressive et du point de vue des références directes et indirectes chargée d’esthétique.

Quelques expos dans un périmètre mesuré…

14/01/2020

Galerie Templon, rue Beaubourg : « On the water’er adge » par James Casebere.

        De très grands visuels d’apparence « pictorialiste », représentant des architectures imaginaires (en réalité des maquettes) et où le « photoshopage » sert en même temps de socle et de finalité. Chaque œuvre n’a que l’esthétique d’un poster commercial de luxe. Dont rapidement on se fiche !

Galerie Karsten Greve, des « monochromes » de Gothard Graubner.

Quel est l’intérêt artistique de ces œuvres lourdes et sans la moindre imagination critique, où un artiste pense créer un nouveau monde mais ressasse sans talent plastique et à frais nouveaux des inventions visuelles vieilles de 60 ans ?

 

Imi Knoebel chez Thaddaeus Ropac…

          C’est fou comme ces œuvres sont pauvrement conçues d’un point de vue pictural et d’une originalité comme d’une créativité discutables. Ou, dit autrement, d’une esthétique faible et trompeusement moderne malgré leur apparence audacieuse. A l’étage de la galerie, des peintures sur papier prétendument directes se révèlent tout aussi peu convaincantes tant sur le plan pictural, que conceptuel et expressif. En fait, tout le « mal fait » vs le spontané, est approximatif et n’est sublimé nulle part. Seul l’accrochage attire l’œil.

 

Dan Flavin chez Zwirner.

         Je tiens Dan Flavin pour un créateur exceptionnel de formes et d’évènements visuels toujours conçus comme des œuvres possiblement mises en scène in situ. C’est techniquement sobre, rigoureux et plastique, d’un engagement esthétique aussi discret que subtil sur les effets architecturaux, environnementaux et spatiaux, subjectivement toujours « lumineux » sur les résonnances chromatiques. « Classieux » en somme.

 

John Phillip Abbott, galerie Xippas

          Quel avantage y a t-il à parsemer ces compositions « typographico-géométriques » d’une pullulation de points vides de sens. Composées comme des paysages abstraits peints débordant leur format carré comme des peintures all over absorbent plastiquement une partie de l’espace environnant, chaque tableau « fait style » sans faire art. Tout ce qui fait l’intérêt de ces compositions architecturales aux accents à la fois muralistes et proches du street art baigne dans le flou artistique.

 

Francis Bacon à Beaubourg.

          Visite supplémentaire. Bacon n’est manifestement pas un grand dessinateur (au sens académique du terme). Reste que ses facultés d’inventions picturales sont inouïes, et en ce sens aussi sensibles et ironiques que pleines d’humanité. Ça me rappelle en substance cette réponse d’Alexandre Alekhine à la question de savoir si le jeu d’échecs est un art. « Vous savez, les échecs c’est des morceaux de bois. Par contre les joueurs peuvent être des artistes. » 

La rétrospective mémorable de Christian Boltanski au Centre Pompidou

09/01/2020

              Mettant à profit la rétrospective de son travail depuis quarante ans, Christian Boltanski a fait des salles du Centre Pompidou le support d’une nouvelle installation originale. C’est pour lui semble t-il l’occasion d’instaurer aussi une perspective du temps plus métaphysique que plastique dans l’ensemble de ses œuvres. Compte tenu que sa pratique formelle de l’installation in situ est en ce sens un référent toujours fort de sa pratique artistique, on est tenté de songer qu’en intitulant cette rétrospective « Faire son temps », Christian Boltanski clôt l’objet de sa production passée et qu’en même temps, il l’oriente dans une nouvelle phase pour lui réassigner subtilement un autre horizon.

