ZeMonBlog
23/09/2024
Des taches florales de Sophie Kitching à la galerie Gounod.
Les peintures de Sophie Kitching sont-elles figuratives ou abstraites ? Les manières qu’a l’artiste s’intéresser en même temps à la configuration gestuelle d’une tache et sa possibilité d’image autorisent de creuser les questions expressives qui ne manquent pas d’être pointées à mesure des liens qui ne manquent pas de poindre en tous sens. D’autres pratiques conjointes de l’artiste appuient cet étonnement, notamment la multiplication des formules, leur diversité formelle et parfois leurs coloris ou leur apparence visuelle avec, in fine leurs rassemblements dans des apparences de compositions en semis dans lesquelles les supports de son apparence de travail pictural sont loin de sortir indemnes.
Le procédé est en partie documenté, Sophie Kitching n’ignore rien d’une histoire complexe à laquelle il semble qu’elle n’écarte pas d’être rattachée. On songe au style « mille fleurs » en vogue dans le décor du livre ou les tapisseries au XVe siècle, on ré-imagine les formes et usages des semis couvrant pêle-mêle la surface des tissus de sujets diversement silhouettés au 18es, on retrouve peu ou prou les faveurs d’un « pointillisme de touchers optiques », voire plus récemment quelques projets d’éparpillements décoratifs calculés de Matisse ou « teintés de mysticisme » de Marc Tobey.
La diversité des propositions exposées interroge l’habileté esthétique ou alors, selon les cas, l’imprécision des pratiques d’évocation et de composition diverge d’une œuvre à l’autre. L’on est tantôt confronté à la dispersion d’un thème dans des « all over » purement esthétiques proches du style aimable « mille fleurs » et tantôt confronté à une apparence de recherches sur le signe et la tache synthétique à partir de différents sujets floraux. Les œuvres dans leur ensemble étant d’inégal intérêt et donnant parfois le sentiment d’être plus formelles qu’incarnées, l’artiste s’interroge t-elle sur ce que peindre engage ? Veut elle simplement figurer des herbiers ? L’objet de son art est-il : suggérer une nature réelle ou imaginaire ? Réaliser des tableaux décoratifs ?
Le fait qu’une atmosphère colorée assourdie enveloppe chaque œuvre autorise l’amorce d’un essaie d’explication sensible sur ce qui flotte. Il se trouve que des teintes subjectives de gris de Payne ou de vert émeraude paraissent guider les surfaces des tableaux jusqu’à les convertir subjectivement en socle. Incidemment, chaque dispersion et toutes les stylisations ainsi que toutes leurs apparences, notamment colorées, semblent en même temps disparaître, émerger ou éclater optiquement du fond atmosphérique embrayé par ce qui fait enveloppe. Faut-il reconnaître un cheminement conceptuel au travail dans cette coïncidence ?
D’œuvre en œuvre, l’exposition imaginée comme une sorte de paysage aux diverses facettes laisse une impression d’inabouti ou d’inachevé, sinon de perspectives écourtées. Un tableau de grandes dimensions rempli d’un amoncellement pointilliste peine à convaincre plastiquement. La plupart des autres œuvres semblent n’être que des compositions formelles. A l’inverse seulement deux toiles, l’une au fond vert émeraude et l’autre au fond prune et où les motifs vibrent d’éclats lumineux ou d’une pénombre de songe, rattrapent le regard et pointent une part du mystère dont la peinture peut inexplicablement s’enorgueillir de soutenir et animer l’attention.
Les nuits électriques de Pierre et Gilles, galerie Templon, rue du Grenier Saint-Lazare
Les deux artistes continuent d’étonner et captiver à la fois par leur sens du spectacle visuel de la peinture. Leur style pictural fait « le show », unique et inimitable à peu près en tout. Les peintures de Pierre et Gilles font signe et assurent de ce que les deux créateurs revendiquent humainement et artistiquement en droit et de fait avec humour, salutairement ironique à travers de belles pincées d’autodérision.
Ce qui se reproduit ici tant photographiquement que picturalement et plus largement des points de vues stylistique et plastique (puisque les deux univers fusionnent et sont réunis en un sous la responsabilité des deux artistes), me suggère quelques interrogations à l’examen des compositions ou des thématiques, compte tenu du traitement de certaines recherches d’effets d’images. Contrairement aux précédentes expositions, la dimension narrative des portraits profilés comme des icônes semble mise de côté au profit d’ambiances visuelles et atmosphériques sans autre surface qu’elles mêmes. Les acteurs naguère héroïsés et symboliquement statufiés dans des théâtres de peintures et d’images populaires paraissent souvent ne plus être que des médaillons « breloqués » d’attributs spactaculaires et extérieurs par rapport aux personnages imaginaires sencés vivre intérieurement. Les peintures — des portraits toujours — quelques peu évidées et plus techniques que poétiques et décalées drainent une aura d’exagération dans l‘insistance et le fabriqué, d’ajouts sans autre objet que ces habitudes stylistiques. Des sortes de pics sont atteints avec les deux autoportraits des artistes et la peinture représentant Isabelle Huppert, dont les visages s’exposent sur des fonds dissociés et sans réalité ni narrative ni expressive, sans re-percuter par leur composition ou leur traitement.
Le jour des peintres au musée d’Orsay
Une idée excellente et assez joyeuse, mais bizarrement mise en pièces à l'arrivée. Des artistes souvent très modérément cultivés au point de vue esthétique et technique, vagues repreneurs de styles et de peintres ou d'œuvres semble t-il juste entrevues, parfois surtout peu imaginatifs "professionnellement". Un initiateur/commissaire avec un melon démesuré (ou des chevilles surgonflées)* est lui-même peintre exposant, artistiquement impersonnel mais généreux confrère. Quelques créateurs/trices impressionnants de curiosité plastique, de culture, d'engagement surnagent (Jeremy Liron, Françoise Pétrovtich, Marlène Mocquet, Marc Desgrandchamps, Gérard Traquandi, Florence Reymond, Mathieu Cherkit…) Surtout, il y a cette question lancinante d'un « historique » retour à la peinture (figurative vs "représentative" s'entend), à l'abri d'examens critiques pourtant risqués et portés ou "filigranés" dans le travail des peintres dès la seconde moitié du 19e. L’opportunité de cette manifestation au musée dOrsay ne peut que susciter des échos avec les risques portés ou "filigranés" depuis longtemps dans le travail de peintres jugés essentiels dès la seconde moitié du 19e, époque dont Thomas Levy-Lasne estime l’aube renaissante à partir des années 2000**. Il y a aussi cette autre apparence qui dérange, un mouvement de fond d’art conservateur et réputé populaire parce que facilement lisible, dont les représentants comme les marges de leurs productions vaquent dans des jardins enclos, à l’aune d’œuvres révérencieuses et dont les thèmes ne se départissent pas d’être reconnaissables, des tableaux de style peut-être, mais sans horizon discutable…
Au même moment, on "reparle" du Surréalisme…un élan figuratif ou pas, représentatif mais pas que, toujours songeur quant aux techniques de recherches plastiques, ironique sur les images ou la réalité de l'œuvre, insatisfait sans cesse et à tout propos. Tout cela semble assez peu imaginé par la plupart des artistes retenus. Il s’agit d’autres présents voire d’autres histoires, avec une foule d’artistes et de créations décidément modernes, voire aujourd’hui encore innovantes… une histoire bien peu engagée par la plupart des artistes de cette scène française actuelle statufiée ce « Jour des peintres ».
* Thomas Levy-Lasne autoproclame : « Très simplement, j’ai interwiewé des peintres de la scène française parce que personne ne le faisait »… La chaine You Tube « Les apparences » qu’il anime est certes très bien venue et ne manque pas d’originalité formellement. Mais c’est oublier plus que légèrement les entretiens radiophoniques initiés par Léon Mychkine, Claire Colin-Colin etc. aux mêmes moments. C’est omettre ceux publiés depuis fort longtemps et au gré de l’actualité par la revue Art Press ou le journal Le Monde (entre autres), voire à l’occasion d’expositions ponctuelles dans les diverses institutions muséales publiques ou privées…
« Astérochromies » et théâtre céleste de Philippe Favier chez Ceysson & Bénétière
La porte de la galerie à peine passée, on se trouve flottant à la fois dans un ciel imaginaire et dans une nuit galactique. Les œuvres de Philippe Favier sont réputées être des histoires minuscules, aussi délicates que ramassées et réduites à leurs formats à la fois discrets, intimes et précis. Cette nouvelle exposition n’est pas nouvelle, aucune de ces qualités ne manque.
Carrées, en tondo ou horizontales comme des paysages fictifs, les œuvres sont de dimensions variables, parfois grandes pour cette fois. Le ciel nocturne y est visuel et semble en même temps presque tactile. Les astres sont exprimés par des micro-taches rouge vif dispersées en pluie, à la fois sans composition préétablie mais pas sans ordre général. Le regard « s’oxymorise » sur les forces de compositions débordant simultanément hors cadre en forme de all over plastiques sémantiques et l’imposition d’un regard focalisé sur la banalité d’un sujet général. Le monde céleste apparaît également inversé : la nuit s’étend sur un fond blanc, on voit à la fois les points rouges opaques et mates qui désignent les astres et des présences galactiques mystérieuses présentifiées à l’aide d’aires imaginaires tracées en pointillés. Philippe Favier a aussi choisi de compléter ses visions en les encadrant d’une corniche noire imposante, signe symbolique et poïétique d’une nuit cette fois réelle. Qu’elles soient minuscules, simplement petites ou vastes, de formes carrées, circulaires comme une vue lenticulaire ou bien que l’artiste ai choisi de les exprimer horizontalement par un format-paysage par ses proportions supposées interminables, les œuvres évoquent partout la place d’un regardeur rêvant de disposer d’un télescope imaginaire.
L’exposition est somptueuse. Je maintiens que pour le spectateur, dès l’entrée, le rêve esthétique s’installe, mêlé de nuit réelle et de décollage poétique. Son installation irréprochable en forme de production in situ transforme la galerie en théâtre cosmique. Emerveillé, on vise l’ample minutie des compositions picturales, l’union « parlante » des chaque encadrement transformé en objet purement pictural ; d’une œuvre à l’autre, leurs proportions sont repensées dans les moindres détails et chaque fois nuancées avec finesse. Cette exposition où il y a autant à regarder longtemps qu’à lire visuellement en profondeur, autant à estimer plastiquement qu’à jouir créativement est une leçon d’art inoubliable.