 

          L’exposition se déploie en salles et lieux dédiés à l’illustration d’un fil déroulé par le rappel d’évènements et d’installations aux thèmes purement mémoriels, sans jamais être ni un parcours fermé ni la réunion d’œuvres simplement datées. Guidé par le quasi logo d’une lampe suspendue au-dessus des installations comme la lampe vacillante de Guernica, l’artiste formalise par ailleurs des thèmes où cheminent autant l’insolubilité des idées que celle du souvenir potentiellement imprécis des faits. On conçoit ainsi en passant d’une œuvre à l’autre que, petit à petit, l’artiste s’ingénie à contourner toute référence à l’histoire pour ne se poser que sur la marque d’instants de vie. Au drame hurlant et espérant de la lampe peinte par Picasso au centre de Guernica, Boltanski oppose l’histoire lourdement silencieuse de mondes d’ombres. Qu’un fait mémoriel prenne le dessus, il le recadre dans un tiroir ou une boîte, le temps de regrouper des moments de vies apparemment sans histoire. Que la nostalgie s’incruste subrepticement et brouille pour partie des émotions, il y remédie par l’ironie et l’humour d’un théâtre illusoire : des figures riantes ou/et clownesques sont à cause de cela fréquentes dans son travail. Comme les balancements d’un pendule peuvent évoquer des changements de visages, Boltanski a imaginé à ses débuts des collections d’objets anodins, en reconstituant  par la suite de manière allusive des chapitres de vies inconnues pour signifier « comme on peut » des liens supposés ou directs entre de faits éparpillées par des enchevêtrements et des racines fabriquées, il réussit à authentifier virtuellement des carrières exhumées par la plasticité de détails fictifs.

 

             Une fois de plus, Boltanski a pris son parti de l’environnement qui lui est proposé pour profiter d’une possibilité de relecture imaginaire de ses débuts comme artiste. Ses manières de réinventer le cours du temps par des retours sur des détails sans importance ou de l’engager dans des rebonds aux accents sentimentaux, appuient le sentiment d’une volonté de dépasser formellement le déroulé formel d’une rétrospective. Pas de cartels sous les œuvres, les salles se succèdent avec l’idée de suivre les lampes. Les œuvres s’enchaînent sans autre indication qu’un guide basique imprimé faisant office de GPS mental. Comme des mirages caverneux, les installations n’ont d’in situ qu’un signe commun avec les pratiques de l’art contemporain en la matière. Elles donnent en fait souvent le sentiment d’avoir en partie été composées comme des tableaux ou comme les cases d’un interminable storyboard. Il est vrai que Boltanski a commencé comme peintre sur de multiples supports. De cette époque il ne reste apparemment rien, ou si peu qu’il n’en parle que comme d’une époque révolue. Dans l’immédiat, Boltanski détourne à toutes occasions les codes du théâtre et de ses décors, la présence ou l’absence de comédiens, la présence du public, seulement induit par la production des œuvres et leur exposition.

Sur le plan de l’expression, le pire du pire traverse cet art que l’oubli taraude sans arrêt et que les détails parfois superflus ou ironiques de l’histoire récente gangrènent ou éventent. Par son histoire familiale et personnelle, il en connaît l’extrémité, les impasses humaines et philosophiques, il sait et fait plus que savoir qu’elles le dépassent aussi de partout, comme la Shoah dépasse de partout l’entendement du souvenir. Confrontée aux faits réels, la mémoire n’a peut-être pas grand sens. Immatériellement, l’esprit de Boltanski continue d’œuvrer à son imagination rétroactive.

 

            Impossible de perdre les fils d’un passé inévitable. Dans chaque salle, l’illustration d’un thème allusivement différent paraît s’iconiser. Chaque installation est en soi aussi énigmatique qu’extraordinairement imagée. Si toutes les installations portent l’empreinte d’une mise en scène, toutes font également songer à un filmogramme. Christian Boltanski, dont la connaissance des pénombres artistiques est fine et cultivée, ne manque pas une occasion d’évoquer au détour d’une présentation ou d’un angle de vue imprévu une scène caractéristique, parfois empreinte d’humour, le tournant d’une tragédie, le clair obscur d’un tableau ou un ensemble de sculptures et parfois une séquence où la lumière tient un rôle essentiel. Dans certaines salles, les œuvres sont à peine discernables de l’environnement général. Parés d’un noir atmosphérique, les visiteurs se font public nocturne. Boltanski croit aux albums et collections d’images, à tout ce qui, devant échapper au vide, bruisse par réaction de murmures, de signes aveugles. Partout, dans d’allusifs tiroirs ou à travers des visages imprimés sur des tulles, des faits retrouvés ou reconstitués ne sont qu’apparemment silencieux. Toujours faite de moyens simples, souvent d’objets de récupération habilement mis en scène et en espace, l’évidence de chaque objet présent claque, force l’impression d’un aperçu, brise toute remarque impromptue. Un filmogramme résume visuellement une séquence ou un passage d’un film par un jeu de signes simples.

 

         Christian Boltanski est un artiste réaliste et un paysagiste attiré par les paysages mentaux et intellectuels. Son travail rejoint en ce sens les constructions architecturales dont la peinture peut être porteuse des points de vue du Romantisme et du Surréalisme, voire de l’illustration. Souvent assez peu travaillés ou transformés, mais constamment détournés de leur usage ordinaire, les éléments qu’il scénarise après les avoir (r)assemblés profitent de sa capacité à rendre audibles les « bricolages » esthétiques de rapprochements formels spectaculaires. La série d’installations intitulées « Autels chases » ou « Reliquaires » sont dans cet esprit particulièrement explicites. De la provenance des objets qui les composent, tout s’y rapporte et fait sens de fusions opportunes. Quasi frontales et baignant dans des éclairages d’ambiances et d’atmosphères à la fois intimistes et nocturnes, chaque œuvre, comme un tableau devant son mur, s’ordonne sur un support globalement plat et apparaît prosaïquement d’avantage comme une peinture en relief que comme une installation in situ. Défaits de leurs référents utilitaires, tous les objets qui lui servent y deviennent des contenants linguistiques ou des vecteurs de sens ; ce faisant, ils font songer au principe d’un embrayeur plastique mettant un épisode en perspective dans l’histoire personnelle de leur auteur.

 

          L’exposition navigue dans le temps ramassé d’histoires d’enfance personnelle sans cesse émouvante et inquiétante. Sans aucune intrigue appuyée, son travail se rapporte quasi exclusivement à sa famille. Malgré les scénettes drôlatiques animées qu’il a produites au début de sa carrière d’artiste, Boltanski invite parallèlement sans insister à des retours compassionnels sur le passé. Sans jugement, chaque œuvre se transforme symboliquement en aventure humaine.

 

           C’est peu dire que Boltanski est à la fois un créateur et un artiste essentiel. C’est aussi insuffisant de considérer cette exposition que comme une histoire d’esthétique. Cette rétrospective est une œuvre manifestement belle par son engagement hors des champs convenus de l’art. Littéralement contemporaine avec l’exposition consacrée à « Francis Bacon à travers ses lectures », les créations artistiques de Christian Boltanski autorisent à faire converger aussi bien des inspirations purement historiques que des partis pris cinématographiques, des productions picturales ou photographiques, des dispositifs d’expositions conceptuelles… A regarder ses œuvres, on croise encore des bandes dessinées, des magazines populaires, on compulse des albums d’images d’information ou des photos de famille, on sillonne et on retrouve des cartes de territoires et d’autres formats de productions visuelles et audiovisuelles. On se perd et on refait surface, comme on oublie l’actualité en même temps qu’on trace d’anciennes humanités ou qu’on découvre des ruines.

            A la fin de l’exposition, à l’instant de sortir, on refocalise des vies possibles pendant que, parallèlement au présent, la mémoire « fait son temps ».