19/08/2024
« Aux Bons Carrés » ou : quand Daniel Buren fait son « bon marché »…
On sait que Daniel Buren ne manque ni de réactivité ni d’humour, pas moins de sagacité ou de goût du spectacle quand il s’agit de jongler esthétiquement avec un environnement. On sait aussi qu’il sait parfois faire dans la facilité voire la répétition.
Le Bon Marché se présentait comme une occasion inratable de mobiliser son art d’à la fois paraître et apparaître ; il en a profité comme on pouvait s’y attendre. « Aux Bons Carrés », sa nouvelle œuvre in situ semble dès l’abord une intervention sur site adaptée comme il sait en produire ; pour la circonstance, c’est également une manière provocatrice de risquer dans le magasin une proposition artistique « contre décorum », peut-être la suggestion d’un retournement plastique-sémantique teinté de moquerie, voire de jugement social. Je force peut-être ici l’impression personnelle.
L’œuvre occupe une partie architecturale essentielle de l’intérieur magasin, des escaliers mécaniques, et, extérieurement, un ensemble de vitrines sur rue. La silhouette principale du travail effectué reprend l’usage fondateur du concept d’outil visuel développé par l’artiste depuis BMPT, en l’occurrence un module géométrique minimaliste à la fois modulaire et composable mis en perspective dans un site. Pour « Aux Bons Carrés » Buren met en scène la répétition d’un carré coloré de 50cm de côté dans deux vastes compositions parallèles spectaculaires en forme de suspensions. Les deux œuvres tombent du plafond de l’immense verrière centrale du magasin comme des lustres cinétiques à facettes ou deux cascades colorées translucides habillent la notoriété d’un lieu capital. Côté rue, l’usage des carrés, inspirés des carrés composant la dite verrière, paraît, rebondit et se reflète dans les vitrines sous l’aspect de damiers réfléchissants. Comme à son habitude, l’artiste complète et surjoue son travail créatif en habillant certaines parties intérieures et extérieures de l’édifice avec les bandes verticales de 8,7cm de largeur qui font signe de son style « immuable » d’artiste conceptuel minimaliste. L’image générale du magasin, la superficialité de son ostensible théâtre commercial pour clients fortunés semble se confronter à la démarche apparemment formaliste et (facilement) décorative de l’artiste. L’efficacité simple des compositions modulaires rudimentaires inventées et installées par Daniel Buren rend en même temps un peu fades les éclats commerciaux des lieux scénarisés et « atmosphérisés » par l’éclairage luxuriant.
Le volume de la verrière où l’artiste a été invité à « poser » sa création impose le vide de son énorme cage de scène. Divers artistes ont déjà eu l’occasion d’y placer leur art comme on met une œuvre en valeur dans un écrin doré. Composées comme deux tombées imposantes, identiques et colorées, l’une jaune et bleue, l’autre verte et rouge, les « cascades » occupent l’essentiel du volume disponible en diffusant chacune leurs bichromies complémentaires dans un décor à la fois abstrait et cinétique de reflets multiples. Mus par un pointillisme discret, les carrés formant des gouttes géométriques poétisent l’espace sans s’entremêler avec les brillances commerciales diffuses des espaces de vente. Les bandes verticales propres au style iconique du peintre, qui habillent les garde- corps de quatre escaliers mécaniques traversant le site au milieu des cascades silhouettent un nœud en X purement formel. Depuis l’extérieur, les vitrines se substituent au look du magasin dont le peintre a rhabillé la façade et l’apparence extérieure du logotype graphique et esthétique de ses bandes verticales.
L‘installation instaurée est impressionnante tant elle paraît englobante. Tout en mobilisant en continu des images imaginaires et tout en suscitant avec chacune de ses installations in situ la mise à distance de ses partis pris artistiques individuels, Buren, rappelant le fond d’engagement de ses débuts d’artiste, excelle à faire oublier la simplicité basique des éléments formant, l’aspect pratique de son approche conceptuelle de l’art, tout en faisant résonner le volume et le creux gigantesque d’un lieu symbolique central du magasin, conçu comme une parure et un spectacle d’apparences futiles. « Aux Bons Carrés » semble vouloir ironiquement restituer à la rue la part de fond anartistique et d’âme populaire que « Le Bon Marché » lui dénie ostensiblement.
L’analogisme littéral d’apparence artistique de Matthew Barney à la Fondation Cartier
« Secondary » (Secondaire) !… Matthiew Barney se rappelle avoir pratiqué le football américain et la lutte. Matthiew Barney se souvient avoir mal vécu le récit d’un accident grave survenu en 1978 entre deux joueurs au cours d’une rencontre de football. « Secondary » est-il principalement l’expression opposée au drame vécu dont l’artiste entend s’inspirer et réactiver humainement et esthétiquement la mémoire à la fois collective et personnelle ?
De tout cela Barney a tiré prétexte à une proposition d’œuvre environnementaliste, polymorphe et en partie rétrospective, la reconstitution à l’identique d’un terrain de football en réduction, réverbères et écrans de retransmission en direct compris, une imitation textuelle où les références et correspondances expressives sont appliquées sans le moindre écart intelligent ou selon des codes d’interprétations convenus. De sorte qu’au lieu de susciter l’étonnement, la réflexion ou l’appréciation d’une proposition innovante, dans l’attente de distances créatives sensibles, sinon d’ampleur, l’exposition patine en se limitant à l’égo de l’artiste auto référencé comme performeur, en étant bâtie sur un mix évanescent d’art conceptuel, d’installation in situ, de « sculpture », de mime ou de break danse et de théâtre de rue ou encore de photographie technique. Après un temps de curiosité déçue, on sort sans impression d’avoir découvert ou appris quoi que ce soit. Bof !
19/07/2024
Les opiniâtretés contradictoires de Bernard Cousinier, Galerie Pixie
Bernard Cousinier persiste à interroger la déconstruction du cadre traditionnel de l’œuvre peinte initiée dans les années 80 par les artistes du groupe Supports-Surfaces. Sa production prioriserait des perspectives théoriques : méthode plus distance critique, sinon un horizon à la fois pédagogique et esthétique, l’ordre étant ici purement arbitraire…
Son art géométrique a l’aspect d’échafaudages complexes de lignes, surfaces et plans peints de formes rectangulaires déployées en hauts reliefs à partir du mur. Il a l’apparence de constructions méthodiques, de présentations pensées aussi comme des installations in situ. Sa proximité avec certaines recherches de Mondrian, Vantongerloo ou Jean Gorin, voire le groupe Abstraction Création, est naturelle tant par le bâti et l’espace construit. Ses œuvres personnelles s’offrent à la fois comme des tableaux en relief, des productions picturales traditionnelles ou des dispositifs colorés en forme d’architectures.
Titillé par un texte enthousiaste d’Yves Michaud sur l’exposition, et profitant d’une rencontre opportune avec le peintre devant son travail, je lui fais remarquer que, malgré leur détachement en relief par rapport au mur et tout en poursuivant un cursus critique/créatif initié depuis les pratiques et théories déconstructivistes du groupe Supports-Surfaces, chacune de ses peintures semble maintenir le principe d’une composition centrée autour d’un axe vertical comme pour un portrait frontal traditionnel. Bien qu’en relief, chaque œuvre voit en conséquence son spatialisme se réduire à un ordonnancement modélisé : le regard « contraint » de tourner sur un axe unique, oublie les ambitions créatrices disruptives du travail de recherche initial. Partant, je l’interroge par ailleurs sur le rôle démonstratif des couleurs régulièrement crues ou, semble-il encore, peu composées ou peu complexes, dont il se sert pour teindre en aplat certaines arêtes sur lesquelles il s’appuie pour spatialiser chromatiquement ses compositions. L’artiste, s’intitulant peintre quasi exclusivement pose que le plan rectangulaire du tableau traditionnel est pour lui un index préalable et ineffaçable ; c’est, à ses yeux, un socle ontologique d’artiste peintre. On comprend à ce retour ce par quoi la volumétrie des œuvres s’est construite et, dans cette perspective, sur quelle esthétique se fonde une large part de la spatialité des couleurs exprimées. Tout cela est contenu dans/par l’esprit haut relief ou partiellement en « ronde-bosse » traditionnelle auquel on faisait allusion, voire les échos in-situ du produit final. L’artiste paraît in fine déplacer l’esthétique de la sculpture peinte dans une peinture potentiellement en troisième dimension. Nos échanges me conduisent donc à m’interroger sur le présent, l’aventure et l’horizon historique de son imagination plasticienne ; j’oppose ici une divergence de fond avec l’assurance d’Yves Michaud.
Les titres « Passe fenêtre », « Passe plan » ou « Passe Volume » des œuvres que le peintre se retient d’afficher présument paradoxalement une démarche plus actuelle et dynamique. S’agit-il d’ailleurs de dénomination des œuvres ou de programmes de travail ? Evoque t-il des thèmes abstraits de réflexion, l’échafaudage de méthodes pratiques ou des formes d’images à découvrir? Bien que passée sous silence par Bernard Cousinier, chacune de ces problématiques semble instiller le suivi d’un paradigme personnel en même temps qu’une manière d’expliquer la peinture par son travail d’avancement poïétique, de considérer l’apparition ou l’échafaudage des œuvres plus importantes que les œuvres terminées. Ces intitulés potentiellement fusionnés des fonctions du peintre et du déroulé des œuvres guident en sus le regard du spectateur vers des pratiques de discernement critique et sensible, tout en suggérant qu’il lui faut adapter ses considérations artistiques dans le sens d’une lecture sensible entière davantage que comme une production par nature ponctuelle.
Partant, l’insatisfaction esthétique des œuvres s’estompe, le projet d’approche spatiale de la couleur en même temps que la conception volumétrique des œuvres s’organise et diffuse des intentions construites. Reste toutefois à les rendre plus plastiques et sensibles que projetées ou présumées et énoncées. Il n’est pas dit qu’à ce niveau, l’appui ou le souvenir des incitations formalistes de Supports Surfaces (étaient) ou sont picturalement encore probantes comme chemins et guides théorique/pratique en chromatologie.
Ghislaine Vappereau et « Faire maison », galerie Jacques Levi.
Le cubisme et le théâtre construit de l’œuvre peinte semblent être la grande affaire de l’art figuratif de Ghislaine Vappereau. Pour parvenir à incarner son art dans un motif (dans tous les sens du terme) et un style (un horizon esthétique) à la fois en deux et trois dimensions, elle s’inspire de son environnement domestique. C’est ainsi qu’elle scénarise, sculpte, réalise des montages et peint des images comme on invente des décors et qu’on devient acteur de sa vie. Sa peinture parle donc de paysages aussi réels qu’imaginaires, d’emplacements et de points de vues divers, de décollages et de reconstitutions, parfois de pures évocations quand l’humour s’en mêle et que le regard devient divertissant, on a affaire à des vues et des univers fictifs.
Une fois intégré son programme et une posture esthétique, Ghislaine Vappereau joue et profite de ce que l’art peut faire faire. Ses vues sont travaillées pour être vues telles qu’elle les concrétise et les imagine en même temps : le pan d’une porte bascule dans une fenêtre, des objets prétendument posés glissent entre des étagères sur un sol, ou…n’importe où, l’emplacement d’un lieu s’ouvre à un autre qui lui-même se mélange à un milieu parallèle.
Laurent Le Deunff, « Quoi que cela puisse être » à la galerie Semiose
Laurent Le Deunff aime la sculpture et le dessin, les images figuratives et l’illustration, les sources documentaires et les biais oniriques, les cadavres exquis et les assemblages surréalisants, les fausses matières et les trompe l’œil, l’art populaire et l’art naïf, les « mots pour le dire » et les jeux de mots… Il apprécie les installations et, semble t’il, les musées de traditions populaires et les musées d’art kitch… On croise poétiquement Picassiette ou Cheval, Dubuffet ou Max Ernst, on re/côtoie un peu Picasso, et tout un peu de ce qui se produit du côté des assembleurs/artistes…
Il n’est pas douteux que toute expression artistique charrie des passés, et il n’est pas anormal que tout ou partie de ces passés ne passent pas complètement, l’inspiration auctoriale n’a pas lieu de se cacher quand elle est incarnée. C’est par contre un peu dommage de recroiser autant de styles ou de concepts d’arts sans rien apprendre ou découvrir de plus que des collages ou des mélanges…
André Guénoun lève l’encre à la galerie Hors Champs…
Il y a d’abord la fluidité « hallucinogène » des encres colorées déversées, fusionnant entre elles au gré de mondes surgissant ou simplement apparaissant. Les beautés incontrôlables et colorées de leurs combinaisons suffiraient à elles seules pour constater, sans préjugé, l’art en train de se produire. Puis l’œil se repose, contemple l’ensemble des œuvres sur les murs de la galerie : on voit des paysages abstraits et d’autres motifs en train de se découvrir, on repère ici des territoires îliens imaginaires, là des silhouettes fugitives tantôt minérales et tantôt évanescentes, ailleurs des visions s’improvisent théâtres…
Allégé des associations d’idées merveilleuses provoquées par les fusions distraites et accidentelles des couleurs et des formes entre-elles, le travail d’André Guénoun suggère et en même temps dévoile en filigrane sa démarche créative par des tracés de grilles préalables. D’impensée, l’œuvre devient conceptuelle et la pratique d’André Guénoun se charge de sens : les peintures produites par les mélanges incontrôlables apparaissent en même temps filtrées par un substrat en forme de géométral et allusivement de pavage. Le travail esthétique induit, rappelle, prie le spectateur de prendre ses distances avec les joliesses naturelles des encres tout en l’invitant à anticiper non pas l’instant d’une forme de composition ne pouvant qu’arriver, mais de s’imprégner de ce qui se produit entre les mélanges des couleurs et la présence paradoxale d’une grille étrangère. D’une création à l’autre, l’éclat des couleurs ou l’intérêt de la grille devenue d’inspiration deviennent pour l’œuvre en train des instants in situ, qui fusionnent à mesure que le programme de travail bouge et évolue en souplesse ou en surprise. Partant, le style d’artiste d’André Guénoun s’emporte sur un fond de beauté aporétique, il voisine simultanément avec la naïveté requise d’un pur amateur et le sens cultivé de l’improvisation d’un plasticien sûr de son rôle. Le spectateur se trouve, quant à lui, amicalement invité à être animateur d’un théâtre d’images dont le peintre a choisi d’inspirer de surprises en surprises sa démarche créative.
12/06/2024
Dans l’entre viseur plastique de Jérémy Liron à la galerie Isabelle Gounod
De quoi tient un motif peint ? De quoi tient le tableau peint d’un sujet dont, pour l’artiste d’abord, le motif remarqué et retenu questionne l’entendement ? Cette exposition intitulée « Le dernier rivage » semble une méditation sur l’In et l’Out de la peinture en même temps qu’il évoque son univers par d’imprévisibles chemins et défis artistiques. Sans parler des chemins de traverses…
Pour Jérémy Liron, tout justifie et mérite d’abord qu’il soit un monde à part, extrait ou imaginé comme motif à peindre, du moins arbitrairement servir de prétexte pour un tableau à propos duquel et après l’avoir in fine composé, l’artiste, prenant à partie le spectateur, l’historien d’art ou le commissaire d’exposition tentera de certifier qu’il n’est ni anodin, sans objet, ou d’une apparence vide. Jérémy Liron brouille l’envie de creuser la ressemblance dépeinte en peignant des aperçus dont la figuration est à priori banale et sans écart avec la réalité apparente, il s’agit d’une vision disruptive : non conventionnelle et suggestive. S’ensuit que, justement, Jérémy Liron forçant dans chaque tableau l’attention sur l’image à peindre la retrace, pointe un cadrage vs un regard orienté/engagé plus que sa copie fidèle. Le peintre réordonnerait t-il le visible en le pointant par morceau, secteur, plan et aspect, ou, de façon plus arbitraire, au moyen d’un aperçu personnel ?
On est tenu d’aller voir la peinture ailleurs que dans la répétition d’un même, et, curieux paradoxe ou diabolique oxymore : regarder ce qui dans l’ordre pré sélectif du peintre a pu le conduire à s’attentionner au point de produire une image de paysage banal en même temps qu’une vision « exceptionnelle », voire d’opposer deux images, l’une étant débanalisée l’autre, étant celle du peintre recourant à une représentation déboussolée et donc « objectivement réorientée » par rapport au réel.
Un auteur facétieux a produit naguère un manuel d’apprentissage pour réaliser des photographies techniquement ratées « à la perfection ». Au gré des pages, on pouvait apprendre à mal focaliser un sujet et mal en composer l’image, mal régler un éclairage, se tromper de netteté et brouiller ou flouter des silhouettes en bougeant pendant la prise de vue, etc. Plus ironiquement, les œuvres de Liron, par ailleurs photographe compulsif de paysages « hors cadre » montrent des paysages panoramiques et des vues cadrées comme des photographies accidentelles en apparence, mais stylées comme des ready-mades improvisés. Ses tableaux surprennent par leurs sujets à l’évidences multiples ; ils brillent d’écrans surjoués d’apparentes fenêtres, portes mal fermées ou entrouvertes sur des faisceaux d’objets devenus énigmatiques, de découpes tranchées du seul regard, voire de vues et d’images partiellement sauvées ou volontairement en mal de définition.
Jérémie Liron imagine ses images peintes en les peignant d’imagination : il faut que tout semble ordinaire en même temps que, le savoir faire artistique du peintre s’en mêlant, tout soit étonnant. Partant, il excelle dans l’art de scénariser des problématiques plastiques qui dérangent et questionnent : cadrer et surjouer plastiquement « ce qui fait cadre », entoure, permet de situer ou de focaliser : une surface, un emplacement, un lieu ou une étendue, les contours d’une silhouette et le chemin d’un périmètre… Il spécule arbitrairement sur le hors- champ à compter duquel on peut parier sur un sujet phare et compromettre en même temps une apparence picturale. Il force et présume qu’un repérage visuel peut être esthétiquement décodé et il le travaille en ce sens pour le rendre à la fois insatisfaisant formellement et le rouvrir plastiquement… Ainsi, rien n’est totalement jamais abandonné, en revanche tout semble parallèlement improvisé, laissé aux allusions visuelles et alors, entre abstractions réelles et abstractions allusives, tout flotte.
Cet art trouble le jugement, altère les arcanes appréciatives ou déroute par son style universellement abordable. Il semble devancer sans être d’« avant-garde », anticipateur sans précipiter le temps. Jérémie Liron est un peintre figuratif que sa manière comme ses techniques parfois bizarrement consensuelles interpellent. Bref il dérange en longueur de vision et de laps de temps, obligeant à revenir sur chaque tableau en détail ou en somme. Pas mal pour une pratique facile d’accès.
Piet Moget et Patrick Sauze à l’AHAH
On peut parler pour le premier (décédé en 2015) d’une sorte d’hommage ou de rétrospective, pour le second, de son travail actuel.
Piet Moget a peint des paysages presque abstraits. Les tableaux, chaque fois paradoxaux devant leur motif figuratif, se résument à des superpositions de plages uniformément colorées. Une atmosphère et une luminosité embuées composent une atmosphère générale où les formes apparaissent comme des silhouettes évasives. Les œuvres de dimensions modestes permettent de croire à des liens sensibles aussi discrets qu’intimes du peintre avec l’expression artistique et l’histoire de la peinture.
Chaque composition marque un travail sur le motif au double sens d’un thème visuel et d’un objet plastique et pictural à fonder, ces deux directions devant être suffisantes pour faire à la fois image et surtout peinture pure. L’abstraction scénarisée et travaillée par le peintre, du moins l’image synthétisée de ses paysages devenus métaphysiques sublime des mondes imaginés comme des visions intérieures.
Patrick Sauze reprend de son côté l’idée de déconstruire le cadre pictural. Ses tableaux re-présentent le subjectile par sa silhouette dessinée ou diversement répétée et mise en perspective par des jeux de reflets schématiques. Si la démonstration arrive à convaincre esthétiquement une fois, ce travail contraint à repenser en même temps à des propositions conceptuelles historiquement plus convaincantes sur le même sujet.
Programmée autour d’une certaine idée de « l’espace du dedans », la réunion et l’exposition réunissent deux Œuvres qui permettent de replacer et réaffirmer la perspective sensible résolument auctoriale de la peinture par une pragmatique instauratrice du tableau.
André Masson, « Il n’y a pas de monde achevé » au Centre Beaubourg de Metz
L’importance du propos du peintre aussi féru de littérature et de philosophie que d’esprit de recherche et d’expérimentation en art dit l’intérêt de cette exposition magnifiquement présentée. Il faut aller voir et se laisser être dérangé par son travail pictural tant figuratif qu’abstrait, ou encore d’expression symbolique, il faut l’écouter évoquer ses sources d’inquiétude et d’inspiration ou de réflexion théorique sur l’expérimentation artistique pendant un entretien heureusement rediffusé dans l’exposition. Masson a été essentiel pour des artistes aussi importants que Arshile Gorki ou Jackson Pollock, voire Rothko. Il a également été capital pour de multiples autres créateurs perturbés par certaines jonctions de l’image figurative avec les suggestions érotiques et métaphysiques ou par la figure suggestive de la métamorphose cultivée par le Surréalisme. Comme Cézanne (et un petit nombre d’autres) il est à mes yeux un professeur d’art permanent.