Les illusions optiques, graphiques et photographiques perdues d’un photographe

04/01/2020

L’étude pointue de Jurgis Baltrusaitis* sur les anamorphoses a permis que les corrections de perspectives jouissent d’une aura appréciée pour leur histoire, leur technicité, leur théâtralité et leur étrangeté. Grâce aux dessinateurs, aux peintres et aux théoriciens de la perspective, on s’y délectait auparavant de supercheries délicieuses ou de déformations magiques, parfois (pour diverses raisons, érotiques notamment) espiègles ou cachottières et quand elles incluent une vue dont le sens masqué ou flouté s’ouvre sur le fantastique et témoigne de scènes insolites, d’habitudes irrespectueuses, voire saugrenues. Quand l’anamorphose se veut abstraite et joue avec la correction géométrique, les formes évoluent en sections apparemment incohérentes, de sorte qu’aucune homogénéité visuelle ne semble concevable. Le spectacle s’éparpille en désarticulations multiples, tout paraît illogique et illusoire pour ne fonder que des hypothèses. L’anamorphose est encore efficace pour questionner la place du spectateur dans le moindre des dispositifs visuels, les surprendre ensemble et, partant d’un emplacement, inviter à s’imaginer maître des apparences. L’aspect drôlatique ou inquiétant de l’anamorphose résume au fond avec sagacité qu’un regardeur potentiellement déstabilisé ou rêvant peut imaginer qu’en divagant, le regard du peintre peut être son propre objet d’étude.

Le plaisir de se perdre, les désordres ludiques et les illusions d’optique implacablement mises en scène résument en sorte les chemins et l’attrait pour l’anamorphose. Je me régale depuis toujours des « aberrations visuelles » inventées par Hans Holbein le Jeune et commentées par Baltrusaitis ou Jacques Lacan, l’humour des jeux et enjeux optiques voire les prouesses illusionnistes imaginées par Maurits Cornelis Escher, François Morellet et Felice Varini, les corrections visuelles fomentées puis scénarisées par Ian Dibbets, les constructions illogiques et « paralogiques » de David Hockney…

Les esquisses et les dessins d’intentions que Georges Rousse expose à la galerie Putman sont de ces points de vue (sans calembours) malheureusement moins intéressants. Proposés à la fois comme des esquisses dessinées et comme des aquarelles abouties, leurs formes sont à la fois si littérales et si convenues graphiquement qu’on peine à y découvrir un effet d’interprétation technique ou d’invention visuelle. Pire, la mémoire et l’impression que ces projets et leurs dispositifs ont depuis longtemps été imaginés par d’autres domine, conduisant à appauvrir davantage encore leur projet. C’est in fine à se demander si à un moment donné, l’artiste s’est lui même inquiété de savoir quand il croit dessiner pour créer ou créer en dessinant, ou si, pour lui, le dessin en soi compte comme œuvre. 

Heureusement, l’exposition ne se limite pas à ces exercices insignifiants, le savoir faire de Georges Rousse comme photographe rattrape l’inutilité des dessins. Les vues en couleurs d’interventions réalisées puis photographiées dans divers lieux sous l’aspect documentaire rappellent une pratique d’œuvre in situ à priori ambitieuse et esthétiquement plus critique (une créativité simultanément ludique et raisonnée où Morellet, par exemple, a excellé de façon spectaculaire). Je m’interroge toutefois sur le paradoxe et les contradictions de ces photographies dont la composition arrêtée, l’image traditionnelle d’un sujet/portrait centré se glacent sur l’idée d’une vue uniquement récapitulative. On aurait mieux imaginé parfois un film ou une animation, voire un montage plus conceptuel. Faute de mieux et compte tenu que l’anamorphose induit et mobilise presque par nature de la surprise et de l’étonnement, ces photographies réduites à une vue hyper focalisée que l’artiste considère comme l’origine et la fin de son travail scénaristique dès l’amont de sa pensée, sont-elles encore créatives ? 

Sans surprise ni découverte, presque sans aventure, l’exposition s’avère futile. Qu’il s’agisse de surfaces ou de silhouettes, d’agencements ou d’angles de visions, quelle que soit l’esthétique des compositions, aucune œuvre ne dépasse le stade du document. Le tracé dessiné n’a pas d’aura, les images sont sans surprises. Si par ailleurs la photographie tente de dépasser le dessin, le spectateur perd les avantages poïétiques et heuristiques de la dispersion à la fois calculée et joueuse d’éléments évoluant dans l’espace pour apparaître dans une forme inattendue. Les dessins et aquarelles se perdent dans des gestes d’apprentis dessinateur, les photographies dans ceux de techniciens. In fine, chaque production se borne au modus operandi de projets d’exécution.

Dans l’exposition conçue pour susciter la découverte vs l’exploration de mondes exceptionnels, où le spectateur est invité à plonger dans des profondeurs imaginaires, les œuvres sont finalement plates.

* Jurgis Baltrusaitis, Les perspectives dépravées (3 tomes), Flammarion col. Champs libres

Trois galeries…

04/12/2019

Galerie Ceyson-Bénétière, Noël Dolla dans le délitement de sa peinture

Dans la présentation des œuvres exposées par la galerie, on apprend qu’en marge de son engagement artistique, Noel Dolla a été un adepte de l’escalade. En fusionnant métaphori-quement les deux engagements, j’imagine qu’à l’inverse des risques jadis encourus sur ses parois, avec la peinture qu’il produit aujourd’hui, l’artiste ne fait que descendre. La superficialité esthétique et plastique de certaines pièces exposées suggère même qu’il pense qu’avoir une pratique artistique de fond et faire de la grimpette est équivalent dans l’effort. Où qu’il suffit de remplacer l’expérimentation plastique par sa parodie. Malgré une installation en partie in situ, et des « peintures au pistolet » (d’un geste hasardeusement emprunté aux Tirs » historiques de Niki de Saint-Phalle en 1961), l’exposition échoue à convaincre que le chercheur jadis de Supports/surfaces est encore aux commandes.

 

Galerie Les filles du Calvaire, « Chronique du trouble », commissariat Thierry Raspail…

…Ou, comme il est suggéré : « L’œuvre comme moteur de recherche ». La perspective de ce programme suggère implicitement que l’œuvre et la recherche créative sont une seule activité. Dans sa thèse fondamentale sur l’instauration du travail plastique, René Passeron* conçoit que l’œuvre peut s‘entendre comme un mouvement poïétique vers la création d’apparences. Pour le coup, « Chronique du trouble » réunit trois artistes ou trois conceptions du travail créatif, corrélées à l’idée qu’aucune œuvre ne saurait échapper à son inscription dans un mouvement de conception et d’invention réciproque et incessant. Et de fait, Antoine Catala, Jan Koop et Gustavo Spendiao, tous de même génération et comme leur nom l’indique de nationalité différente, instaurent des œuvres dont l’affaire tourne plastiquement autour de trois idées divergentes sur le temps. Quand l’un prend la durée pour thème, l’autre traque et illustre avec humour des instants de pulsation, le dernier enfin s’appuie sur l’actualité de son pays pour faire (re)vivre plastiquement des moments d’engagements collectifs. D’un point de vue esthétique les « estampes » de Jan Koop ainsi que l’environnement, les objets en silicone d’Antoine Catala et l’installation in situ politiquement engagée de Gustavo Spendiao définissent visuellement leurs pratiques à travers des compositions passagères plutôt qu’arrêtées. Fondée sur une composition suggérant une instabilité ou semblant temporaire, chaque œuvre sollicite une participation davantage qu’un regard unique. En passant, les artistes investissent tout l’espace de la galerie, ils le retournent ou la détournent pour suggérer un autre site, les ouvertures subreptices de fenêtres imaginaires, les sons d’une manifestation de rue et des murs pris à parti pour servir d’écho. Si pour l’essentiel les œuvres sont plutôt belles, expressives et convaincantes, on peut aussi songer que parfois, certaines ne brillent pas par leur nouveauté formelle. Salutairement, Thierry Raspail n’a cependant pas oublié que ce qui instaure avant tout une œuvre plastique vivante est qu’elle se fait entendre. 