Ellsworth Kelly à la fondation Louis Vuitton
L’ampleur imaginative de la couleur à la fois seule ou avec son environnement mural blanc mobilisé comme fond… Des formes entre construction visuelle et monument architectural, leurs images géométriques à la fois épurées et esthétisées jusqu‘au paradoxe minimalisme+baroque. Somptueux d’intelligence, de créativité et de sciences de l’art.
08/05/2024
Les déambulations esthétiques de Sylvie Sauvageon à la galerie ICI
« Border la terre » à la fois sans T et avec un « t » à la fois furtif et décentré, dire l’aventure et sa connaissances creusée de découvertes esthétiques, silhouettée par les empreintes des lectures et des rencontres de l’artiste. Sylvie Sauvageon romance l’expression visuelle de son art en l’émiettant de vues diversement dessinées ou peintes dans des styles scolaires, naïfs ou précis, en l’exposant par une installation où la minuscule galerie mute en cabinet de curiosités graphiques et picturales. Les murs ponctués des œuvres de l’artiste ouvrent à la fois autant de fenêtres que de rêves fugaces et prégnants à partir desquels l’imaginaire plastique s’explique par l’intelligence sensible de son inventaire ou les remontées virtuelles de ses images.
Allen Jones : « From the Gods » galerie Almine Rech
Allen Jones pratique un art réaliste hybride et hétérogène, sa production ou sa pratique est aussi picturale que sculpturale. Ses œuvres également aussi descriptives que suggestives drainent des apparences ironiques à partir de quoi leur thème comme leur style toujours plus allusif que littéral apparaît politiquement ou socialement aussi sarcastique qu’esthétiquement « déconnant ». Manifestement épris de cubisme et de découpage à la Matisse, et curieusement mémoriel quant à ses liens artistiques avec les pratiques d’assemblages de Rauschenberg, Allen Jones se joue de ses liens (anciens et connus) avec le pop art. Il brouille et surjoue en même temps l’essence borderline de son travail marginal jusqu’à la caricature en assumant désordonner « grossièrement » sinon exagérer l’univers esthétique de ses sources d’inspirations.
Des impressions d’extrême mobilité créative mêlées à une tout aussi radicale ironie plastique caractérisent au passage ses œuvres d’une apparence vulgaire. Les tableaux mettent en scène des femmes objets juchées sur des tabourets, on songe aux socles de statues imaginaires voire de piédestaux de foire. Les toiles grossièrement badigeonnées dressent des environnements approximatifs, chaque femme, à la fois moulée en volume et peinte de couleurs flashy semble passer dans une rue ou appartenir à des vitrines fictives. Tout semble avoir été conçu pour qu’on se focalise à la fois sur une séquence et sur le spectacle d’un voyeur/regardeur. Le comble est atteint avec une œuvre entre environnement et installation en forme de vitrine réelle où l’hologramme d’une femme supposée revêtir une tenue de soirée sexy évolue virtuellement devant le spectateur pour se dématérialiser dans une ambiance de désir confus, de présence éphémère et de fantasme. Cet art à la fois malin et diablement scénarisé entremêle les (en)jeux visuels, où l’image se nourrit d’aperçus virtuoses autant que d’apparences imaginaires.
Pauline Bazignan galerie Praz Delavallade
Imaginez une cascade, l’eau chutant spectaculairement devant une façade rocheuse, le monde visuel confiné dans un rideau liquide. Et l’aventure des gouttelettes miroitant la lumière en d’innombrables arcs en ciel, de nuages vaporeux, chaque coulée éclaboussant l’espace d’un pointillisme dispersé par myriade. Et aussi, l’espoir d’arriver à voir, distinguer autant que possible à travers l’air humide environnant un peu de cette façade d’un second plan qu’on distingue à l’état gazeux, mais qu’on ose supposer matériel et opaque derrière l’averse et son rideau translucide et nuageux de Tergal. Ce monde, à la fois allusif et où rien ne ressort classé, mais dont on dirait en en faisant une peinture, semble être pour Pauline Bazignan un théâtre inspirant de sensations réelles et de visions imaginables. Elle y décèle des motifs d’étoiles et de cercles de feux d’artifices, des cosmogonies nocturnes et des images démultipliées de rêves éveillés. Partant, restituer ces opéras comme s’ils étaient des ensembles sériés et les thèmes de tableaux à concrétiser tourne aux défis, car il faut retrouver et réinterpréter des éclats de lumières et les enjeux de clairs obscurs devant des suggestions d’espaces, il faut retrouver artistiquement la mémoire de reflets et d’éclaboussures, tout un univers d’images où les visions passent par d’innombrables évocations esthétiques ; il faut en même temps échafauder plastiquement sa peinture.
Les tableaux de différentes dimensions creusent des visions neutres et décalées. Neutres quand rien ne s’interpose entre la paroi et le voile d’eau précipitée. Décalées et personnelles quand allusivement la citation d’une œuvre mythique fait fond d’un espace et d’un temps qu’on imagine seulement personnel. Partant, le sujet « intimise » littéralement l’eau, règle son mouvement de chute, en fait plus qu’une tombée. Il se trouve qu’avant de peindre des chutes d’eau, Pauline Bazignan s’attachait à scénariser poétiquement des jaillissements d’akènes emportés dans le vent. Il faut aujourd’hui imaginer l’artiste
En imaginant intituler son exposition Momentum, l’artiste prête à son travail la faculté de transformer, transposer voire établir ses visions par des aperçus passagers, concevoir puis cadrer une séquence spectaculaire de sensations dans un rideau d’eau, . Elle compte sur son expérience picturale pour rappeler que la peinture pointe des enchainements créatifs et vit de mouvements poïétiques. Ses mondes flottent comme des œuvres ukiyo-e postulent que l’expression visuelle vit artistiquement au quotidien une sélection de temps de voir et de montrer.
Les Nymphéas de Katarzina Wiezolek chez Eric Dupont
Passons sur le propos de l’artiste intitulant son exposition « Echo », alors même qu’elle ne fait pas mystère de reprendre à son compte le thème des Nymphéas par Claude Monet. Mieux vaut évoquer son choix de focaliser son travail sur le dessin et la mise en forme de l’image plutôt que sur la peinture pure et le lyrisme dont Monet a fait son miel. Chacun ses horizons.
Katarzina Wiezolek représente des étendues d’eau dans un esprit photo-réaliste. Ses dessins décrivent des configurations contextuelles et se concentrent sur des impressions passagères de lumière ou encore un style emporté comme l’impressionniste a pu le faire. Les formats et l’orientation des œuvres, toutes crées sur papier, sont indexés sur des projets d’images de paysages dont l’artiste dématérialise les limites et convoque des hors champs d’univers sensibles à des fins d’expression par des effets d’all over et par des focales élastiques pour le spectateur. Chaque composition s’appuie (ou teste ?) des jeux de vides et de pleins comme un montage solidarise ou questionne l’affinité de liens entre les parties d’un ensemble. Saisi par l’image supposée fidèle du paysage de l’étang presque monochrome quand il s’agit des feuilles mais polychrome avec les reflets miroités par l’eau, le regard divague entre les trouées masquées par la couverture végétale et le ciel s’y interposant. Il erre entre le graphisme linéaire d‘irisations ondulantes dessinées par le vent et les silhouettes alanguies de feuilles qui couvrent sa surface. D’une envie qu’on devine à la fois enfantine et espiègle, le regard de Katarzina Wiezolek stationne un instant sur quelque fleur de nénuphar en partie ouverte ou encore fermée et se sert de son motif pour travestir la couverture feuillue monochrome d’une touche divertissante.
Sur les murs, les œuvres aux dimensions intimes ou éperdues d’espace détaillent en sourdine une recherche d’atelier animée non par les instants de touches particulièrement picturales comme Claude Monet a pu les tenter et les réussir, mais par la quête d’un dessin cultivé depuis ses apparences. « Echo » de Katarzina Wiezolek se veut fluide et posé, ou calme et reflété par des constructions visuelles explicites ou contradictoirement imaginaires. Chaque proposition plastique brille implicitement de montages dont l’artiste a voulu retenir, privilégier, simplement aboutir à la silhouette ou librement imaginer son aspect visuel. Katarzina Wiezolek nous fait in fine partager son savoir faire d’artiste pour des choix argumentés de temps d'attention puisés ou relâchés.
Justin Liam O’Brien : All Sunsets Risen, galerie Semiose
Il est question d’histoire individuelle, voir d’autobiographie… Il est question de réalisme, de photographie, d’image 3D, de jeu vidéo, voire de culture numérique, plus vaguement d’icône et de style visuel historique, à tout le moins consacré par les musées…
Justin Liam O’Brien se figure réellement dessiner, œuvrer à des tableaux inventifs et expressifs, « inspirer des autoportraits » plus intéressants que des illustrations descriptives, accomplir des œuvres originales au lieu de suggestions d’après « les maîtres ». Las, rien d’instructif ou surprenant dans ces productions aussi inexpressives que techniquement faibles et laborieuses, si ce n’est que, précisément, elles sont proprement plates.
François Rouan, « Après coup » chez Templon rue Beaubourg
L’exposition est faite d’un ensemble d’œuvres d’esprit photographique ou Rouan poursuit ses recherches commencées il y a 40 ans sur la déconstruction du tableau, partant de l’idée qu’une image vs un tableau fonctionne comme un tressage et ne peut qu’être non descriptive voire abstraite et « littéralement illisible ». Les œuvres exposées ont été inventées en superposant et en décalant plusieurs films transparents. Les motifs en positif ou en négatif une fois entremêlés dans d’improbables configurations visuelles où aucun sujet ne saurait s’imposer, l’artiste revient sur les produits obtenus en ajoutant des grattages, des hachures, des pointillés ou des entrelacs pour (re)créer des effets de tressages ; d’autres fois il les retravaille en y tachant des zones badigeonnées de blanc ou de rose saumon. Chaque œuvre est titrée ; Rouan, féru d’art italien du quatrocento cultive à sa manière le plaisir de l’érudition.
La technique conceptualisée du tressage pictural reste donc, les inspirations historiques cultivées persistent aussi, la mobilité technique et tactique demeure, l’appétence pour le renouvellement formel continue… à ce détail troublant près : dans bon nombre d’œuvres le peintre a introduit, centré et isolé une forme en la séparant comme si, dorénavant et dans un retour conventionnel, il privilégiait et souhaitait valoriser son travail créatif en le faisant dépendre d’un cadre ou d’un socle…
Lady Stardust par Valérie Belin chez Nathalie Obadia
L’érudition à la fois picturale et photographique de Valérie Belin fait à nouveau merveille dans cette série où s’entremêlent réalité apparente et fantasme de fonds de tableaux imaginaires. Lady Stardust est l’intitulé générique d’une série de huit portraits d’une mannequin chaque fois différemment vêtue et photographiée en studio devant un papier de fond. Ce dernier a été retravaillé par la suite afin de mettre le modèle en perspective avec un univers fantasmagorique. Incidemment, le mélange inventé prend en charge des regards subjectifs, à la fois contenus et exclus de l’image, à la fois contraints et détachés de sa scénarisation, détachés aussi de l’esthétique de son logogramme.
Chaque œuvre, allusivement à l’échelle 1 du modèle photographié, dispose ainsi de la lisibilité d’univers visuels de référence à la fois ponctuels ou personnels, comme un rêveur amplifie, disperse, détourne ou réoriente son récit onirique pour inventer sans borne ses tunnels d’interprétations. Partant, qu’il s’agisse de leur apparence de couverture de magazine ou de palimpseste, ou par analogie leur appartenances au genre de la peinture de portrait, ces photographies renvoient avant tout à une recherche esthétique et créative d’autrice.
Léonardo Crémonini à l’honneur, Galerie de l’institut de France, quai Conti
De l’art réaliste, narratif et "rien que plastique" d’un même coup, esthétiquement créatif et disruptif à souhait dans chaque œuvre, stupéfiant d’opportunisme et de mobilité techniques de son auteur passionné de dessin, de photographie et de cinéma, sensible aux récits en images et en même temps connaisseur bien avisé de l’art abstrait…
La rareté des occasions de voir et revoir le talent artistique de Crémonini, créateur engagé et spectateur critique averti, s’estime au plus haut niveau dans cette présentation limitée mais suggestive de son œuvre lithographique.
10/04/2024
Les « «Reconstitutions » d’Emmanuelle Castellan, galerie Valentin
La forme des peintures éclaire immédiatement sur leur origine, en l’occurrence une narrativité filmique prolongée par des pratiques atmosphériques de croquis et de pochade. Côté compositions, les tableaux uniques, en séries ou en suites ne cachent pas leur montage vs des collages et des rapprochements illustratifs et à tout le moins expressionnistes, double paradigme dont les modèles et le ton sont aussi ceux de textes ou de phrases visuelles. C’est évidemment intéressant à cause des transferts, des décalages et des reports de perception et de lecture, c’est émouvant à mesure qu’on « relie » et qu’on « relit » des passages allusivement filmiques où les successions d’images priorise la perception un « texte d’images ». C’est captivant à mesure de l’intérêt pictural des procédés, assemblages, de collages, de transgression et d’expressions visuelles initiées ou reconnaissables quand ils sont portés, inspirés par l’histoire de l’art et dont l’artiste cultive l’appropriation créatrice comme un travail d’alentour. C’est encore, et peut-être surtout, dans l’air du temps, celui d’une art de pictural plus affirmé dans l’illustratif que dans une exploration perspectiviste de la plasticité.
Les paysages transposés de Géraldine Guilbaud à la galerie ICI
Des croquis de paysages enlevés et colorés réalisés en Irlande et des œuvres hybrides non figuratives entre peinture et sculpture, et toutes en matière picturale agissante comme des visions transposées par l’imagination des paysages croqués (on songe à des emportements romantiques de peintres du XIXe s). Sans en avoir l’air, chaque œuvre étend expressivement et un peu théoriquement, les murs étroits de la petite galerie jusqu’à contribuer à faire de son modeste espace intérieur disponible un vibrant théâtre in-situ, une installation allusive de Land art et un immense microcosme sensible de l’artiste aux prises avec la réalité de ses rêves. Et du coup, tout un programme personnel émerge dans une ambitieuse légèreté esthétique.
Morellet et Max Bill, dialogue rétrospectif, galerie Kamel Mennour
Ils s’appréciaient artistiquement et amicalement. Conceptuellement, c’est moins sûr ou alors il faut nuancer sans crainte. Cette confrontation purement esthétique ravive un fond conceptuel de l’art géométrique qu’on aurait tort d’oublier« L’œuvre doit être conçue avant d’être exécutée et cette exécution doit être neutre » (Morellet, 1997). A l’opposé de celle de Max Bill dont l’art formaliste avait des airs de religion personnelle, la pratique plastique de Morellet témoigne de son sens de l’humour (littéralement) décalé et d’une ironie plastique théâtrale dont il pouvait faire son miel.
L’esthétique géométrique colorée de Bruno Rousselot chez Bernard Jordan
« Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. Les contrastes et les rapports de tons, voilà le secret du dessin et du modelé. L'effet constitue le tableau, il l'unifie et le concentre ; c'est sur l'existence d'une tache dominante qu'il faut l'établir » (Cézanne).
Bruno Rousselot aime citer le peintre d’Aix. Le colorisme épuré et les arrangements géométriques qui composent ses peintures/panneaux évoquent toutefois des positions plastiques délicates à concevoir par rapport au mouvement sensible de l’œuvre à peindre telle que pensée par Cézanne. « L’enchâssement des blocs colorés dans de grands rectangles »1, et toutes choses égales, les interventions environnementales et décoratives auxquelles son style se reconnaît dénotent l’objet sensible d’un travail visuel où les deux artistes divergent. De sorte qu’aux questions pendantes de Cézanne sur l’invention constante d’un « regard personnel mobilisé et créé au contact des rapports de tons », Rousselot répond par l’invention d’un regard autre, à la fois statique, contemplatif et surtout formaliste. Sa peinture, impressionnante de présence voire de monumentalité, est aussi harmonieuse, mais elle est préétablie et retenue par sa conception anticipée même, préétablie et fondée en partant d’un schéma esthétique. Me reviennent à ce propos diverses et multiples positions pratiques/théoriques du néo plasticisme et du Bauhaus, les sursauts personnels d’Auguste Herbin et Vasarely ou dans une autre perspective visuelle la radicalité des dispositifs spaciaux et chromatiques de Barnett Newman, voire l’approche architecturale et environnementale du regard du spectateur sur la composition colorée par Daniel Buren. On parle de raideur (peut-être) et de renouvellement (critique), de précis et de dérives dialectiques et peut-être d’imagination disruptive de l’œuvre à faire, de manque d’ironie quant à l’art de la produire et de l’accomplir. Il s’agit de naviguer entre imperfection et attentes, nourrir le travail et l’œuvre d’apparences imprévues, d’effets plastiques et non seulement d’effets de tableaux, fussent ce t’ils des métaphores de peintures murales. L’accomplissement des productions esthétiques de Rousselot aussi géométriques que chromatiques mais cependant aussi bizarrement proches d’un oxymore des deux subjectiles du mur et du tableau, me semble en retrait du point de vue fatidiquement critique et incompréhensible du tableau d’imagination.
Red runs through (le rouge traverse) vs « Comforter » (consolatrice) ou l’art pailleté de Frances Goodman, galerie Les filles du calvaire.
L’exposition réunit des portraits de danseuses de cabaret brodés de paillettes, des sculptures en formes de serpent (des boas ?) faites de faux ongles, des sculptures en forme de piliers augmentées d’inscriptions posées comme des affichages numériques, bref tout un ensemble d’œuvres soutenues par un discours sur la féminité et fondé sur l’utilisation de matériaux associés à la mode et au maquillage… Bref des images plates ou en volume, éclatantes, séduisantes et scintillantes de rouge brillent des usages superficiels de leurs matériaux empreints.
Damien Cabanes, « Let’s a thousand flowers Bloom » chez Eric Dupont
« Que mille fleurs freurissent » dit un proverbe chinois… Damien Cabanes peint donc des fleurs, en bouquets, en champs, par masses. Les bouquets sont désordonnés, les fleurs paraissent amassées ou vaguement réunies en tas. Les feuillages verts dominent parfois sur les bulbes ou les pétales colorés…
Damiens Cabanes les figure sur des toiles sans châssis, aux contours découpés un peu à l’arrache au moyen d’un cutter, chaque motif est juste posé à l’état brut et approximativement au centre des aires de toiles à peindre. Un trait de crayon décalé ou en retrait simule, rappelle, cadre ou feint un bord de tableau fictif. Les peintures directement « punaisées » sur les murs « crient » abruptement leurs motifs fleuris sans détour.
Les peintures sont peintes comme des pochades, avec de gestes francs et directs, crûment tachés et colorés. Formes, couleurs et dessins s’emboitent et s’assemblent dans une fièvre de croquis rudimentaire à partir du « modèle vivant ».
Dans un document imprimé pour l’exposition, le peintre évoque un travail d’inspiration simplement attentif au modèle observé, lie son travail d’artiste à un besoin vital d’inspiration, parle technique… Il cite pèle-mêle Lao Tseu ou Mark Rothko, l’expressionnisme abstrait américain des années 70/80, Friedrich Hegel, Claude Monet et Cézanne… Il dit « il ne faut pas trop décrire l’objet, l’espace s’ouvre juste avant que l’intellect reconnaisse la fleur, deux trois touches suffisent et ensuite il se referme ou se rétrécit »… Les peintures tentent des liens avec des pratiques et des créateurs dont on peine parfois à suivre le fil dans l’exposition. Le fait est que la manière et le style d’image et d’objet peint dont Damien Cabanes cultive autant l’apparence plastique et le style visuel affirmé et direct interrogent en suggérant davantage une « façon personnelle » de faire qu’une perspective esthétique à distance. Entre Monet et Rothko fortement cités, le coloris marque le pas ; les teintes au lieu de passer à l’intense sont appliquées sans souci technique et leur éclat ou leur intensité se voient ternes, parfois indifférenciées. Même si les époques autant que les approches peuvent suffire à se dispenser de tenter les rapprocher, on peine encore à oser comparer les peintures de Damiens Cabanes peintures avec celles des bouquets peints par Henri Fantin Latour ou Paul Gauguin, les matières et intensités vertigineusement picturales d’Odilon Redon, Manet ou Monet. Une aporie esthétique récurrente ressort de ce travail où les traces d’une réflexion conceptuelle sur l’art de peindre butent sur un discernement ajusté des gestes et de leur traces, où le mouvement dessiné du croquis vs le peint spontané de la pochade trahit des propositions visuelles inaudibles sur l’art de « bien mal peindre », de s’appuyer sur l’art subtil de la « sprezzatura » (je songe autant aux gestes improvisés de Rothko ou Bram van Velde qu’aux enroulements conceptuels de Cézanne méditant sur la tenue de l’œuvre à produire. Tous me semblent avoir été accaparés par le besoin de transformer par délégation leurs emportements ou leurs « essais » esthétiques en autant de puissances instauratrices et souvent malicieuses d’articité.)