* René Passeron, « L’œuvre picturale et les fonctions de l’apparence, éd.Vrin

 

« Un artiste, une œuvre, un objet » commissaire Luca Djaou à la galerie Patricia Dorfmann

Le choix des peintures se veut l’évocation d’un commerce intime des artistes avec des objets « phares » présents dans leurs ateliers respectifs. Ces objets sont pour eux des sources d’inspiration autant que des thèmes  et des index de style, ils font signes pour des autoportraits par procuration. Intéressant dans son principe, l’exercice est aussi daté que faiblement démonstratif, chaque créateur ayant drainé ou tenté d’établir derrière lui de multiples intérêts. In fine l’ennui est que surtout, dans leur majorité, les œuvres exposées sont impersonnelles, peu représentatives, voire laides, comparativement à d’autres productions des artistes, pour certains historiquement reconnus. Partant, l’exposition devient monstrueuse et la démonstration souhaitée seulement littérale. Chaque œuvre caricature une incarnation à travers laquelle personne n’est expressément humanisé.

 

Monique Frydman expose son univers galerie Dukto

30/11/2019

Ce sont des paysages. Indiscutablement aussi, des peintures dont le traitement non figuratif, la couleur et le fond à la fois atmosphériques et matiéristes pointent le regard de l’artiste à son travail. Les œuvres de Monique Frydman exposées à la galerie Dukto montrent que l’artiste également fascinée par ses thèmes extérieurs et l’intimité foncière de son travail d’atelier, veut s’atteler aux inspirations croisées de restitutions imaginaires et de créations toujours personnelles. In fine, les œuvres parlent d’oscillations intimes, de temps d’observation silencieuse, la discrète retenue d’un éveil à un monde unifiant expression visuelle et sensation personnelle.

Exposé au moyen de champs colorés aussi intenses que divers, ce qui fait paysage puise son efficacité dans les traitements visuels conjoints d’une manière de dessiner et d’une technique de peinture poétisée. Il s’agit en fait de pastels, c’est la force des couleurs parfois directes et parfois soigneusement mélangées qui les classe comme peintures. Le dessin est induit par des effets d’empreintes par frottement sur des surfaces granuleuses. La sorte de trame visuelle instaurée est accentuée par l’ajout d’un collant qui provoque un discret relief tactile. Le moindre détail est absorbé dans une masse optique que nulle anecdote ne réduit. Aucune forme n’apparaît séparément des surfaces couvertes de couleurs dont les teintes s’imposent en même temps que leurs agencements irréguliers s’ordonnent en pavages sublimes. Si on ne peut y voir que des prélèvements par nature vaporeux, le contour évanescent de chaque partie confirme une recherche artistique d’expression allusive et subjective par l’artiste imprégnée d’émotions optiques et quasi charnelles.

Les « peintures » caressent le réel comme Claude Monet a pu engager sa mémoire des images instantanées à travers des séries sur un même sujet. Monique Frydman connaît et apprécie intimement ces recherches apparemment toujours non figuratives et dont l’objectif avoué est d’honorer la somptuosité des couleurs du temps, autant que le plaisir silencieux de peindre. Dans la galerie, chaque tableau tient de l’affleurement, de manières qu’a l’artiste de constamment rappeler sa surprise esthétique autant qu’une  tentative de rendu devenu pure émotion visuelle. Dans un beau préambule accueillant le visiteur, Monique Frydman ajoute être bercée par la couleur de Gauguin, la sensualité de Van Gogh, la force de peindre de Joan Mitchell, l’intemporalité plastique des tableaux d’Agnès Martin. Et évidemment Cézanne… Et encore un peu évidemment, le paysage abstrait des années 50/60.

Les micro-mondes de Monique Frydman sont les vues fugaces et subreptices d’instants passagers. Leurs compositions émanent d’une même temporalité émergeante ou surgissante. La forme plastique est une architecture visuelle augmentée par le geste et le coloris ; sur le tableau elle peut prendre l’aspect d’un aperçu local ou furtif, faire advenir des apparitions esthétiques. La culture sensible de l’artiste émeut ici au maximum, on se sent imprégné et comme envahi par sa curiosité de retenir du réel qu’il peut se transformer en une métaphysique du regard bouleversé par une image réduite à des empreintes. Sans anecdotes ou purement suggestives, les œuvres projettent des apparences en même temps que des échantillons subjectifs. Galerie Dukto, Monique Frydman fait part de quelques beautés de leurs passages.