Cabanes aime peindre et dessiner en même temps, poser ses motifs tout en brouillant leurs vues, « calculer » une composition picturale et en même temps lui opposer son support et l’idée qu’il est l’objet d’un tableau. De ces points de vues, c’est un artiste conceptuel et dans cette perspective, son travail énumère des tactiques davantage que des techniques. C’est encore pour cette raison, peut-être plus intuitive que préconçue, que, dans l’exposition, qu’il s’agisse de bouquets de fleurs, de portraits ou d’animaux, de silhouettes ou d’apparences humaines, d’amas de feuilles ponctuées de quelques fleurs, toutes les peintures se rejoignent et font œuvre. C’est sans doute pour tout cela que la taille parfois monumentale des peintures, l’échelle murale des images et le hiératisme assumé de leur simplification formelle interpelle et suppose que l’artiste creuse davantage les caractéristiques de son entreprise plus loin que le plaisir naturel de peindre « des fleurs fraîches ». Ainsi vont ses remarques, s’étonnant d’emboiter éléments floraux au lieu de simplement les figurer, c’est encore peut-être pour cela qu’il tient à replacer son travail de peintre sur un fil créatif le long duquel il a multiplié les disciplines artistiques en concentrant in fine son attention devant l’œuvre en train confrontée à son apparence. Ne reste semble t’il la plupart du temps que des vues allusivement ponctuelles et passagères, fragiles et incertaines; des objets artistiques hybrides où toute tentative de récit, de résumé des intentions et de l’histoire achoppe sur des aventures multiples, inclassables et personnelles, hors du temps et sans approfondissement, parce qu’exclusivement dans la vie artistique de leur inventeur…
Daniel Dezeuze galerie Templon rue du Grenier Saint-Lazarre
Pas moins de quatre mini expositions distinctes sous le titre approximatif « Mesoamérica, Cités perdues et Derniers Refuges » sont regroupées en une.
Fini les propositions théoriques et plastiques militantes initiées depuis le groupe Support Surfaces dont l’artiste fut un des fondateurs, et dont depuis peu encore, son travail éthique et philosophique semblait devoir durement incarner l’orientation méthodologique et matérialiste. L’ensemble des œuvres présentées avec « Mesoamérica, Cités perdues et Derniers Refuges » confirme donc un retour à l’illustration et l’évocation figurative amorcé dans de précédentes expositions. Les réalisations en relief ou sur papier sont parfaitement établies dans leurs références et leur conception : des sortes de bas reliefs fabriqués de bout de bois ramassés puis rehaussés de couleurs suggèrent des paysages, une armurerie fantasque de pistolets bricolés avec des objets de récupération rappelle sans convaincre l’imagination débordante des fusils d’André Robillard ; des dessins d’arthropodes ou d’insectes et de fleurs font songer à des recherches graphiques de Louise Bourgeois ou Cy Twomly.
Amy Bravo, « I’m going with you » galerie Sémiose
De vastes constructions de dessins et de peintures figuratives sur toile sans châssis forment des silhouettes de tableaux ou d’œuvres murales dont le statut plane entre improvisation ou reconstitution mémorielle et autobiographique.
Le style visuel général puise autant dans l’art populaire que les rapprochements dadaïstes, l‘art pariétal et la fresque, on a parfois aussi le sentiment de lire les cases librement pavées d’une bande dessinée virtuelle. L’impression d’un storytelling conté d’œuvre en œuvre infuse, laisse apparaître une artiste parcourue de souvenirs personnels et familiaux, une enfant habitée par le désir de se projeter en peuplant ses images de figures tutélaires, des réminiscences de quelques terres d’origines, voire de résurgences de chroniques familiales.
Pour parvenir à constituer ses visions en œuvres d’art, l’artiste s’appuie sur un espace à la fois réduit au plan mural et à des effets de chevauchements dans les compositions. La ligne claire qui résume graphiquement les silhouettes leur donne une aura de représentations imaginaires, des ajouts d’objets mettent en perspective des horizons symboliques. Des lignages mythologiques se constituent en rhizomes, les assemblages simultanément oniriques renvoient à des galeries d’images parcourues de textes fantasmatiques. C’est très beaux, très énigmatique tant c’est culturellement littéraire presqu’avant d’être plastique et majoritairement visuel.
Les séquences glacées d’Atul Dodiya à la galerie Templon, rue Beaubourg
« I know you. I do. O’ stranger » (Je te connais. Je fais. O étranger !), est l’intitulé de cette exposition qui semble ne s’adresser qu’au spectateur mais qui en réalité le met en marge par rapport ce qui est montré. Les peintures presque hyperréalistes font directement références au cinéma indien et se présentent à la fois comme des images uniques et des séquences glacées de story-board. Le silence, l’attente ou l’arrêt méditatif accompagnent les vues comme un arrêt sur image (im)mobilise l’attention sur ses moindres détails : composition et d’angle de vue, lumière et d’ombre, reflets et effets de monstration…
A l’opposé, les manières qu’a Atul Dodiya d’aborder l’identique suggèrent que son travail pictural prime sur toute considération photographique. L’aspect accentué des réalités mises en avant par ce qui est peint à partir de ses « nouvelles » images modifiées par la peinture fonctionne comme si l’artiste cherchait à « défalsifier » leur apparence de trompe l’œil hyperréaliste pour défier ironiquement l’« étrange étrangeté »1 du genre. Les cadrages et les angles de vues accentués, toutes ses manières de déplacer, transformer, sublimer, souligner ou opposer artistiquement les statuts cinématographiques et photographiques des images an faveur de leur reprise à travers des points de vues aspectuels interpellent leur thème en les faisant passer potentiellement pour des éléments d’un film de spectateur. Partant, plus rien ne semble objectif ou réel, cinématographique et en même temps photographique, il n’y a plus d’aura que le subterfuge d’une présence filmique devenue fictive. Chaque tableau à priori initialement documentaire se creuse d’une vision subjective voire participative et virtuellement fantasmatique ou purement onirique et par conséquent immatérielle… Quelque chose de ces œuvres fascine sans qu’on sache si leur hyperréalisme percuté ou déplacé par les biais picturaux de l’artiste en est le moteur.
Gérard Traquandi tout à ses sources artistiques Galerie Catherine Putman
Le ton est donné avec une citation de Pierre Bonnard : « Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture ». On comprend que l’artiste veut rendre sensible ce qu’il entend par plaisir de dessiner et peindre. Les sujets comme les thèmes des œuvres exposées sont multiples, inspirés par la nature ou retenus de visites dans des musées, justifiés par l’étude et entrepris sur la foi d’une question plastique à creuser ou révéler artistiquement.
Qu’elle soit technique ou plastique, la créativité visuelle du peintre s’affiche historiquement et d’un point de vue esthétique. Ça tient du croquis et de la pochade aquarellée ou matiériste, d’un fil de trait jusqu’à un geste calligraphique au lavis. C’est abstrait et évocateur ou allusif et expressif, parfois des taches sont rassemblées pour décrire un motif, ailleurs c’est simplement une joute de teintes et de surfaces qui annoncent un regard.
Un pan de mur réunit un assemblage de notes visuelles parfois minuscules, on distingue des scènes de personnages et des paysages divers, parfois empruntés à des tableaux, certains sont multicolores et s’organisent dans une abstraction de mémoire, d’autres sont des visions peintes à l’encre de chine et suggèrent des corps. Sur le mur du fond d’une seconde pièce, deux dessins silhouettent des jambes et portent l’intelligence plastique de l’expression graphique à son acmé…
23/02/2024
L’art du paysage par Martin Bruneau à la galerie Isabelle Gounod
« Parti dans un premier temps sur l’idée de suivre les traces de Gustave Courbet… » écrit le peintre qui évoque l’idée de recréer une sensation d’absorption. Il ajoute que « c’est par l’incohérence de la matière de la peinture et par le chaos de sa matérialité qu’il espère happer le spectateur ».
On préfère sans difficulté l’étendue de la culture artistique et le sens contradictoi-rement aigu et chaotique de la matière picturale de Courbet dans l’art du tableau de paysage…
Les subterfuges de l’apparence peinte par Luc Veniat chez Valérie Delaunay
Luc Veniat produit des trompe-l’œil bizarres. Il reproduit des vues d’objets insignifiants d’une manière picturale apparemment aveugle à la matière picturale, il disperse des effets visuels dans des émiettements de reflets lumineux, il éparpille des semblants d’attention à des détails et à leurs formes analogiques dans des reproductions banales. Alors qu’on ne devrait être saisis que par son métier technique pour apparenter l’étrangeté de ses images avec l’exactidude peinte, il faut à l’inverse s’interroger sur les perspectives de leur référencement même. Que vise donc l’artiste en figurant (et en se figurant) traiter non pas les sujets qu’il est sensé représenter objectivement mais dans tous les sens, d’impossibles réalités mêmes ?
Luc Veniat s’inspire des enveloppes plastiques qui font les emballages des boîtes de conserves, des bâches du même plastique qu’on nappe ou qu’on recouvre ou qui servent à protéger temporairement des objets. Il y trouve en quoi la lumière disséminée dans les reliefs de ses replis mobilise des images en apparence éparpillées elles aussi. Les éclats lumineux et les reflets qui déstructurent leurs formes accrochent l’intérêt de son regard, le construit en visions et en interprétations débridées. Leur silhouette imprévue à travers une image rapprochée en gros plan, leurs dimensions ou leur échelle qu’il transgresse dans des cadrages abstractifs et des détails fictifs pour le spectateur servent encore d’attraits pour des portraits allusifs ou des compositions spectaculaires. Alors que les peintures jurent par leur hyperréalisme et que les vues semblent se banaliser dans des reproductions littérales, le peintre semble vouloir ouvrir des perspectives et créer des contacts aussi voilés qu’ignorants avec l’imaginaire de mondes inconnus qui nous entourent, dont le peintre est témoin et auquel le tableau doit nous confronter de façon subreptice.
Sostène Baran « Par désirs, par hasard » chez Galerie C
Curieux de croiser un ensemble d’œuvres aussi datées que celles du surréalisme au moment du premier manifeste. S’il est déplacé d’y voir une créativité seulement désuète, il est aussi risqué de limiter les œuvres présentées à un manque d’imagination, voire des beautés dépassées ou moribondes. On ne peut en ce sens que se réjouir de l’imagination plastique et esthétique que Sostène Baran met au service de ses propositions en deux et parfois trois dimensions ou de leurs montages aux échos de micro séquences. Reste évidemment à dépasser un courant d’expression héroïque pour atteindre des horizons plastiques plus inconnus et plus inattendus qu’empruntés.
Olivier Mosset, revue d’une pratique iconique Galerie Les filles du calvaire rue Chapon
La radicalité esthétique et formelle de Mosset telle qu’en elle-même depuis BMPT à la biennale de Paris en 1967… Mosset étend aujourd’hui son intégrisme esthétique à des productions de même aspect et dont la caractéristique principale est d’être vastes. A défaut de paraître vieillissante, sa pratique du monochrome aussi atemporelle que sa conception théorique du tableau voire du travail pictural et artistique continue de croire déborder les conventions de la sensibilité artistique, et, à tout le moins, de démontrer qu’elle reste innovante. 1967 continue…
Les montages syncrétiques de Camille Fischer à la galerie Maïa Muller
L’exposition s’intitule « Oh Violette, ou la politesse des végétaux » et se présente comme un amalgame et des fusions de dessins, de compostions peintes, de matières et d’objets divers. Elle est aussi faite de vastes mélanges de tentures, d’œuvres sur papier, d’une installation configurant au sol une sorte de socle aménagé de livres, encore de peintures et toujours encore d’assemblages. Comme pour toute création syncrétique, le regard s’attache à ce qui lui est donné de regarder, se borne à relever des faits, cherche à discerner des liens, tente d’élucider les objectifs de l’artiste, et, in fine, oublie de profiter simplement de l’esthétique d’une scénarisation que son mystère théâtral emporte et détache du réel.
Mais les motifs de fleurs dominent, interprétés comme s’ils divaguaient dans l’eau, comme des saules tombant au-dessus d’un lac ou comme des feux d’artifices en parapluies d’étincelles perlant dans une nuit de fête. L’artiste les multiplie et les répète aussi comme des patern de papiers peints imaginaires habillent décorativement des intérieurs intimes. Tout se mêle et tout s’emballe, la galerie mute en cabinet de curiosité, peut-être en antre…
L’ensemble offre encore une vue de forêt onirique où la nature ignore ses repaires jusqu’à y perdre le fond qui permet de discerner entre ses sens. Sa vaste canopée de branchages retombant mollement à la verticale, le spectacle revient à discuter de ce que la nuit rend aux restes de ses rêves. Il y a aussi des portraits dessinés comme des œuvres essayées d’art brut, des visages arborés de dessins et de tatouages imaginaires et de joailleries enfantines de fête ou encore pour des rituels inconnus. Dans chaque dessin et dans chaque peinture, Camille Fischer confond ou bien hybride entre eux les codes plastiques et graphiques, l’espéré et le vu, genre et « dégenre » les apparences visuelles. Des ajouts multiples de colliers de perles aux colorations iridescentes complètent partout ce qui semble essaimé, des amarres pour des croisières et des accostages à la lettre extra ordinaires attendent d’être ouvertes ; l’exposition se transforme en opéra de visions, on songe à Gustave Moreau, à Jean Dubuffet. L’art de Camille Fischer demande à évoluer partout comme un rêve de voyage éveille les sens dès ses premiers transports.
Post-Esquisse à L’avant Galerie Vossen. Ou, Ronan Barrot vs Robbie Barrat aux risques de la (re) création picturale…
« ”depuis une première expérience en 2019…Robbie Barrat, artiste digital a appris sur la peinture et Ronan Barrot a rencontré “la machine”».1 La question intrusive de l’IA est évidemment dans l’air du temps. La création en train de se faire ou ses mouvements d’instauration depuis l’esquisse tentent de creuser le sens de leurs frottements avec, dans le plus parfait désordre, la nouveauté, les débuts de l’œuvre, la composition plastique et dans une perspective définitivement imaginaire et spéculative, l’invention au contact de l’IA.
On précise par ailleurs : « Robbie utilise l’IA comme outil de recherche et Ronan peint ».2 Post-esquisse : « Le post-esquisse pouvant devenir peinture…et « la machine explore les fertilités de l’ordinateur à la faveur de nouvelles esquisses ». Le projet et dans sa perspective l’exposition filent donc l’aventure : « la continuité de rapports contigüs entre mécanisme d’intelligence artificielle et peinture »3…
Demeurent les réponses créatives, à savoir leur intérêt plastique et leur intelligence (dans le sens d’un discernement critique/créatif) sinon la beauté des propositions esthétiques pour le spectateur, étant entendu que : « Ni Barrot ni Barrat ne cherchent à créer des imitations ou des pastiches. Personne ne fait des faux.
Pour créer, personne ne doit faire défaut.» 4 (On peut toutefois s’amuser de la proximité des deux patronymes qu’une unique lettre et l’écart formel de leur prononciation — voire « un “bruit” de nature processuelle » — les différencient en présumant entre eux une porosité et une séparation étanche aussi réelles qu’imaginaires).
Résumé : « Des crânes qui auraient pu être peints par Ronan Barrot, dont 450 « Crânes » ont été versés à la base de données d’un programme de “deep Learning” afin d’apprendre à la machine à produire à l’infini de nouvelles images inédites. Barrat crée ainsi des œuvres jamais imaginées par Barrot. La mémoire visuelle d’un algorithme peut ainsi accoucher d’images que personne n’a jamais vues, au même titre que celles produites par l’artiste. Se pose alors la question de leur statut : peuvent-elles être considérées comme des oeuvres d’art à part entière ? Sont-elles des inspirations possibles pour l’artiste ? Un algorithme est-il capable de créativité ?5
Dans l’exposition le constat est là : on voit des résultats de ces recherches et expériences sans différences notables entre les originaux et les “re-productions algorithmées”. Peintures sur toiles ou encore peintures « imprimées », tout est exposable de la même façon, toutes se valent et sont incarnées avec la même efficacité esthétique : il n’y a pas d’opposition ou de différence objective d’intérêt sinon de beauté entre elles. On subodore sans ironie que Barrat ou Barrot pourrait n’être qu’un seul et même personnage, et tant mieux si d’une certaine façon, Barrot le peintre parvient à convaincre qu’il pourrait lui-même signer les œuvres de Barrat le processeur. Mais précisément, qu’en est-il des limites et possibilités qu’il(s) entend rejeter hors de son champ personnel? De Barrot à Barrat, on fait « Oh ! » ou « Ah ! » ? Le doute de Noam Chomsky — par ailleurs mêlé de convictions à la fois éthiques et historiques — selon lesquelles et pour l’essentiel dans l’art, l’IA sert des parodies ou bien utilise le plagiat pour satisfaire des rentabilités commerciales, prend du galon.
1– Hugo de Plessix, Le proto atelier ou l’antre des post-esquisses, à propos de l’exposition Ronan Barrot à L’Avant Galerie Vossen. 2– ibid, 3– ibid, 4– ibid, 5– ibid.
La « peinture historique contemporaine » de Jean-Baptiste Boyer à la galerie RX
L’exposition regroupe des peintures figuratives sur toile autour du thème « Un amour perdu » (il s’agit de son chien, nous apprend une interview du peintre). Un argumentaire de la galerie évoque un travail de peinture historique contemporaine sans qu’on comprenne vraiment le sens approximativement oxymorique de l’expression. Il est aussi dit que l’artiste vénère Delacroix et la peinture romantique, et également Goya… On peut donc légitimement regretter leurs connaissances du dessin et de la couleur autant que leurs talents de créateurs !
25/01/2024
« Seer and Seen » chez Galerie Praz Delavallade ou Maud Maris sans vision
Maud Maris est connue pour inventer et réaliser en peinture des natures mortes, des architectures ou des mises en scène complexes d’objets divers préalablement photographiés. De mystérieuses luminosités et autant de colorations aux teintes de faïences et théâtralisées embrument chaque ordonnancement en pointant des silhouettes de songes. Partant de ces dramaturgies oniriques, optiques et atmosphériques, l’artiste a développé des œuvres picturales intenses, spatialement complexes et finement exposées à des matières picturales sensibles et délicates. On devine l’artiste attirée par diverses questions de visions stylées ou temporelles, d’images et de contes réunis ; attirée encore par l’évanescence de mondes légers, des compositions plastiques savantes imprégnées d’apesanteur et d’onirisme, marquées d’une vraie de formule conceptuelle.
Le fond et la forme de l’exposition intitulée Seer and seen (voyant et vu) interrogent. Délaissant les apparences mystérieuses qui la préoccupaient, l’artiste interprète aujourd’hui des images approximatives d’animaux dans des décors d’illustration. On peine à concevoir les suggestions d’approches techniques ou plastiques derrière les mises en scènes et les représentations stylisées d’animaux, les apparences de paysages, les atmosphères ou l’expression des compositions plus littéraires que visuelles : tout n’est qu’images plates et miniatures décoratives. Le travail pictural dépourvu de subjectivité paraît s’effilocher en devenant évanescent, rien ne surprend ou ne dérange particulièrement. Peut-être ne s’agit-il que d’une évolution stylistique personnelle de l’artiste, la redéfinition d’un langage esthétique en autonome ? Présumées faire partie de l’exposition, trois minuscules œuvres sur toile sans châssis surprenantes d’amateurisme plastique déroutent…
Jean-Michel Alberola : Les Rois de rien et les années 1965-66-67 chez Templon rue du Grenier Saint-Lazare
L’exposition se déploie dans la galerie entre sous-sol et niveau rue dans une atmosphère de rétrospective. La partie « sous jacente » (des œuvres sur papier en réalité récentes) est réservée aux passions et aux engagements artistiques et politiques d’Alberola. Elle regroupe des œuvres essentiellement textuelles chroniquées à partir d’actualités générales et culturelles particulières aux années 1965-66-67, ces trois années annonçant par ailleurs les bouleversements de l’année suivante et leurs suites historiques. Dispositif de collages mémoriels et sensibilité de l’artiste ont l’aspect de montages épars faits de notes et d’extraits de presse, de citations brutes d’auteurs réputés peu conservateurs : toute une enquête contre l’amnésie de l’histoire. De multiples ajouts et interventions esthétiques : marques de gestes spontanés, dispersions d’empreintes et de traces colorées sensibles supposées, (re)faire partie des moments cités ponctuent les compositions qui, du coup, s’affichent aussi picturales que scripturales et graphiques.