Fabienne Gaston-Dreyfus, « L'artisan et l'assassin », Galerie Fournier

24/11/2019

Les peintures se présentent comme des œuvres abstraites peintes directement sur papier. Deux sujets distincts semblent être chaque fois superposés sans jamais complètement fusionner. On voit en premier des silhouettes abstraites serties de plusieurs contours concentriques vivement teintés sur un fond polychrome. Des mélanges de lignes multicolores dessinées par dessus en pointillé composent le second sujet. Le titre à l’origine de l’exposition : « L'artisan et l'assassin »  est-il dans l’association formelle des motifs superposés ou dans leur confrontation plastique-iconique ? D’un autre point de vue pictural, les œuvres s’apparentent à une cartographie rêvée ou des micro paysages fictifs.


Depuis plusieurs années, l’artiste s’intéresse aux principes méthodologiques et esthétiques des mélanges de couleurs. Elle semble, cette fois, avoir choisi d’expérimenter les techniques par une stratégie performative des mélanges à la fois chimique et optique des couleurs. Les sertissages répétés et les renvois manifestes ou allusifs à des courants artistiques confirment cet intérêt. Parallèlement, l’usage exclusif d’une manière brute de peindre donne aux tableaux un aspect plus décoratif que questionnant. On conclut que chaque œuvre s’auréole d’une beauté prioritaire-ment factuelle.


A travers la technique pointilliste appliquée aux lignes ondulantes, à travers les couleurs crues presque partout inspirées du fauvisme, à travers le dessin sommaire des formes et l’arrangement ou l’assemblage élémentaire des compositions, à travers le « look » d’un découpage « matissien » et l’image volontairement imprécise des silhouettes évoquées, à travers le style spontané ou/et parfois enfantin du geste pictural, à travers l’aspect frais des peintures, traitées en pochade, les œuvres renvoient au spectacle d’apparences essentiellement jolies. 


Faut-il oublier ces apparences et imaginer à distance que ces travaux sont des recherches plastiques approfondies et non des productions d’amateur heureux ? Faut-il se laisser guider par les citations formelles et littérales de nuanciers de couleurs ? Contre le risque d’être troublé par l’accumulation de pratiques aussi descriptives que rudimentaires, voire d’apparences visuelles scolaires, une présentation critique du travail de Fabienne Gaston-Dreyfus par la galerie suggère que chaque œuvre engage un dispositif plastique processuel. On lit qu’« un motif central se laisse gagner par l’espace vide qui l’entoure…qu’une construction (par masses colorées) s’échafaude dans un espace presque perspectif… », que sous l’aspect de « coup de pinceaux répétés/ martelés », l’usage d’un pointillisme acte une culture de l’expérimentation coloriste, que les preuves d’inspirations historiques sont les index de connaissances creusées… 


Contre toute attente, le fond d’architecture plastique rudimentaire des compositions centrées/ indépendantes sur leur fond blanc devenu inopérant, le geste pictural du toucher noyé dans sa répétition à la fois enfantine et mécanique, l’épaisseur constante des lignes ondulantes autant que l’emprise des peintures sur leurs supports de papier blanc inopérant attestent ou suggèrent à tout le moins et à contrario un art de peindre quelque peu superficiel et techniquement convenu. 

En opposition avec l’intranquilité de peindre, les œuvres semblent d’avantage assurer un confort pictural habituel. Les principes et les moyens plastiques régulièrement employés sans esprit critique restent constamment basiques, au point que chaque peinture assure le sentiment que l’auteur se suffit d’un style de chromo apparemment moderne pour des murs d’appartements vides et anciens. Terriblement, dans un recoin de la galerie, une œuvre réinterprétée en tapisserie et réalisée avec des moyens informatiques sans éclat confirme les illusions esthétiques des peintures sur papier.