Au dessus, niveau rue, sont regroupées des peintures murales ou sur toiles de dimensions variées et sur des sujets également divers. Les œuvres, cependant peintes pour l’essentiel sur le thème « Les Rois de rien » guident l’ensemble et servent de prétexte aux œuvres pentes sur les murs. Qu’on les considère ensemble ou séparément, leur pertinence esthétique et humoristique associée à la palette technique d’Alberola impressionnent par leur suggestivité. D’œuvres en œuvres, les formes déployant une acticité en apparence fragmentée de concepts d’expressions plastiques et de vagabondages poétiques entremêlent de multiples reflets. Des inscriptions rappellent un musicien, conceptualisent et ironisent sur la dénomination d’une surface flottant dans un entre deux simultanément non figuratif et descriptif, peu détaillé, un visage flouté oscille entre présence filigranée et aperçu. Partout, Jean Michel Alberola déconstruit à l’infini les plans et leurs découpes, brouille les repères entre intérieur et extérieur, bords et marges, net et flou. Il cultive la polysémie des zones entre surface et partie, cadre et non cadre, focales affirmées et déconcentration visuelle, silhouette et portrait…
Le coloris aussi ponctuel qu’élargi aux contrastes simultanés et aux nuances, n’est pas en reste. Alberola semble avoir une attirance pour l’esthétique de la fresque. Ses peintures dont l’éclat des teintes est régulièrement un peu rabattu ont l’air travaillées comme si, chaque subjectile avait été apparenté à un mur enduit et les peintures étudiées pour être peintes « a fresco ». Peinture d’atelier et pratique artistique à la fois autarcique et « urbaine », poreuse de tous les reflets d’actualité et personnel, les « Roi de rien » miroitent des identités complexes, mouvantes entre apparition et de transfiguration. Et c’est en s’étonnant qu’on remarque que les sujets comme les compositions oscillent entre croquis et découpe, que leur mise en vue et en image s’estompe, que ses héros sont affublés d’attributs et de distinctions ironiques. C’est de manière concertée que chacune file plastiquement une construction à la fois informelle et parcourue d’apparences, que subrepticement pour le spectateur, ça se rassemble dans une effigie. Alberola imbibe ses « Rois de rien » d’un triple monde inconsistant, extérieur et intérieur, il les expose aux porosités de cultures avec et sans histoire, avec plus ou moins d’images évanescentes ou terriennes. Les tableaux, témoins incarnés de l’« In » et de l’« Out » muralisent esthétiquement de multiples visions associées.
Alors les peintures murales virent aux « tags »*, au « graph» voire au « burn »** spectaculaire ou allusivement politique. L’actualité mine la peinture d’Alberola aussi grand lecteur qu’observateur acéré. A leur contact, il entremêle les codes et les effets esthétiques dans tous les sens. L’intitulé de la peinture murale « La sortie est à l’intérieur » qui accueille le visiteur, superpose faits et plans, découpe et dissémine les éléments d’une case de bande dessinée imaginaire (a-t-elle été empruntée à Hergé ou à Edgar P. Jacobs)… Le peintre ironise sur l’image déconstruite de sa peinture, l’éparpillement illusoire de son récit, il suggère de réfléchir poétiquement au désordre imaginaire de la forme peinte : les mouvements inversés, sinon les reflets et le sens de l’image depuis son moment d’apparition. L’image, habilement scénarisée, se lit sur le mur comme un livre émietté, clame un instant et livre une manière d’être exposée au regard et à la lecture, on songe aux romans-photos jadis détournés par Guy Debord dans l’urgence situationniste. L’injonction « La sortie est à l’intérieur » que le peintre emprunte allusivement à Guy Debord fait écho à ce dont, en sous-sol, un tableau sur papier anticipait l’urgence d’une idée phare. L’apparence narrative et l’esthétique urbaine de la fresque se confondent avec la surface du mur en même temps que le pictural s’emmêle du tout.
L’aventure artistique de l’instauration du tableau et le besoin de consacrer la plasticité de la peinture, la volonté de redonner du sens à l’image peinte par une attention subjective et focale du monde sont orchestrées ensemble. Alberola ne peint pas seulement en temps que peintre figuratif, il « abstractise », superpose et conceptualise les apparences dont le tableau a besoin dans l’ordre qui lui convient. De sorte que, d’une œuvre à l’autre, on se réjouit de songer à l’inattendu de propositions esthétiques et questionnantes.
* Street art et graffiti, fresques urbaines. Le « tag » (graffiti) consiste à apposer une signature sur un mur à l’aide d’une bombe de peinture ou un feutre. ** Le graph étend l’idée du tag à une scène ou un motif peint. *** Le « burn » élargit esthétiquement le principe du graph l’idée d’une fresque murale exécutée à la bombe.
15/12/2023
Claude Viallat chez Templon rue Beaubourg
Les tableaux faits de toiles immenses sans châssis déploient leurs compositions colorées sur les murs. On voit de prime abord des tentures ou des mosaïques. On distingue des assemblages et des combinaisons en dallages irréguliers de formes diversement réparties sur des fonds incertains. Chaque œuvre mélange ou décline une picturalité à la fois sectorielle et environnementale, disposant à égalité un dispositif mural d’œuvre in situ et un dispositif aux échos de happening. Le regard capte et suit les gestes du dessin de l’artiste constamment en mouvement en même temps que l’œil apprécie chaque situation comme si elle passait de l’apparition à la démonstration. Les « haricots » du peintre révélés à l’insu de leurs images/signes devenus poétiques à force de passer dans les tableaux, silhouettent des présences tantôt mentales et tantôt abstraites, quelque fois, seulement esthétiques et bizarrement incarnées visuellement. La peinture de Viallat vit de détachements, d’abandons et de recours, d’impressions fugaces et provisoires, sans ad-venir en étant libres de paraître, comme Viallat agit pour surprendre.
L’imagination picturale se renouvelle et se déride à travers le pragmatisme de l’art d’inventer une production. Avec Claude Viallat, la démarche conceptuelle, par définition à distance, s’enjoue d’évoluer et s’arrimer dans des aventures plastiques et esthétiques chaque fois inédites. Claude Viallat s’active depuis longtemps dans un vagabondage aussi joyeusement bordélique que paradigmatiquement créatif. Le peintre appelé à saisir que chaque nouvelle œuvre est une occasion de faire jouer tous les éléments plastiques entre eux, multiple les opportunités picturales. Bref, que ce soit de depuis Nîmes ou depuis Paris, on se régale du souffle d’un artiste jamais à bout de reformuler son travail et d’agir pour surprendre. Et s’en régaler !
Gilles Aillaud, « Animal politique », au Centre Pompidou
Engagé par la Figuration Narrative*, ou simplement peintre figuratif, voire peintre philosophe et moral selon le centre Pompidou qui estime sa peinture à l’aune d’un projet conceptuel. Pas besoin d’être loin de l’art et de la peinture pour remarquer dans ses tableaux que le sujet flotte constamment, non pas indécis, mais indéfini, et en même temps de maniére paradoxale, résolument mimétique. Ce qui est montré avec les analogies formelles embarque et met en perspective des constructions visuelles que leur scénarisation plastique et l’autonomie artistique du peintre interrogent. Contre toute attente, et particulièrement celle du temps et de la technique employée, le geste pictural partout « suffisant » et la place laissée par l’artiste à l’apparence creusent l’inaboutissement tactique d’une recherche délibérée autour de l’œuvre progressant pendant son instauration. En me montrant dans son atelier de Malakoff un grand tableau à la fois en cours et au repos (ou en jachère, voire à certains endroits seulement esquissé et succinctement « pochadé », bref une représentation davantage sommaire plutôt que travaillée « à l’aperçu »), je l’entends encore me dire : « Ça suffit, c’est inutile d’en faire plus, c’est assez ». Je me le rappelle conclure, à la fois perplexe et attentif par rapport au tableau en cours, que peindre pouvait n’être pour l’œuvre qu’un temps d’usage, relativement à ce qu’elle « tient ». Et de fait, dans l’exposition, des seuls points de vue simultanés du geste et de sa démonstration, les tableaux brossés comme les dessins esquissés de son encyclopédie animalière déroutent par leurs « imperfections académiques ». Les œuvres présentent des cadrages plus ou moins photographiques ou arbitrairement « ratés » : les silhouettes des animaux apparaissent autant partielles qu’approximatives, comme de larges paysages à la fois documentés et approximatifs. « Sans s’en faire », l’artiste semble délaisser l’état de ses d’œuvres ou ironiser sur son travail. Alors l’admiration s’oppose à la place de l’Ecole, du sujet dont on interroge l’origine : on retient que Gilles Aillaud peint à partir de lui-même et de sa « nature animalière » dans le monde qui l’environne, qui le met à vue et dont il semble vouloir redéfinir les rôles. Gilles Aillaud capte des moments pendant lesquels sa vie particulière d’artiste le distingue philosophiquement du commun animalier qui lui suggère de décrire le monde qui nous contraint.
* Gérald Gassiot-Talabot, « La Figuration narrative, édition Le Cercle d'Art, Chambon, 2003 »
« Van Gogh à Auvers-sur-Oise, les dernières toiles », au Musée d’Orsay
Le dernier souffle, sinon le dernier cri d’un artiste au bout du risque de sa vie. Van Gogh et quelques dizaines de peintures et de dessins, tous réalisées en deux mois, juste le temps d’hurler la passion dans l’urgence de peindre, de soutenir parallèlement que son art est sans contradiction aussi médité qu’organisé plastiquement. Tout du geste et des emportements connus de l’artiste sont rappelés et concentrés dans ses propres mots*, qui disent que son travail artistique et conceptuel s’articule sur un fond d’ « enchevêtrement » des formes dans la peinture. Partant, on « ré-enracine » les disséminations et les mouvements à la fois terriens et célestes de la touche du peintre, l’éparpillement organisé de ses gestes qui emmêlent les compositions et les effets de matière nerveusement picturale à travers lesquels il reprend les motifs sans discontinuer en les dessinant les uns par rapport aux autres.
Les tout derniers paysages, et son œuvre ultime particulièrement, tous préemptés dans des toiles au format double carré, s’imposent comme des apparences instaurées d’art de peindre où le tableau fait simultanément surface et lieu, espace et moment, sujet du peintre œuvrant et image de ce qu’il formule et espère rendre sensible. De là revient l’écheveau des questions dont Van Gogh a édifié l’insondable mystère : questions qui creusent dans chaque tableau la mise en abîme de son dessin toujours appuyé de couleur. Et par lequel on ne voit que des apparences bouleversées par un peintre épris de peindre juste.
* « J’ose t’engager à croire que dans le paysage on continuera à chercher à masser les choses par le moyen d’un dessin qui cherche à exprimer l’enchevêtrement des masses… ». Van Gogh, propos sur Delacroix vs Lutte de Jacob avec l’ange, Ecrits et correspondance.